L’INTIME
Appel à contribution pour le numéro 35 d’Alkemie
Revue semestrielle de littérature et philosophie
Le mot intime renvoie étymologiquement à ce qui est tout à fait intérieur, avec une nette valeur superlative. Est intime ce qu’en principe on se garde d’exposer aux yeux d’autrui, tel un jardin secret. La notion s’oppose, semble-t-il, à tout ce qui est officiel, guindé, convenu, assumé… L’intime ne peut donc s’exhiber sans se dénaturer : on songe aux réalités corporelles que les vêtements voilent pudiquement, aux émotions qui bouleversent l’âme en profondeur, aux relations avec les proches quand toute barrière sociale ou convention bienséante semble ignorée… Est pour moi intime ce qui tient le plus étroitement à mon être, ce que je maintiens soigneusement à couvert des yeux indiscrets, ce que je ne transmets qu’à un cercle très limité de connaissances : l’ami intime est celui avec qui je peux envisager de tout partager, celui qui accède librement à mon âme, celui pour qui je n’ai pas de secrets.
Face à la masse des hommes, l’intime impose donc par nature la discrétion, l’euphémisme, le contournement ; le surmoi aspire, semble-t-il, à le proscrire, mais les limitations qu’on lui impose, loin d’être gravées dans le marbre, fluctuent sensiblement d’une société à l’autre ou d’une époque à l’autre. La pudeur est, sans doute, dans ses manifestations concrètes, un fait de culture plutôt que de nature. L’intime proprement dit tient d’une forme d’interdit, et par là d’indicible. Car saisir une part de l’intimité d’autrui peut indisposer, un malaise surgit aisément au contact de ce qui devrait être dérobé : en lisant telle confidence de Mme de Sévigné à sa fille, on a plus d’une fois l’impression d’épier un spectacle interdit, de surprendre indûment ce qui ne nous est pas destiné. Et qui ne s’est jamais senti gêné, en entendant un inconnu parler, en toute transparence, de sa vie amoureuse ou sexuelle dans la rue, téléphone portable à la main, comme si le monde environnant n’existait plus dans son esprit, comme si autrui était à ce point insignifiant qu’on l’occulte entièrement ?
Dans ces conditions, peut-on concevoir un discours sur l’intime, ou bien s’agit-il d’un point aveugle du langage, de ce qui échappe par nature à toute expression ? Parler de l’intime, n’est-ce pas inévitablement le fausser, de même qu’Orphée perd Eurydice quand il se tourne vers elle ? Plus précisément, l’intime peut-il trouver sa place dans une œuvre littéraire, ou bien une telle entreprise est-elle irréductiblement minée par une contradiction interne entre la réserve imposée et la volonté de publication ? La question indéfiniment ressassée du statut exact des Lettres de Mme de Sévigné, tiraillées entre une destinataire exclusive et une virtualité de diffusion plus large, peut sans doute se poser pour bon nombre d’autres œuvres. Comment aborder ces écrits du for privé que sont les autobiographies, délibérément impudiques, où l’on se complaît paradoxalement à montrer ce qu’il est d’usage de dissimuler ? Et que penser du règne incontesté, sur les étals des libraires actuels, des documents et témoignages personnels où le lecteur semble chercher une forme d’authenticité brute, au détriment de toute préoccupation esthétique ou de toute propension à la rêverie ? D’aucuns hasardent le néologisme extime pour désigner un référent contradictoire : la démarche consistant à exhiber ce qui ne s’exhibe pas, le discours indésirable et néanmoins proféré. On peut penser, après tout, que l’individualité absolue atteint finalement une forme d’universalité, et que je peux me reconnaître, d’une façon ou d’une autre, dans le spectacle de la vie intime d’autrui : faute de quoi on peine à comprendre quel intérêt propre le lecteur pourrait trouver dans ce règne de l’épanchement. Si l’intime extérieur m’était radicalement étranger, il ne saurait retenir mon attention et se heurterait à un mur d’indifférence.
Quelle est par ailleurs la place de l’intime dans la société actuelle : la notion n’est-elle pas désormais perçue comme obsolète ? La télé-réalité, les blogs, les téléphones portables n’érodent-ils pas progressivement et implacablement son domaine propre, comme une peau de chagrin tendant à la disparition pure et simple ? S’achemine-t-on vers une société de l’exhibition totale, du renoncement à toute censure ou à toute retenue, au risque d’une névrose collective ? Ou bien, quoi qu’on en dise, chacun s’efforce-t-il encore de maintenir tant bien que mal son quant-à-soi, sa part de secret et de non-dit, telle une essence réelle dissimulée sous les masques affichés en société ? Peut-être est-ce affaire de dosage : le seuil de tolérance dans l’affichage de l’intime fluctue nettement, mais cela ne signifie pas nécessairement qu’il n’exerce plus de pression sourde. On dit beaucoup de choses, certes, dans cet objet absurdement oxymorique qu’est un blog, c’est-à-dire un journal intime qu’on publie : mais peut-être n’y dit-on pas tout. L’intime s’étiole au premier regard ; mais peut-être subsiste-t-il malgré tout, affaibli ou ébranlé, mais tenace. — Éric Tourette, Université Lyon 3
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Directrice : Mihaela-Genţiana STĂNIŞOR