Gravitations. Poésie et sciences, XXe-XXIe siècles
Université de Strasbourg, 12 et 13 juin 2025
Comité d’organisation : Alix Borgomano, Michèle Finck, Élise Tourte
« De la pensée discursive ou de l’ellipse poétique, se demandait l’écrivain, qui va plus loin, et de plus loin ? Et de cette nuit originelle où tâtonnent deux aveugles nés, l’un équipé de l’outillage scientifique, l’autre assisté des seules fulgurations de l’intuition, qui donc plus tôt remonte, et plus chargé de brève phosphorescence ? La réponse n’importe. Le mystère est commun. »
Saint-John Perse, « Poésie. Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 »
Sans dissiper l’énigme, le colloque « Gravitations. Poésie et sciences, XXe-XXIe siècles » cherchera à explorer les multiples intersections entre pratiques ou pensées poétiques et scientifiques. Ces dernières seront comprises à la fois comme différents régimes du langage (qui seraient alors confrontés, combinés, fusionnés, mis en concurrence) et comme des manières complémentaires d’approcher le monde, des modèles d’investigation irréductibles mais inséparables l’un de l’autre.
Les relations entre les sciences et la poésie des XXe et XXIe siècles touchent des disciplines aussi diverses que :
- la physique, source de fascination pour des modernistes tels que W. B. Yeats, Ezra Pound ou encore T. S. Eliot ;
- les mathématiques (qui ont fourni leurs contraintes aux écrivain·es de l’OuLiPo ou encore à Louis Zukofsky) et les statistiques ;
- la chimie (l’on pense ici au « Chant du styrène » de Raymond Queneau),
- l’astronomie et l’astrophysique (comme chez l’astronome et poétesse Rebecca Elson, ou dans le recueil Life on Mars de Tracy K. Smith)
- la géologie et la géomorphologie (chez Lorand Gaspar, mais aussi dans la géopoétique fondée par Kenneth White ou les recherches de Roger Caillois)
- les nombreuses branches de la biologie (présentes par exemple dans les métaphores qui parcourent l’œuvre d’Aimé Césaire ou dans la poésie moléculaire, expérimentée par Christian Bök et Eduardo Kac en lien avec les biotechnologies).
Ces contacts mettent en œuvre des circulations référentielles, sémantiques et formelles. Toutefois, l’on aurait tort de considérer les sciences uniquement comme un réservoir dans lequel poètes et poétesses viendraient puiser, dans un mouvement unilatéral qui partirait de la science comme domaine privilégié de la production de connaissances et se diffuserait dans d’autres domaines et d’autres pratiques. Si l’emprunt de concepts, d’images ou de termes scientifiques peut venir générer une hybridité discursive qu’il est nécessaire d’interroger, il s’agira à la fois de dépasser le seul caractère « exotique » du vocabulaire scientifique (Leeder 2005), et de remettre en question l’idée d’une simple démarche de vulgarisation qui rendrait les sciences plus digestes et plus attrayantes par l’intermédiaire du texte poétique. Il sera ainsi possible, dans une perspective interdisciplinaire, de mettre en valeur la « pollinisation croisée » (Nabhan 2004) de la poésie et des sciences, c’est-à-dire de considérer également le mouvement réciproque par lequel la démarche poétique peut, elle aussi, donner aux sciences un langage – l’on peut penser ici au « raffinement incessant de la métaphore » (Armitage 2006) à l’œuvre dans les descriptions successives de l’atome.
Deux espèces de songe ?
En quoi la pensée que déploie la poésie peut-elle rejoindre celle qui préside aux raisonnements ou expérimentations scientifiques ? La relation entre les savoirs auxquels peuvent respectivement prétendre ces deux domaines est l’objet de nombreux débats1, qui viennent régulièrement affirmer l’exceptionnalité de l’une ou l’autre discipline, l’affirmation d’un accès à une « vérité » comme prérogative de la science venant se heurter à une interrogation sur « les choses que l’on ne peut connaître qu’au moyen de la poésie » (Retallack 2007).
