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Des écrans dans les œuvres d'art : imaginaire et réflexivité (revue Interfaces)

Des écrans dans les œuvres d'art : imaginaire et réflexivité (revue Interfaces)

Publié le par Marie Berjon (Source : Revue Interfaces (via Henri Garric))

Appel à contributions pour la revue Interfaces (2026)

« Des écrans dans les œuvres d’art : imaginaire et réflexivité »

On sait combien la figuration de la fenêtre a joué un rôle déterminant dans l’histoire de la peinture. La fenêtre, en délimitant l’objet à regarder, assigne une place au sujet qui contemple le paysage, en le tenant séparé. Elle joue ainsi un rôle stratégique dans l’invention du paysage et la constitution du sujet moderne ; elle propose un équivalent du cadre dans le cadre, transformant le tableau en « fenêtre ouverte à partir de laquelle l’histoire représentée pourra être considérée » (Alberti, 83). Se joue ainsi un échange entre la forme architecturale qui, d’abord opaque et étroite, a progressivement pris la forme d’un tableau découpant un paysage, et la peinture qui a de plus en plus fait de la fenêtre une représentation réflexive du cadre à l’intérieur du cadre (Wajcman, 52).

Suivant le processus de remediation théorisé par Grusin et Bolter (15), la fenêtre se retrouve en grande partie dans les dispositifs d’écran qui se développent tout au long du XIXe siècle, depuis les panoramas jusqu’à la toile de projection cinématographique (ce développement est documenté par Vincent Amiel (2018)). Les développements subséquents de l’écran de télévision, de l’écran d’ordinateur, des écrans de smartphones, des écrans publicitaires et des écrans de surveillance font de notre société un espace généralisé des écrans, un « écran total » ou « écran global » : « L’homme d’aujourd’hui et de demain, relié en permanence par son mobile et son ordinateur à l’ensemble des écrans, est au cœur d’un réseau dont l’extension marque les actes de sa vie quotidienne » (Lipovetsky et Serroy, 282). Si, comme la fenêtre, l’écran est un cadre, sa transparence est ambiguë : l’origine même du terme qui désigne initialement le panneau qui protège de la chaleur d’une cheminée marque bien que l’écran masque ; cependant, ce panneau est aussi celui où s’arrête l’image, où elle se projette. Plus encore que la fenêtre, l’écran est donc à la fois un objet matériel et une médiation. Il s’agit ainsi « d’une surface dans laquelle on entre, une surface qui ouvre sur un espace immatériel d’informations, de représentations et de projections. » (Seux, 2014). De l’écran de cinéma, espace de projection des fantasmes, à l’écran de télévision, espace d’accès immédiat au direct et à la quotidienneté, à l’espace de l’ordinateur et du jeux vidéo, espace d’interaction et d’immersion, on glisse ainsi toujours plus dans la profondeur depuis la surface. Alors que l’écran-fenêtre apparaît comme une métaphore de la transparence du médium qui donnerait accès virtuellement à une information dénudée et simplifiée, la post-modernité donne ainsi naissance à une réflexion matérielle sur l’écran comme cache, surface, épaisseur, opacité, profondeurs. David Cronenberg de Vidéodrome jusqu’à eXistenZ matérialise l’écran comme une peau ou le métamorphose comme organe signalant que l’image-écran a sa vie propre. Plus récemment, encore Jonathan Glazer dans sa réflexion sur l’image, dans Under the skin, opère une métaphore entre l’écran et la peau, questionnant ainsi l’accès à l’identité : dans quelle mesure fait-elle écran à la vérité de la profondeur ou au contraire, y a-t-il une vérité à trouver dans la pellicule imagée de l’écran ?

Cette labilité de l’écran en fait un réceptacle dialectique de l’imaginaire. Se développe particulièrement un ensemble de discours critiques qui font de l’écran une menace, particulièrement contre la culture humaniste appuyée sur le médium livre (Gervais, 2023). On pourrait multiplier les titres de mise en garde, justifiée, contre l’usage excessif des écrans, notamment chez les enfants. Pourtant, le discours sur les écrans ne se limite pas à la constitution de cet imaginaire négatif. Comme la fenêtre en son temps, l’écran devient très vite objet d’une figuration réflexive. On connaît le rêve du spectateur franchissant la barrière de l’écran, dans Sherlock Jr. (1924) de Buster Keaton, ou du personnage sortant de l’écran, dans La Rose pourpre du Caire (1985), mais de façon plus générale, la figuration de l’écran de cinéma dans le film est une pratique courante (Bühler, 1997). Ces situations, signalant souvent la transgression – ou sa tentation – de l’écran comme frontière entre le visible et l’invisible, entre le charnel et le désincarné rejouent sur le temps long une méfiance et une ferveur médiévale à l’égard de l’imago et de son rapport au corps (Hans Belting, 2004). Surface sensible, l’écran contemporain « augmenté » par le mouvement, le son et désormais les dispositifs haptiques du numérique, semble plus que jamais habité par le corps – corps qui y est déposé et qui l’active tout à la fois. Il conviendrait ainsi d’interroger le rapport corporel et spirituel aux écrans par exemple dans les récits fantomatiques, fantastiques, comme le matriciel Ring a pu le faire dans le manga puis au cinéma (1998).

