Depuis les années 1970, au fur et à mesure que notre monde est devenu de plus en plus urbain, coupé de la nature, dans un mode de vie qui l’exploite jusqu’à la détruire, la sensibilité pour les problématiques écologiques et environnementales s’est accentuée et cet intérêt se reflète en littérature. Les liens que l’homme tisse avec le monde qui l’entoure, animal, végétal ou minéral, se voient de plus en plus au cœur de récits, nostalgiques, émerveillés ou lanceurs d’alerte.
Ce dossier de la revue L’Entre-deux vise à explorer, plus en particulier, les représentations littéraires du monde végétal, en tant que cadre du récit ou élément autour duquel l’action se développe, et de ses relations avec les êtres humains (Ramero, 2024). Il se propose d’étudier les interconnexions entre l’homme et l’environnement dans toutes leurs dimensions (Iovino, 2007), sans se concentrer exclusivement sur l’approche catastrophiste sur laquelle la littérature contemporaine a tendance à se focaliser.
En effet, bien avant la fin du XXe siècle, les textes littéraires décrivent, étudient, analysent, à travers le récit, le monde végétal et ses relations avec l’homme. Comme nous le rappelle Sara Buekens, « ’’Tityre, tu patulae recubans sub tegmine fagi’’ (« Toi, Tityre, couché sous le vaste feuillage de ce hêtre ») est le célèbre incipit de la première églogue des Bucoliques de Virgile » (Buekens 2019) : des bergers, accompagnés de leurs animaux, chantent la beauté de la forêt et célèbrent leur harmonie avec la nature pastorale qui les entoure et dont ils font partie. Ou encore, plus près de nous, Alison Lurie, par exemple, affirme que, à partir de 1850 alors que l’Angleterre s’urbanise et s’industrialise, dans la littérature anglophone adressée aux enfants, les références à la religion ont été remplacées par ce qu’elle appelle « le culte de la nature » et que cette dernière, présentée comme « divine, naturellement bonne, une source d’inspiration et de remèdes », « à la fois puissante et sensible », se fait souvent le cadre privilégié des intrigues (Lurie, 2004).
Mais, plus récemment encore, dans notre monde bouleversé par les crises, la nature prend le visage de nos inquiétudes : dans Un balcon en forêt (1958), Julien Gracq fait de la forêt un refuge, lieu protecteur et témoin de vie et de mort pendant la Seconde guerre mondiale. Dans son récit autobiographique Dans les forêts de Sibérie (2011), Sylvain Tesson en revanche y voit la confrontation au danger, à l’altérité extrême et irréductible contre laquelle il lutte pendant les six mois qu’il a vécus dans une cabane sur la côte nord-ouest du lac Baïkal. Enfin, dans Naissance d’un pont (2010), Maylis de Kerangal met en scène, dans un récit polyphonique, la destruction « inéluctable » d’un écosystème, habitat d’une tribu amérindienne, au nom du progrès lors de la construction d’un pont suspendu dans une Californie imaginaire.
De même, la présence des arbres n’est pas une rareté dans les œuvres de jeunesse. Par exemple, dans Mouha de Claude Ponti (2019) ou Tobie Lolness de Timothée de Fombelle (2006-2007) l’arbre est la maison et l’univers tout entier dans lequel vivent les jeunes héros ; dans Gustave est un arbre écrit par Claire Babin et illustré par Olivier Tallec (2004), il incarne un rêve ; ou encore, pour le protagoniste de L’arbre lecteur de Didier Lévy et Tiziana Romanin (2006), l’arbre de son jardin est le destinataire de ses curiosités ; dans Mama Miti, la mère des arbres, écrit et illustré par Claire A. Nivola (2008), les arbres expriment l’espoir d’une communauté et dans les Contes botaniques de Laurent Contamin (2020) dix histoires nous font entendre les voix, tendres ou sérieuses, de dix arbres. Et n’oublions pas les romans pour adolescents de Xavier-Laurent Petit, L’Attrape-rêves (2009), Itawapa (2013) et Un monde sauvage (2015), où la forêt, qu’elle soit du Montana, amazonienne ou sibérienne, est au cœur du récit et sa sauvegarde se fait le moteur de la narration.
Notre objectif est d’interroger les représentations du monde végétal dans la littérature tant générale que pour la jeunesse afin de saisir comment ces représentations nous aident à repenser notre relation à la nature et à l’environnement.
Nous nous proposons de mettre en lumière :
1. Les choix thématiques, esthétiques et narratologiques portés par les auteurs pour décrire ce monde et exprimer son rapport avec l’homme (Quelles plantes, quels végétaux ? Quels mots, quelles images et quelles caractéristiques pour les raconter ? La crise environnementale est-elle abordée ? Et si oui, sous quels aspects et par quels procédés narratifs ou figuratifs ? Quels ressorts émotionnels et quels engagements axiologiques éventuels sont mis en place ?) ;
2. La dimension générique des textes (Quels types de récits pour décrire ce monde et exprimer son rapport avec l’homme – poésie, roman, album, etc. ? Littérature blanche, littératures de l’imaginaire ? Quel rôle pour les végétaux – cadre narratif, personnage principal ou adjuvant, etc. ?) ;
3. Les enjeux de ces textes (éthiques, pédagogiques, esthétiques, etc.) et leur réception : ces représentations du monde végétal amènent-elles à un émerveillement, à une meilleure connaissance, à une réflexion, à une prise de conscience ou à une mobilisation ? Véhiculent-elles un sentiment de nostalgie ou d’urgence ?
Nous sommes intéressées par toutes les propositions d’article portant sur des œuvres littéraires (francophones ou internationales), tant pour les plus jeunes que pour les adultes, qui racontent le monde végétal et son rapport avec les êtres humains Nous nous situons dans une perspective écopoéticienne et écocritique mais qui ne se limite pas à une approche synchronique de la littérature contemporaine mais peut aborder aussi des littératures antérieures à l’ère de l’anthropocène.
