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Appels à contributions
L’extrême-prochain (premier numéro de la revue interartistique Couturière)

L’extrême-prochain (premier numéro de la revue interartistique Couturière)

Appel à contributions

L’Extrême-prochain 

Couturière n° 1 (mai 2025),

I. Barbéris & D. Gachadouat Ranz (dir.)

Dans la tradition iconographique comme narrative, la technique du grossissement pour capter l’attention de l’observateur (du lecteur) est pluriséculaire. Dans le Canon d’Avicenne par exemple, les oreilles du sourd sont démesurées par rapport aux proportions du reste de l’image. Cette possibilité se réalise pleinement avec la photographie et le cinéma qui relient ce geste formel à un nouveau procédé technique. Le gros plan, institutionnalisé au moment du cinéma narratif comme un élément du langage cinématographique, s’adresse à l’œil du spectateur et sert principalement à la compréhension du récit. Un tel usage symbolique et narratif du grossissement est cependant loin de fournir une clé de compréhension universelle du rapprochement esthétique. Le gros plan défait la représentation d’un espace filmique homogène au profit de la matérialité des corps, des objets et des images elles-mêmes. Comme le souligne Pascal Bonitzer, le rapprochement a donc aussi valeur de choc ou d’attraction et renvoie à une conception sensorielle du plan comme « agencement de sensation ». De même, Daniel Arasse montre dans son analyse de l’Annonciation de Francesco de Cossa, qui comporte la représentation d’un escargot géant, que le changement d’échelle renvoie l’observateur à la texture instable de l’objet offert à sa contemplation. La discontinuité scalaire ouvre ainsi sur une discontinuité de la perception : elle formule un jeu (ludus) qui pointe l’illusion (il-ludere) du réel, cela afin de découvrir, par-delà cette « acuité visuelle maxima » (Jean Epstein), d’autres perspectives sensibles, spirituelles ou critiques.

Notons que, dans le substrat mythologique occidental, le rapprochement extrême fait figure de paradigme moral et métaphysique : de Narcisse qui se noie dans son image à force de vouloir la contempler de (trop) près, à Icare qui brûle les ailes confectionnées par son père Dédale en volant (trop) près du soleil, les paraboles ne manquent pas pour rappeler à ses limites l’appétit humain de conquête et de saisie du sensible. S’ensuit une série de métaphores aniconiques marquant une rupture dans le régime optique de la perception : dissolution (noyade de Narcisse), éblouissement et brûlure (Icare), l’extrême-prochain se solde par la destruction simultanée du sujet et de l’objet. Ce désir fusionnel nous éclaire sur les puissances du sentiment aesthesique que s’emploie à cerner le concept d’Einfühlung, essentiel pour la philosophie esthétique allemande de la seconde moitié du xixe siècle. Ce « se sentir dans la chose », par lequel nous établissons un rapport au monde et à ses formes (paysage, art, architecture) à travers les possibilités sensorielles et motrices de notre propre corps, débouche sur une dissolution où « le moi ne sait plus où sont ses propres limites » (Aby Warburg). Cette situation est amplifiée par les mutations actuelles du régime sensoriel associées au développement de nouvelles technologies qui relancent, en conséquence, ces grands mythes. 

Icare, Narcisse : le rapprochement extrême peut se renverser en menace. L’extrême-proche mute alors facilement en figure d’angoisse. S’y aventurer et donc aller au-delà de ce point de rupture, ce serait cliver du visible vers l’invisible, de l’ordre vers le chaos ; mais ce serait aussi, de manière plus exploratoire et expérimentale, suggérer une mutation du régime sensoriel qui rompt avec le rationnel (réflexif, vérificatoire) de la vue et du perspectivisme.

Dans son histoire de l’art, Heinrich Wölfflin identifie dans l’haptique un style de peinture qui instaure un régime de vision remplaçant la distance optique, associée à la représentation figurative, par une proximité tactile. Au-delà de la peinture et du cinéma, tout le xxie siècle s’accompagne d’une réduction globale des distances (interactive, polysensorielle, environnementale) – diagnostic réalisé en 2012 lors de la Triennale d’art Intense proximité. D’un côté, l’extrêmement proche ouvre sur une pensée du contact, du choc, voire de la friction. De l’autre, il favorise l’immersion en donnant l’impression d’une présence immédiate des objets enregistrés ou simulés. Or, si cette seconde tendance représente pour certains auteurs l’objectif de l’histoire de la représentation visuelle dont l’évolution des techniques (la perspective, l’automaticité, l’interactivité) rend compte (Jay David Bolter et Richard Grusin), elle est longtemps restée une tradition embarrassante pour la théorie fondée sur la distance critique, le primat de l’intellect et la méfiance des sens. 

D’un point de vue culturel et anthropologique, notre époque est marquée par la critique de la « poétique des lointains » que les imaginaires européens ont visitée et revisitée, de la Renaissance au romantisme. Claude Levi Strauss résume cette dynamique en une phrase aussi célèbre que sans appel, la comparant à un « feu de brousse fuyant en avant l’épuisement de sa propre substance » (Tristes tropiques). La fuite en avant et vers le lointain fait désormais l’objet du regard sans concession d’une modernité faisant son propre bilan critique.