Néanmoins, les histoires croisées de la poésie, des sciences et de leurs rapports – qui ne se limitent pas à la seule étiquette de « poésie scientifique » –, se voient bouleversées au tournant du XXe siècle, alors que la théorie de la relativité, le développement de la mécanique quantique ou encore le principe d’incertitude de Werner Heisenberg, proposant des modèles de compréhension du monde de plus en plus éloignés de l’expérience empirique, viennent remettre en question les exigences de rationalité et de logique jusque là associées à la démarche scientifique. Le physicien et philosophe Niels Bohr écrit ainsi que « dans la théorie quantique, le langage ne peut être utilisé que de manière similaire à la poésie, où il ne s’agit pas de représenter les choses avec précision sur le mode de la physique classique, mais plutôt de créer des images et des connexions dans l’esprit de l’auditeur » (cité dans Leeder 2005). Ponge se fait l’écho de ce changement de paradigme pour les opérations scientifiques, qui se font moins « exactes2 » et deviennent plus proches du rêve :
Rassemblons avec nous, dans cette espèce de songe, les connaissances les plus récentes que nous possédions. Rappelons-nous tout ce que nous avons pu lire hier soir. Et que ce ne soit plus, en ce moment, qui songe, le connaisseur des anciennes civilisations, mais celui aussi bien qui connaît quelque chose d’Einstein et de Poincaré, de Planck et de Broglie, de Bohr et de Heisenberg (Ponge 1955).
L’ouverture des savoirs scientifiques à une investigation parfois contre-intuitive du monde coïncide par ailleurs avec une remise en question des conditions mêmes des expériences scientifiques, une mise en avant de la place de l’observateur·ice ou de l’expérimentateur·ice – donc, de la subjectivité –, et une interrogation du langage utilisé pour en rendre compte. Si l’opposition du caractère systématique, méthodique et « objectif » des sciences à une démarche poétique supposément fondée sur le particulier et l’expression d’une subjectivité demeure bien ancrée dans l’imaginaire collectif, sciences et poésie se rencontrent dans une commune exploration du langage qui détermine notre appréhension du monde. La reconfiguration épistémologique proposée par les science studies – mais aussi par les épistémologies féministes du point de vue (Harding 1986, Haraway 1988) – qui mettent l’accent sur le caractère construit et socialement situé de toute connaissance, achève par ailleurs d’ébranler l’idée d’une science objective, universelle, indépendante du sujet de la connaissance, et laissent donc davantage de place, peut-on penser, à sa confrontation active avec le langage poétique.
L’intérêt des poètes et poétesses pour la science reste cependant parfois identifié à un style dépassionné, distancié – en témoigne le lien qu’établit Karen Leeder entre ce qu’elle caractérise comme une « obsession du discours scientifique » dans la poésie contemporaine de langue allemande et une « insistance sur l’observation clinique et la froideur du ton » (Leeder 2005). Si, par ailleurs, l’intérêt des poètes modernistes états-uniens pour les avancées scientifiques de leur temps visait à conférer à la poésie une autorité, la « dépersonnalisation » qu’appelait notamment T. S. Eliot de ses vœux étant censée élever l’art vers « la condition de la science » (Eliot 1919), l’équivalence entre matériau scientifique et impersonnalité ou froideur n’est une évidence. Dans son recueil Endocrinology, réalisé en collaboration avec l’artiste plasticienne Kiki Smith, la poétesse Mei-Mei Berssenbrugge articule ainsi un langage de l’affectivité et de l’intimité à la précision technique du vocabulaire médical, interrogeant « la ligne entre substance chimique et émotion » (Berssenbrugge 1997) non en termes d’opposition mais en termes de continuité. Il serait particulièrement intéressant d’explorer des écritures poétiques qui remettent en question la prétendue incompatibilité entre démarche scientifique et expérience incarnée du monde et de soi.
En lisière
Pour aller plus loin, on pourra chercher à considérer la démarche poétique comme une investigation au même titre que la démarche scientifique – et donc à explorer les modes de connaissance qui se déploient dans leur enchevêtrement. Comme l’écrit la poétesse Lyn Hejinian, « le langage de la poésie est un langage d’investigation, pas un langage de genre [littéraire] » (Hejinian 2000) – en cela, elle est à considérer non pas dans sa subordination à une connaissance scientifique porteuse de « vérités » factuelles, mais comme une interrogation du monde qui lui serait nécessairement complémentaire. L’on pourra donc examiner le développement de poétiques contemporaines qui ébranlent la notion même de vérité dans leurs processus d’interrogation du réel et mettent l’accent non sur la diffusion de faits établis mais sur le rôle fondamental du langage dans l’établissement de la connaissance. Par ailleurs, des démarches expérimentales telles que celle de Joan Retallack cherchent, dans la lignée de l’artiste et théoricien John Cage, à « imiter la Nature dans sa manière d’opérer » (Cage 1967) plutôt qu’à simplement la représenter. Il pourra donc également s’agir d’envisager « comment les textes peuvent [...] mettre en œuvre les principes dynamiques qu’un modèle scientifique a été développé pour comprendre » (Retallack 2012) – des principes qui, comme la théorie du chaos, viennent remettre en question l’équivalence entre modèle scientifique et systématicité.
