Colloque « Ce que Le Tour du monde en quatre-vingts jours a changé au monde »
Université de Picardie Jules Verne
17-18 octobre 2024
En 1870, George Francis Train, homme d’affaires américain, responsable de l’Union Pacific Railroad, accomplit son premier tour du monde ; le 26 septembre 1872, Thomas Cook organise le premier tour du monde à forfait : Jules Verne, lorsqu’il écrit Le Tour du monde en quatre-vingts jours, n’invente donc rien. Son roman n’en connaît pas moins un retentissement qui constitue sans doute sa véritable dimension «extraordinaire ». Dès les années qui suivent sa publication, des voyageurs se lancent sur les traces de Phileas Fogg : c’est le cas de Nellie Bly, journaliste américaine qui réalise en 1889-1890 le tour du monde en 72 jours, celui encore de Gaston Stiegler, qui en 1901 l’achève en 63 jours. Tous deux, témoins du caractère séminal du roman dans leur parcours, rendent visite à Jules Verne dans sa maison d’Amiens. Comme plus tard Cocteau, ils se placent dans les traces du romancier et de son personnage pour réaliser une performance qui leur permet d’atteindre à une forme d’héroïsme d’essence littéraire tout en assurant leur reconnaissance médiatique, puisque leur voyage est accompagné par la presse et, le cas échéant, écrit pour elle. A côté de ces voyageurs individuels salués par une forme de notoriété, il faut faire la part de tous ceux qui, inspirés par la lecture du roman, ont rêvé leur tour du monde ; plus encore peut-être, celle des multiples entreprises qui se sont réclamées et se réclament aujourd’hui encore d’une « tourdumondité » ou « Round-the-world-ness », selon le néologisme forgé par Jennie G. Molz[i], de près ou de loin empruntée à Verne. Si le roman de 1872 se nourrit d’un imaginaire de la mondialisation, il le nourrit en retour. Pièce maîtresse de la pop culture[ii], il contribue à modifier les représentations du monde et sans doute, par ricochet, le monde lui-même.
On fera ainsi l’hypothèse que le monde ne sort pas indemne de ces tours du monde, qu’ils s’accompagnent d’un déplacement ou demeurent virtuels, actualisés aujourd’hui en quelque manière à l’intérieur du métavers qui offre des possibilités ignorées de Verne. Il convient ainsi non seulement de se demander « ce que le Tour du monde a apporté au monde », comme le fait Jean Demerliac dans le hors-série 2022 du Bulletin de la Société Jules Verne tout entier consacré au roman, mais encore d’essayer de comprendre ce que le Tour du monde a fait et fait, aujourd’hui encore, au monde, dans une double perspective d’histoire des représentations et d’histoire culturelle.
On s’interrogera ainsi, dans un premier temps, sur la réception du roman : ses éditions et ses traductions, grâce auxquelles il réalise un tour du monde, mais aussi ses adaptations et ses réécritures, qui retiennent en lui une sorte de patron déclinable à l’infini. Il conviendra d’être sensible à la manière dont les récits de voyages, contemporains ou ultérieurs, mobilisent cette référence pour comprendre la place qu’ils lui donnent et si possible la signification que prend dans ces textes la référence à Verne : leurs auteurs l’ont-ils lu ou l’ont-ils abordé de manière visuelle, par les illustrations, par les représentations théâtrales, plus tard par la médiation du cinéma ? Quelle idée du monde reprennent-ils à Verne ? Dans la même perspective, quel est le sens des nombreuses continuations et/ou adaptations du roman ? Est-ce une idée de la littérature ou une vision du monde que les continuateurs cherchent chez Verne ? S’attachent-ils simplement à une « marque » ? La question se pose, avec plus de force encore, pour les innombrables utilisations du titre du roman à des fins de slogan publicitaire.
Il conviendra aussi de réfléchir aux différentes représentations du tour du monde explicitement ou implicitement nourries de la lecture du roman, des dessins aux photographies en passant par les reportages documentaires, jusqu’au « globodrome » de Gwenola Wagon qui parcourt le circuit emprunté par Phileas Fogg ou aux différentes représentations inscrites dans le métavers. On se demandera enfin si le roman a participé, et comment, au développement d’une nouvelle pratique et/ou d’une nouvelle identité touristique, celles des globetrotters ? Dans quelle mesure inspire-t-il ces touristes ou leur sert-il de référence ? Comment est-il mentionné dans leurs récits ? Mais aussi comment est-il mobilisé pour concevoir ou promouvoir et vendre des produits touristiques ?
Cette étude de réception pourra s’appuyer de manière plus précise sur les pistes que propose le roman et dont certaines sont suggérées ici, sans nécessaire exhaustivité :
Le Tour du monde en quatre-vingts jours de Verne relève contractuellement, comme tous les romans des Voyages extraordinaires, d’une double dimension, d’éducation et de récréation. Il sera intéressant de voir comment les tours du monde qui s’inscrivent dans sa continuité mobilisent également ces deux dimensions ; plus précisément, on se demandera dans quelle mesure ils les mobilisent et comment. Tous les types de support pourront être utilisés à ce propos, récits de voyages, romans, articles de presse, articles « scientifiques ».
Le « tour du monde » de Phileas Fogg ne repose pas seulement sur une articulation géniale du temps et de l’espace, mais aussi sur la tension entre le tout et la partie, la totalité et le fragment : faire le tour du « monde », même en régime d’accélération des outils du voyage, exige de n’en voir que de petits morceaux. Le tour du monde joint ainsi exigence d’exhaustivité et réalité anthologique. Il conviendra de réfléchir à la relation entre les deux, en travaillant notamment sur les récits de voyages et sur les guides qui les accompagnent. Quels sont les lieux d’un tour du monde ? Selon quelle logique s’organisent-ils ? Qu’est-ce qui préside à leur définition et à leur choix ? Comment la logique anthologique d’une mondialisation prend-elle le relai de celle qui animait le « grand tour » ?
