Appel à contributions pour un prochain numéro de la revue Fabula-LhT : littérature, histoire, théorie
Sous la direction de Marie Kondrat et Matilde Manara
Quel que soit le contexte de leur mise en place, la plupart des tentatives menées pour définir la « littérature générale » – et ses équivalents dans d’autres langues : general literature, allgemeine Literatur ou allgemeine Literaturwissenschaft, letteratura generale – semblent s’accompagner d’une forme d’inquiétude. Si la culture générale, la relativité générale ou encore la médecine générale renvoient à une forme de généralité communément comprise et valorisée, la littérature générale constitue un impensé au sein des études littéraires, y compris en littérature comparée. Figurant dans l’appellation de la discipline, notamment dans le monde académique francophone – littérature générale et comparée (LGC) –, l’épithète « générale » a tantôt désigné l’histoire littéraire internationale, tantôt été assimilée à la théorie littéraire.
Dans un chapitre de La Théorie littéraire (1948) consacré aux différents domaines des études littéraires, René Wellek et Austin Warren remettent en cause l’idée avancée par Paul Van Tieghem, selon laquelle la littérature générale s’intéresserait aux phénomènes littéraires dont la portée dépasse les frontières linguistiques et nationales avec le « but principal de reconnaître, de délimiter et d’étudier, à travers les différences qui séparent les littératures, les états communs et successifs de la pensée et de l’art dans les grands groupes de nations » (Van Tieghem, 1921, p. 17). Derrière les propos du philologue français, Wellek et Warren entrevoient le rêve goethéen d’une histoire totale de la littérature, une sorte de récit linéaire où se trouveraient agencées toutes les réussites de la civilisation occidentale, mais sans « égard aux distinctions linguistiques » (Wellek et Warren, [1948] 1971, p. 69)[1]. Une telle perspective homogénéisante risquerait de gommer les tensions entre les différentes littératures, ainsi que le partage entre centres et périphéries au sein des espaces et des périodes étudiés. En outre, elle pourrait rabattre la notion de « littérature générale », finalement peu consensuelle, sur celle, très débattue, de « littérature mondiale »[2].
Malgré l’absence de définition précise, la formule de « littérature générale » figure aujourd’hui dans les manuels universitaires et dans les brochures pédagogiques de nombreuses universités et institutions de recherche. Cet emploi semble devoir son succès à la commodité offerte par la catégorie de la « généralité », qui permet d’accueillir une grande variété de travaux de recherche – emploi facilité par la conception assez vaste de la « généralité » qu’elle désigne. Dans le domaine de la littérature générale et comparée, il semble que l’on considère parfois comme « générales » les approches dont le geste méthodologique serait inverse au mouvement de la comparaison : tandis que les comparatistes se pencheraient analytiquement sur deux ou plusieurs cas particuliers pour en discuter les différences et les tensions, les « généralistes » opéreraient une synthèse à partir d’un ensemble de données différentes.
Mais l’adjectif « général » n’est pas toujours retenu, par exemple lorsqu’il s’agit de parler des « littératures comparées » au pluriel : les approches « généralistes » en sont-elles exclues ? Ou faut-il penser la littérature générale comme une partie intrinsèque du comparatisme littéraire, autrement que sur le mode de l’exclusion mutuelle ? Quelle serait alors la nature précise de l’articulation entre ces deux composantes de la discipline de la « littérature générale et comparée » ? À l’instar des débats récents autour du neutre ou de l’universel, peut-on penser le généralisme propre à la « littérature générale » dans ce qu’il a d’historicisable ? Si la littérature comparée reste une discipline instable par rapport à d’autres champs aux contours plus institutionnalisés, faudrait-il tenir pour « générale » toute étude se réclamant d’un domaine autre que celui de la seule littérature (histoire, sociologie ou anthropologie) ? Ou définirons-nous par « général » ces travaux qui, au contraire, interrogent la littérature dans ses fondations ?