L’époque contemporaine conduit à des représentations des nouveaux écrans qui demandent encore à être analysées globalement. On pense bien sûr à la série Black Mirror (2011-2023) dont le titre même est porteur de l’imaginaire critique, aux écrans d’ordinateur qui ouvrent au monde le huis-clos cinématographique de A Room in Rome de Julio Medem (2010), à l’obsession du smartphone dans Scarlett et Novak d’Alain Damasio (2021), aux écrans de télévision qui construisent les cases de Batman. The Dark Knight Returns de Frank Miller (1986), aux écrans qui peuplent la série Fringe (2008-2013 ; voir Villers, 2014), au subtil dispositif de narration du 11 septembre à travers les écrans dans le roman de Fanny Taillandier, Par les écrans du monde (2018), aux interfaces multiples qui peuplent la bande dessinée de Michael DeForge Un visage familier (2020). Les formes des supports contemporains de narration par écrans se sont démultipliées et ont varié dans le temps. En témoigne la thèse en cours d’Olivier Stucky sur la bande dessinée (Kovaliv et Stucky, 2023) : écran d’ordinateur, écran de tablette ou de téléphone pour les webtoons, fresque numérique jusqu’à sa dissolution avec l’arrivée de la réalité virtuelle, où les bords de l’écran se rapprochent de l’opération de vision, en devenant des écrans de lunettes, au point de menacer de disparaître en tant qu’interface pour mieux embrasser le monde sur le mode de l’illusion tactile.

L’histoire des formes de l’écran traduit également l’évolution d’un rapport anthropologique au désir de spectacle et de narration. La mise en scène nostalgique ou décalée de cette histoire des écrans dans des dispositifs et œuvres d’exposition reflète notre rapport à celui-ci, sous la forme de régimes temporels dissonants : de l’écran de surveillance ultra-moderne transformé en miroir décalé filmant les visiteurs dans l’œuvre inaugurale de l’art-vidéo, Wipe Cycle de Frank Gillette et Ira Schneider (1969) aux cabines de visionnage, semblables à des bornes de jeu d’arcade, pour lire des webtoons – normalement lus sur téléphone – exposés en 2024 (Photomatoon) lors du Festival d’Angoulême.

Au-delà des approches monographiques déjà existantes, notre approche se propose d’interroger les représentations des écrans dans l’ensemble des médias contemporains, sans distinction hiérarchique : roman, bande dessinée, théâtre, cinéma, séries, art contemporain, en se concentrant particulièrement sur les formes numériques de ces expressions (webséries, webtoons, blogs, écritures sur plateformes, etc.) On s’attachera particulièrement aux points suivants :

1. On suivra la circulation intermédiale des écrans dyspotiques qui associe propagande et surveillance ; on sait que le modèle en est le télécran du 1984 de Georges Orwell mais on sera sensible à la reprise de ce dispositif politique dans l’époque contemporaine. Ainsi, dans Le grand vide (2021) Léa Murawiec met en scène un monde fictionnel où les écrans lumineux affichant des textes (des patronymes) confèrent aux individus une identité tandis que les livres sont devenus une espèce en voie de disparition à laquelle aspire l’héroïne, à la recherche d’un effacement, que ne permet pas l’hyper-exposition dans un monde urbain sursaturé d’écrans.

2. À la rencontre de la surface sensible et de la profondeur, on étudiera les imaginaires de contagion par les écrans. Certaines œuvres numériques y sont particulièrement sensibles, comme Naturellement, bande dessinée numérique « cliquable » de Yannis La Macchia (2018) qui met en scène un virus informatique qui se transmet aux humains par les écrans. On reviendra sur les écrans fantastiques qui permettent la circulation entre les mondes, du portail « distrans » des Cantos d’Hyperion de Dan Simmons aux portes de Stargate.

