Fabula-LhT : La Littérature avant la lettre. L'album pour enfants devant la théorie littéraire
Appel à contributions pour un prochain numéro de la revue Fabula-LhT (littérature, histoire, théorie)
Sous la direction de Cécile Boulaire et Dominique Perrin
Discret pour différentes raisons dans l’histoire littéraire, l’album constitue depuis un siècle le point de départ de multiples trajectoires de lecteurs et lectrices. Il se situe « aux commencements » de l’expérience littéraire et en consacre la possibilité, avant l’accès à la lecture autonome. Des écrivains d’horizons variés attestent son caractère initiatique : À l’ombre des jeunes filles en fleurs donne un puissant relief au souvenir d’une page de la série Mademoiselle Lili de P.-J. Stahl, alias Pierre-Jules Hetzel. Paul Auster place au cœur de sa réflexion autobiographique les contes en images de Beatrix Potter, associés à la médiation maternelle. Annie Le Brun déclare n’être « jamais vraiment revenue » de la découverte de La Belle au bois dormant sous forme d’album pop up à l’âge de six ou sept ans ; l’écrivain argentin César Aira évoque une expérience inaugurale touchant au « corps du livre »[1]. La littérature « en albums » est aujourd’hui entrée dans les représentations collectives, où elle conserve cependant le statut d’un continent à part. Ce dossier de Fabula-LhT souhaite contribuer à l’intégrer au champ des études littéraires, sous l’angle de l’histoire comme sous celui de la poétique.
Le « livre d’images » destiné à l’enfant est une création récente dans l’histoire du livre et de l’imprimé. Des livres à l’usage de jeunes lecteurs et lectrices semblent émerger dès la fin du Moyen Âge ; à la Renaissance, Erasme considère que ces livres doivent comporter des images. Une production de textes dédiés à l’enfance, où l’illustration occupe une position périphérique, s’émancipe en partie du cadre didactique à partir du milieu du XVIIIe siècle. C’est au sein de l'édition romantique[2] qu’apparaissent de nouvelles formes hybrides, accordant une place éminente à l’image. Certains de ces livres seront enfin désignés, à partir des années 1860, sous le nom d'« album » — ailleurs « Bilderbuch », « picture book », etc.[3]. Ce terme renvoie à un livre conçu pour l’enfant, où la production du sens et des affects résulte simultanément de la lecture du texte, de l’image et des effets liés au support ; l’album pour enfants est né en tant que genre et que pratique. Les créateurs et créatrices intègrent son potentiel iconotextuel entre la fin du XIXe siècle (en Angleterre) et les années 1930 (en France[4]), jusqu’à ce que le foisonnement artistique du XXe siècle inscrive durablement cette forme dans l’univers du livre et des pratiques de lecture.
Sur un plan théorique, l’album fait fonctionner ensemble la lettre et l’image dans l’espace fondamental de la double page, solidaire de la matérialité du livre. Il est un « iconotexte » au sens de Michael Nerlich : « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonction illustrative[5] » ; à cet égard, il fait jouer des ressorts qu’ont aussi exploré le calligramme, le livre suréaliste, le lettrisme. Il constitue dans le même temps un « objet sonore » selon l’expression de Michel Chion, c’est-à-dire un support pensé pour l’oralisation et l’appropriation partagée[6]. L’album n’apparaît donc pas radicalement extérieur au champ littéraire, mais semble à de multiples points de vue participer de sa diffraction. Son incorporation à la théorie générale ouvre un nouvel espace de questionnement sur les possibilités de croisement et de synthèse entre littératures orale, textuelle et visuelle.
De quelle manière cette production hybride, actualisée par ou pour des débutantes et débutants sensibles au signifiant verbal autant qu’à l’image, s’inscrit-elle dans le champ de la littérature ? Comment en reprend-elle les grandes polarisations génériques — narrations de tradition orale et de tradition écrite, mais également genres poétiques et dramatiques —, tout en créant des formes originales adaptées à ses moyens et ses enjeux ? Quels types de parentés et de distinctions établir entre l’album pour enfants et les créations texte-images adressées à l’adulte, aujourd’hui bien analysées[7] ?
La relation entre la littérature imagée et adressée à l’enfance et la littérature générale s’incarne dans des témoignages d’écrivaines et d'écrivains, d’artistes, ainsi que de créateurs et créatrices d’iconotextes. Quels éclairages apportent ces points de vue complémentaires sur la rencontre entre des objets singuliers et la disponibilité esthétique caractéristique d’une subjectivité en formation ? Que nous apprennent, sur ces configurations initiales difficiles à documenter, les données disponibles sur la réception des enfants — observations, conversations spontanées ou exploratoires, mais aussi dessins et écriture dans le fil des albums ?
Comment enfin penser, de l’enfant à l’album via l’oralisation d'un tiers, une intersubjectivité littéraire distincte de celle du lectorat adulte, mais relevant pleinement des constats formulés par Didier Anzieu dans Le Corps de l’œuvre : « Le lecteur qui commence d’être travaillé par l’œuvre entame avec elle une sorte de liaison. [...] [S]a lecture est un mixte, un hybride, une greffe de sa propre activité de fantasmatisation sur les produits de l’activité de fantasmatisation de l’auteur[8] » ?