Si Le Tour du monde en quatre-vingts jours enregistre une « diminution » de la terre (chapitre III), le roman propose un circuit dont la logique n’est pas celle du tourisme, mais celle du parcours. Phileas Fogg n’a pas pour projet de découvrir les merveilles du monde, mais bien de le traverser le plus vite possible, comme le feront d’ailleurs la plupart des héros des Voyages extraordinaires. Dans cette perspective, c’est le voyage qui est extraordinaire, non le monde dans lequel il s’effectue. On se demandera ce que signifie ce déplacement du regard : dès lors que le tour du monde n’a pas pour vocation de découvrir non plus que de montrer ce qui a été découvert, il devient valorisation de l’exploit, individuel ou collectif. Qu’est-ce, au juste, que le tour du monde, dans sa logique anthologique, lorsqu’on le sépare du pari ? Et quelle est inversement la plus-value que le tour apporte au simple record ? On pourra dans cette optique essayer de voir (dans la réalité aussi bien que dans la fiction) qui voyage autour du monde, et pourquoi. Cette action-record ne recouvre-t-elle pas en réalité une négation de tout apprentissage : qu’apprend-on d’un tour du monde ? Lorsque l’exploit est individuel (Nellie Bly et ses successeurs), le tour du monde semble engager moins la découverte de nouveaux espaces qu’une modalité de découverte de soi. L’extériorité se résorbe dans une forme d’intimité qu’il convient d’appréhender et de situer aussi bien par rapport au Voyage autour de ma chambre de Xavier de Maistre que par rapport aux ouvrages qui s’inscrivent dans le prolongement de L’Usage du monde de Nicolas Bouvier.
Dans le roman, le tour du monde est l’occasion de « scènes à faire » et de choses à voir. Verne ne se pique pas d’originalité et reprend pour l’essentiel une série de lieux communs de l’exotisme alors à la mode. Le circuit de Phileas Fogg, annonçant le programme des Expositions universelles et coloniales qui vont s’imposer quelques années plus tard, invite ainsi à interroger le rapport du tour du monde au stéréotype et au cliché. Le tour du monde consiste-t-il à aller à la rencontre de ce qu’on attend (ce qu’on a lu, ce qu’on a vu, ce qu’on a imaginé) ? A-t-il pour vocation d’attester et de confirmer ? Réside-t-il, à l’inverse, dans la découverte et la (re)connaissance d’une altérité ? Quel regard le voyageur porte-t-il sur ceux qui ne voyagent pas, et inversement ? Dans quelle mesure dessine-t-il des ressemblances et solidarités entre ceux qui occupent les « tableaux » distincts du tour ? Les propositions politiques et/ou ethnographiques qui s’inscrivent de manière explicite dans le roman doivent être interrogées dans une perspective politique qui ne saurait négliger les post-colonial ou decolonial studies non plus que la théorie des transferts culturels ou, plus vaguement, les approches interculturelles.
De manière plus globale, comment comprendre ce tour du monde dans lequel les frontières semblent n’exister que pour être franchies, comme l’ont bien compris les concepteurs des différents jeux de plateau créés à partir du roman ? D’un monde qui, comme le devait le souligner Hetzel quelques années plus tard, semble annuler Babel[iii] ? D’un monde dans lequel les langues comme les monnaies semblent universellement traductibles ? Comment a-t-il été ou est-il encore susceptible d’être accueilli aujourd’hui ? Le Tour du monde relève-t-il d’une utopie de la mondialisation ? Ou ignore-t-il fondamentalement l’expérience de la différence ? Quelle est la pensée du monde qui le nourrit et qu’il propage ?
Autant de perspectives qui, sans préjuger d’autres pistes de réflexion, méritent d’être prolongées.
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Les propositions de communication environ 2000 signes et un titre) sont à adresser d’ici le 15 mai 2024 à marie-francoise.montaubin@u-picardie.fr et christophe.reffait@u-picardie.fr (UPJV, laboratoire CERCLL, équipe « Roman & romanesque »).
Ce colloque porté par le CERCLL (UPJV) est co-organisé par l’Université de Genève (UNIGE), dans le cadre du programme de recherche du Fonds National de la Recherche Scientifique Suisse (FNRS) dédié aux Premiers globetrotters et tours du monde touristiques (1869-1914), dirigé par le Prof. Jean-François Staszak (UNIGE, département de géographie).
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[i] Lionel Gauthier, « Les premiers tours du monde à forfait. L’exemple de la Société des voyages d’études autour du monde (1878) », Annales de géographie, 4, n° 686, 2012, p. 347-366.
[ii] Nicolas Allard, Les Mondes extraordinaires de Jules Verne. Aux origines de la pop culture et de la science-fiction, Armand Colin, 2021.
[iii] Lettre de Pierre-Jules Hetzel à Jules Verne, le 6 juin 1885 : « Ce serait le contraire de la tour de Babel, l’unité du monde s’ensuivrait forcément, plus de frontières possibles, tout serait à tous et à chacun, et vous démontreriez, tout en courant, que ce serait là une révolution dont les conséquences seraient incalculables. », dans Correspondance inédite de Jules Verne et de Pierre-Jules Hetzel, t. III (1879-1886), établie par Olivier Dumas, Piero Gondolo della Riva et Volker Dehs, Genève, Slatkine, 2003, p. 294.