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Les propositions de contribution, d’environ 500 mots, assorties d’un titre, d’une brève bibliographie de référence et de quelques lignes de présentation biobibliographique, doivent être envoyées à Corinne Denoyelle, corinne.denoyelle@univ-grenoble-alpes.fr, et
Chiara Ramero, chiara.ramero@univ-grenoble-alpes.fr.
Date limite d’envoi des propositions : 30 novembre 2024.
Articles attendus fin mars 2025.
Langue : français
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Bibliographie indicative :
Barontini R. et Schoentjes P., « Quand l’écologie s’impose en littérature », Études, n° 2, février 2022, p. 95-104.
Blanc N., Chartier D. et Pughe T., « Littérature & écologie : vers une écopoétique », Écologie & politique, n° 36, 2008/2, p. 15-28.
Borghesi A., Fior da fiore. Ritratti di essenze vegetali, Quodlibet, 2021.
Bouvet R. et Posthumus S., « Eco- and Geo- Approaches in French and Francophone Literary Studies », dans Zapf H., Handbook of Ecocriticism and Cultural Ecology, Berlin/Boston, De Gruyter, 2016, p. 385-412.
Bouvet R., Miaux S., Posthumus S., Hope J., Mauffette Y., Chassay J.-F., Gervais B., Mailhot A.-A. et Bochaton M., « Promenades végétales. Pour une approche interdisciplinaire », Enjeux et société, 6 (2), 2019, p. 277–288. Disponible sur .
Buekens S., « L’écopoétique : une nouvelle approche de la littérature française », Elfe XX-XXI, n° 8, 2019. Disponible sur .
Buell L., The Environmental Imagination: Thoreau, Nature Writing, and the Formation of American Culture, Cambridge, Harvard University Press, 1995.
Cavallin J.-Ch., « Vers une écologie littéraire », dans Fabula-LhT, n° 27, « Ecopoétique pour des temps extrêmes », Cavallin J.-Ch. et Romestaing A. (dir.), décembre 2021. Disponible sur .
Coccia E., La Vie des plantes. Une métaphysique du mélange, Paris, Éditions Payot & Rivages, 2016.
Gaiotti F., Marchand S., Roussel-Gillet I. et Weber A. G. (dir.), L’Entre-deux, 12 (2) « Sensibilités végétales : par-delà art et nature », décembre 2022. Disponible sur .
Garnier X., Écopoétiques africaines. Une expérience décoloniale des lieux, Paris, Karthala, 2022.
Gascar P., Pour le dire avec des fleurs, Paris, Gallimard, 1988.
Iovino S., « Quanto scommettiamo? Ecologia letteraria, educazione ambientale e Le cosmicomiche di Italo Calvino », dans Compar(a)ison, n° 2, 2007, p. 107-123. Disponible sur .
Iovino S., « Politics and Ecology Among Calvino’s Trees: An Exercise in Narrative Scholarship and the Environmental Humanities », The Harvard Review of Philosophy, vol. XXIX, 2022, p. 55- 67.
Lurie A., « Forêts enchantées et jardins secrets : la nature dans les livres pour enfants », in Lurie A., Il était une fois et pour toujours (trad. de l’anglais par Emmanuelle Fletcher : Boys and girls forever: Children’s classic from Cinderella to Harry Potter, Londres, Chatto&Windus, 2003), Paris, Éditions Rivages, 2004, p. 284-282.
Posthumus S., « Pour une écocritique interdisciplinaire et engagée. Analyse de la nature et de l’environnement dans les sciences humaines », Formes poétiques contemporaines, n° 11, 2003, p. 7-30.
Posthumus S., French Ecocritique: Reading Contemporary French Theory and Fiction Ecologically, Toronto, University of Toronto Press, 2017.
Prince N. et Thiltges S. (dir.), Éco-graphies. Écologie et littérature de jeunesse : nouvelle thématique ou nouveau genre ?, Rennes, Presses Universitaires de Rennes, 2018.
Ramero C., « Des albums jeunesse pour aider la planète ? Pistes pour une lecture écocritique », NVL Nouvelles du livre jeunesse. Nous voulons lire encore !, n° 236 « Écopoétique et littérature jeunesse », trim/juin 2023, p. 8-17.
Ramero C., « L’océan en littérature de jeunesse : lieu de vie et de mort, lieu menaçant et menacé », dans Kuroiwa T. (dir.), avec la collaboration de Denoyelle C., Doudet E., Ramero C. et Rojas D., The Oceans as Places of Exchange and Imagination: Pacific, Atlantic, and the Indian Ocean, Université du Tohoku, 16-17 mars 2023, Graduate School of Arts and Letters, 2024, p. 59-84.
Scaffai N., Letteratura e ecologia. Forme e temi di una relazione narrativa, Rome, Carocci, 2017.
Schoentjes P., Ce qui a lieu. Essai d’écopoétique, Marseille, Worldproject, 2015.
Suberchicot A., Littérature et environnement. Pour une écocritique comparée, Paris, Honoré Champion, 2012.
Turi N. (dir.), Ecosistemi letterari. Luoghi e paesaggi nella finzione novecentesca, Florence, UP, 2016.
Wohlleben P., La Vie secrète des arbres. Ce qu’ils ressentent, comment ils communiquent, un monde inconnu s’ouvre à nous (trad. de l’allemand par Corinne Tresca : Das geheime Leben der Baüme : was sie fühlen, wie sie kommunizieren, die Entdeckung einer verborgenen Welt, München, Ludwig Verlag, 2015), Paris, les Arènes, 2017.