Avec ce dossier, nous proposons de réouvrir la réflexion sur la formule de « littérature générale » et sur sa portée dans différents contextes historiques, linguistiques et académiques, ainsi que sur ses significations dans des cas d’étude précis. La perspective diachronique sera privilégiée. À la faveur d’exemples, elle articulera préférablement histoire des disciplines et histoire des idées. Les contributions pourront s’articuler autour des couples suivants :
- littérature(s) comparée(s) et littérature générale ;
- littérature générale et théorie littéraire ;
- littérature générale et littérature mondiale ;
- théorie littéraire et savoirs situés.
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Modalités de participation
Les propositions de contributions, qui consistent en une ébauche de l’article projeté (de 2 pages, accompagnées d'un plan numéroté et d’une bibliographie) sont à envoyer à lht@fabula.org avant le 30 octobre 2024. Elles seront lues anonymement par le comité de lecture de la revue. Les auteurs et autrices seront informés des résultats le 1er décembre 2024 et auront jusqu’au 1er mai 2025 pour envoyer une première version complète de l’article.
Merci de prendre connaissance de la procédure de sélection des textes, de l’éthique de la revue et de nos consignes de rédaction.
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Références citées
BANETH-NOUAILHETAS Emilienne et JOUBERT Claire (dir.), Comparer l’étranger. Enjeux du comparatisme en littérature, Rennes, PUR, coll. « Interférences », 2006. DOI : https://doi.org/10.4000/books.pur.28802
CABRAL Maria de Jesus, LAUREL Maria Herminia Amado et SCHUEREWEGEN Franc (dir.), Lire de près, de loin : close reading vs distant reading, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2014.
CASANOVA Pascale, La République mondiale des lettres, Paris, Seuil, coll. « Points », 2008.
ÉTIEMBLE René, Essais de littérature (vraiment) générale, Paris, Gallimard, 1974.
DAMROSCH David, What is World Literature ?, Princeton, Princeton UP, 2003.
JEUNE Simon, Littérature générale et littérature comparée. Essai d’orientation, Paris, Minard, 1968.
MORETTI Franco, « Conjectures on World Literature », New Left Review, n° 1, 2000, p. 54-68.
PRADEAU Christophe et SAMOYAULT Tiphaine (dir.), Où est la littérature mondiale ?, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005. DOI : https://books.openedition.org/puv/5863
SCHLANGER Judith, « Les scènes littéraires », dans Christophe Pradeau et Tiphaine Samoyault (dir.), Où est la littérature mondiale ?, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2005, DOI: https://doi.org/10.4000/books.puv.5963
SPIVAK Gayatri Chakravorty, Death of a Discipline, New York, Columbia UP, 2003.
VAN TIEGHEM Paul, « La synthèse en histoire littéraire : littérature comparée et littérature générale », Revue de synthèse historique, vol. XXXI, 1921, p. 1-27.
TOMICHE Anne (dir.), Le Comparatisme comme approche critique, t. 3, Objets, méthodes et pratiques comparatistes, Paris, Classiques Garnier, coll. « Rencontres », 2017.
WELLEK René et WARREN Austin, La Théorie littéraire (1948), trad. Jean-Pierre Audigier, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1971.
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Notes
[1] Cette idée est partiellement reprise par Judith Schlanger : « Les œuvres particulières concrètes qui illustrent ce niveau général abstrait peuvent être choisies, et d’ailleurs ont été choisies, dans un cadre très étroit : les exemples proviennent de la haute littérature occidentale moderne, et souvent même d’une seule littérature. Or il est tout à fait légitime de traiter de littérature générale à partir de la seule littérature russe, par exemple, car la catégorie du général est une abstraction qui n’a pas à exprimer la complexité des situations concrètes. En particulier, et c’est un point très important, cette catégorie peut ignorer le problème de la multiplicité des langues. » (2005, p. 85-86)
[2] À ce sujet, voir notamment Moretti (2000), Spivak (2003), Damrosch (2003), Pradeau et Samoyault (2005), Baneth-Nouailhetas et Joubert (2006), Casanova (2008).
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Illustration : ©Joyce Hankins.