Le philosophe Baptiste Morizot incite ainsi à retraverser le concept hégémonique de découverte pour le resituer dans l’extrême prochain, « désincarcérer l’affect exploratoire de la figure sombre qui le porte » pour le « ramener sur terre ». Pour retrouver l’inexploré dans les relations et « le sol terreux », cultiver la solastalgie, « un affect d’exil immobile qui restitue aux plus sédentaires d’entre nous les dimensions de perte et d’errance qu’ont chantées les exilés » (L’Inexploré). À l’autre extrême, l’empathie permet de retrouver le proche dans l’étranger en intégrant « l’expérience de l’autre dans le flux de son vécu » (Alain Berthoz). 

Il s’agira de se demander dans quelle mesure ce nouvel éloge de l’immobile et de l’extrême prochain ne recèle pas, comme limite interne, un retour au mythe de Narcisse, mais aussi d’envisager comment une telle dissolution de l’image peut conduire à l’invention de formes nouvelles, esthétiques et relationnelles, et ainsi ouvrir sur des horizons de frictions critiques et politiques. 

Suggestions

  • Dangers, peurs du rapprochement extrême ;  
  • Extrême-prochain et genre (horreur, documentaire, hyperréalisme, reality shows) ;
  • Fonction pédagogique, scientifique (documentaires, propagande) de l’extrême-prochain ;
  • Extrême-prochain et nouvelles techniques (macrophotographie, usages artistiques de l’imagerie médicale) ;
  • Hapticité, Polysensorialité, immersion, an-iconicité de l’extrême-prochain
  • Non-récits de voyage, voyage immobile
  • Extrême-prochain et arts participatifs
  • Rapprochement et ajustement du regard (mise au point, gros plan)
  • Extrême rapprochement et esthétique du choc, du contact, de la friction
  • Extrême rapprochement et nouveaux jeux d’identification (Einfühlung, empathie)

Pistes bibliographiques

Arasse, Daniel. Le Détail : pour une histoire rapprochée de la peinture, Paris, Flammarion, 2008.

Balázs, Béla. « Gros plan » [1930], in L’esprit du cinéma, Payot, Paris, 1977.

Berthoz, Alain et Jorland, Gérard (dir.). L’Empathie, Paris, Odile Jacob, 2004.

Bolter, Jay David et grusin, Richard. Remediation: Understanding New Media, Cambridge, Massachusetts, MIT Press, 1999.

Bonitzer, Pascal. « Qu’est-ce qu’un plan », in Le Champ aveugle. Essais sur le réalisme au cinéma [1982], Paris, Petites bibliothèques des Cahiers du cinéma, 1999.

Crawford, Matthew, Contact. Pourquoi nous avons perdu le monde et comment le retrouver, La Découverte, 2019.

Deleuze, Gilles. « L’image-affection : visage et gros plan », in L’Image-mouvement. Cinéma 1, Paris, Les Éditions de Minuit, coll. « Critique », 1983.

Epstein, Jean. « Grossissement », in Bonjour Cinéma, Paris, Éditions de la Sirène, collection des tracts, 1921.

Mikhailovitch, Eisenstein Sergueï. « Le gros plan », in Au-delà des étoiles, Paris, Union générale d’éditions, coll. « 10/18 », 1974.

Morizot, Baptiste. L’Inexploré, Wildproject, 2023.

Pinotti, Andrea. « Images qui se nient elles-mêmes : vers une an-iconologie », in Sylvaine Gourdain (dir.), Transformations de l’image : les images et l’ethos de l’existence, Milan, Italie, Mimésis, coll. « L’œil et l’esprit », 2020.

Sobchack, Vivian. « What my fingers knew », in Carnal Thoughts: Embodiment and Moving Image Culture, Berkeley, University of California Press, 2004.

Vischer, Robert. « On the Optical Sense of Form: A Contribution to Aesthetics », in Harry Francis Mallgrave et Eleftherios Ikonomou (dir.), Empathy, Form, and Space: Problems in German Aesthetics, 1873-1893, Santa Monica, The Getty Center for History of and the Humanities, 1994 [édition originale Über das optische Formgefühl. Ein Beitrag zur Ästhetik, Leipzig, Hermann Credner, 1873].

Warburg, Aby. Essais florentins, Paris, Klincksieck, 1990.

Wölfflin, Heinrich. Principes fondamentaux de l'histoire de l'art [1915], Éditions Parenthèses, Marseille, coll. « Eupalinos / ART », 2017.

ZHONG, Estelle, « ‪Des formes cachées dans la matière. La bricologie de l’art participatif à la lumière de la pensée de Gilbert Simondon‪ », Techniques & Culture, 2015/2 (n° 64), p. 96-99. DOI : 10.4000/tc.7567. URL : https://www.cairn.info/revue-techniques-et-culture-2015-2-page-96.htm

Intense proximité. Anthologie du proche et du lointain (catalogue de la Triennale 2012), Okwui Enwezor (dir.), Paris, Evergreen, 2012.

Protocole de soumission d’articles

Les propositions d’articles (3000 signes + mini bio-bibliographie) sont à remettre d’ici le 30 juin 2024 à l’adresse revuecouturiere(at)gmail.com, pour une réponse au 15 juillet 2024.

Les textes définitifs (entre 20 000 et 30 000 signes) devront arriver à la même adresse avant le 1er novembre 2024, date butoir, et respecter les consignes aux auteurs fournies par l’éditeur Classiques Garnier.