Les réflexions attendues peuvent aborder des aspects historiques et historiographiques touchant au statut de l’album au sein de l’histoire du livre et de la lecture, autant que des aspects relevant de la théorie littéraire ; elles peuvent être reliées à différents types de sources et de matériaux :
— témoignages autobiographiques et réflexifs touchant à l’expérience enfantine ou adulte de la littérature en albums (écrivaines et écrivains notamment, mais aussi autres témoins et analystes, y compris à la lumière d’enquêtes et de pratiques de terrain) ;
— points de vue impliqués des auteurs et autrices, illustrateurs et illustratrices, éditeurs et éditrices, y compris sous la forme d’entretiens inédits ;
— corpus d’albums pour enfants historiques, classiques, patrimoniaux, expérimentaux, mais aussi populaires ou en attente de regard critique, en veillant à la pluralité et à la relativisation nécessaires à leur mise en perspective sur un plan théorique.
Les contributions attendues peuvent prendre différentes formes :
— article d’analyse et de mise en perspective ;
— entretien réflexif avec des auteurs et autrices et/ou illustrateurs et illustratrices et/ou éditeurs et éditrices ;
— traduction de textes fondamentaux inédits en français.
—
Modalités de participation
Les propositions — deux pages rédigées, suivies d'une bibliographie sélective et d'une courte ébauche de plan — devront être adressées avant le 31 octobre 2022 aux adresses suivantes : romain.bionda@fabula.org et jeannelle@fabula.org.
Merci de respecter d'ores et déjà les consignes de notre Note aux rédacteurs : https://www.fabula.org/lht/index.php?id=530.
Les propositions seront évaluées ensuite de manière anonyme, en double aveugle (peer review), conformément aux usages de la revue. Les auteurs et autrices seront informées des résultats à la mi-novembre 2022. Les premières versions des articles complets seront à rendre le 15 mars 2023 au plus tard. Des navettes sont à prévoir avec les directrices du numéro avant sa soumission finale au comité de la revue et sa parution au printemps 2024.
—
Notes de bas de page
[1] Marcel PROUST, À la recherche du temps perdu, t. I, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1987-1989, p. 582-583 — voir Isabelle NIÈRES-CHEVREL, « Proust et la petite serre de Mlle Lili », dans Bulletin d’informations proustiennes, n° 41, automne 2011, p. 139-142 ; Paul AUSTER, Report from the interior, New York, Henry Holt & Company, 2013, p. 19 ; Annie LE BRUN, Un espace inobjectif, Paris, Gallimard, 2019 ; César AIRA, Le Tilleul, trad. Christilla Vasserot, Paris, Christian Bourgois, 2021.
[2] On désigne par ce terme à la fois une période, de 1820 à 1850, et un contexte dans lequel l’édition s’ouvre à l’image, grâce à l’expansion de la technique du bois de bout, à la couleur, et plus largement à la notion du livre comme objet de plaisir, dont les couvertures se parent de couleurs, matières et textures variées, et que l'on offre notamment aux étrennes. Les Anglais inventent à cette époque les keepsakes, albums de gravures que l’on s’offre en cadeau (voir Annie RENONCIAT, « Les couleurs de l'édition au XIXe siècle : "Spectaculum horribile visu" ? », dans Romantisme, vol. 157, n° 3, 2012, p. 33-52).
[3] Voir Ségolène LE MEN, « Le romantisme et l’invention de l’album pour enfants », dans Revue française d’histoire du livre, 1994, p. 145‑175 ; François FIÈVRE, « L’œuvre de Walter Crane, Kate Greenaway et Randolph Caldecott, une piste pour une définition de l’album », dans Strenæ, n° 3, en ligne, 2012 ; et surtout Isabelle NIÈRES-CHEVREL, « L’album, le mot, la chose », dans Viviane Alary et Nelly Chabrol Gagne (dir.), L’Album. Le parti-pris des images, Clermont-Ferrand, PU Blaise-Pascal, 2012, p. 15-20.
[4] Isabelle NIÈRES-CHEVREL, Au pays de Babar. Les albums de Jean de Brunhoff, Rennes, PU de Rennes, 2017.
[5] Michael NERLICH, « Qu’est-ce qu’un iconotexte ? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La Femme se découvre d’Evelyne Sinnassamy », dans Alain Montandon (dir.), Iconotextes, Paris, Ophrys, 1990, p. 255-302 ;
[6] Michel CHION, Guide des objets sonores, Paris, INA-Buchet-Chastel, coll. « Bibliothèque de recherche musicale », 1983.
[7] Voir les revues Textimage (https://www.revue-textimage.com/), Image & Narrative (http://www.imageandnarrative.be/index.php/imagenarrative/index) et Word & Image, A Journal of Verbal/Visual Enquiry (https://www.tandfonline.com/journals/twim20).
[8] Didier ANZIEU, Le Corps de l’œuvre, Paris, Gallimard, 1981, p. 45-46.