3. On examinera aussi les approches satiriques et parodiques : l’épisode « L’anniversaire surprise » (2023) de la websérie humoristique « Bon Ben Voilà » sur la chaîne suisse 3 Couleurs représente avec des acteurs physiquement incarnés une conversation collective sur whatsapp ; Fabrice Erre dans la bande dessinée Réseaux, boulot, dodo scrute et caricature les usages contemporains du numérique.

4. Inversement, on s’intéressera aux tentatives de figurer de façon plus réaliste l’usage quotidien des écrans, en particulier dans des œuvres numériques. On pense par exemple à la bande dessinée de Thomas Cadène La Vraie vie (2016) dont le but explicite était de documenter la vie online comme une « vraie vie » ; on pense aussi à la présence constante des écrans dans les Notes et Rogatons de Boulet, où la figure du fantôme « Bloody Mary » devient une figuration réflexive de l’écran ordinaire.

5. Cet usage ordinaire des écrans se matérialise particulièrement dans l’usage des captures d’écrans quotidiens dans les œuvres. L’insertion des conversations par sms, messenger, whatsapp etc. directement dans l’image cinématographique est devenue banale – elle prend une forme particulièrement marquante dans la série Sherlock créée par la BBC (2010-2017), mais on la retrouve dans de nombreux films, séries, films d’animation et bien sûr bande dessinée. Cette capture d’écrans sert par ailleurs de base à l’écriture numérique de nombreux romans en lignes (depuis le roman sur Tumblr d’Alban Orsini, Avec maman (2013)).

6. Dans le même ordre d’idées, on réfléchira aux dispositifs hypermédiatiques qui se construisent comme présentation explicite de la multitude des écrans. On pense au dispositif très particulier des planches de Posy Simmonds qui, par l’association juxtaposée de textes et d'iconotextes permettent une mise en scène des téléphones portables, ordinateurs et mails dans Tamara Drewe. De même, les animes japonais ont particulièrement joué de la plasticité du dessin animé pour articuler écrans de télévision, d’ordinateurs, de jeux vidéo (Ghost in Shell 1997, Serial experiment Lains 1998, Paranoia Agent 2004, Dennō Coi 2007, Summer wars 2009)

7. Une ouverture aux œuvres dramaturgiques et opératiques qui intègrent de plus en plus des dispositifs d’écran est la bienvenue, avec des propositions sur la présence dans la longue durée de ce phénomène de l’écran comme décor sur scène à l’écran-vidéo ou sur des phénomènes ultracontemporains comme a pu le faire de manière très intégrative Marion Siéfert avec Jeanne Dark ou Daddy avec l’univers du jeu vidéo.

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Bibliographie

Alberti, Leon Battista, La peinture, Paris, Seuil, 2004, traduit du latin par Thomas Golsenne.

Amiel, Vincent, Naissances d’images : l’image dans l’image, des enluminures à la société des écrans, Paris, Klincksieck, 2018. 

Anger, Violaine et Baetens, « Jan, La pensée de l’écran », Écriture et image, n° 1, novembre 2020.

Blüher, Dominique, Le cinéma dans le cinéma. Film(s) dans le film et mise en abyme, Paris, Villeneuve d’Ascq, Presses du Septentrion, 1997.

Bolter, Jay et Grusin, Richard, Remediation : Understanding new media, Cambridge, MA, MIT Press, 1999.

Gervais, Bertrand, Un imaginaire de la fin du livre. Littérature et écrans, Montréal, Presses Universitaires de Montréal, 2023.

Kovaliv, Gaëlle et Stucky, Olivier, « La planche de bande dessinée à l’épreuve du numérique », Sociétés et représentations, 2023/1 (n° 55)

Lipovetsky, Gilles, Serroy, Jean, L’écran global : culture-médias et cinéma à l’âge hypermoderne, Paris, Seuil, coll. « La couleur des idées », 2007.

Seux, Christine, « Écran(s) », Le Télémaque, 2014/1 (n° 45), p. 15-25, consulté le 26 février 2024.  URL : https://www.cairn.info/revue-le-telemaque-2014-1-page-15.htm

Villers, Aurélie, « Par le petit écran de Fringe », TV/Series [En ligne], 6 | 2014, mis en ligne le 01 décembre 2014, consulté le 26 février 2024. URL : http://journals.openedition.org/tvseries/344

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Les propositions de contribution de 300 mots avec titre sont à envoyer avec une courte biographie et bibliographie) avant le 30 novembre 2024 à ILeRoyLadurie@citebd.org ou henri.garric@u-bourgogne.fr. Les articles d’une longueur de 25 000 signes espaces compris seront à rendre pour le 15 mars 2025.