Dans cette optique, on cherchera à inscrire cette confrontation entre poésie et sciences dans une réflexion plus large sur le rapport qu’entretient la poésie avec la connaissance – le poète ou la poétesse se faisant « épistémologue radical·e » (Retallack 2007). L’intégration du langage ou des méthodes scientifiques dans la poésie a-t-elle une vocation de clarification du monde ou au contraire d’opacification, de confrontation à un mystère que les découvertes scientifiques ne font qu’augmenter ? De fait, lorsqu’il choisit de se pencher sur un certain objet scientifique, « un poème ne transmet jamais simplement un savoir, mais [...] transforme une connaissance scientifique pour son lectorat » (Baetens, van Alst, Bru, 2020). Réciproquement, en quoi le langage scientifique peut-il venir bouleverser, voire brouiller, le rapport à la signification poétique ? Jonathan Skinner, dans le premier numéro de la revue ecopoetics qu’il fonde en 2001, appelle ainsi de ses vœux une pratique de la poésie comme « lisière [edge] (dans le sens de la lisière d’une prairie, ou d’un rivage, plutôt que d’une avant-garde [leading edge]) où différentes disciplines peuvent se rencontrer et se compliquer mutuellement » (Skinner 2001). Comment cette complication mutuelle des sciences et de la poésie permettrait-elle de reconfigurer nos modes de perception, nos sensibilités ?
Désoccultation
Il sera enfin nécessaire d’explorer le rapport que la poésie entretient avec la science comme un certain régime – historiquement et politiquement situé – de la connaissance, et donc avec les modes de légitimation et les formes d’autorité qui la caractérisent. Plusieurs poèmes d’Adrienne Rich évoquent ainsi l’effacement systématique des contributions scientifiques des femmes – ce que Margaret W. Rossiter a nommé « l’effet Matilda » (Rossiter 1993). Le poème « Planetarium » (1968), écrit « en pensant à Caroline Herschel (1750-1848), astronome », dont la renommée fut éclipsée par celle de son frère William, fait également allusion à la découverte des pulsars par l’astrophysicienne Jocelyn Bell Burnell3 – découverte pour laquelle son directeur de thèse, Anthony Hewish, obtiendra le Prix Nobel de physique en 1974, sans qu’elle soit créditée pour son travail. Se refusant à un regard (masculin) qui chercherait à observer ou cartographier clairement ces « Galaxies de femmes » pour en tirer une connaissance stable, la poétesse construit à partir du matériau scientifique un sujet nébuleux et opaque, volontairement insaisissable :
Je suis un nuage galactique si profond aux volutes si ser-
rées qu’une onde lumineuse pourrait prendre 15
ans pour me traverser [...]
Je suis un instrument sous forme
de femme qui essaie de traduire des pulsations
en images (Rich [1968] 2016)
On pourra en dernier lieu s’interroger sur la possibilité pour le texte poétique de remettre en question l’autorité de sciences souvent enracinées dans une histoire coloniale ou de les mettre en relation avec des modes de connaissance historiquement marginalisés – voire mis en danger de disparition – par un impérialisme scientifique. Comment l’hybridité, la présence dans un texte poétique de divers régimes de savoir, permet-elle d’ébranler la hiérarchisation entre les formes et pratiques de la science en Occident et ces épistémologies dites subalternes ? Julio Prieto, qui analyse dans un corpus latino-américain l’entrelacs entre l’intégration de références scientifiques et l’utilisation de savoirs ancestraux des Andes tels que le quipu, caractérise ainsi la poésie comme une « pratique de savoirs potentiels », un « laboratoire de l’“inconcevable” » dans lequel reprennent place des modes de connaissance délégitimés (Prieto 2023). C’est à ces expérimentations que notre colloque entend laisser place, afin que la poésie puisse rejoindre les savoirs dits « mineurs » qu’aborde Isabelle Stengers dans La Guerre des sciences et « qui accompagnent l’histoire de la science moderne comme une basse continue dissonante ou à peine audible : hypothèses abandonnées, voies scientifiques délaissées [...], théories et expérimentations excentriques validées après coup [...], magie et occultisme, alchimie, sorcellerie, chamanisme » (Prieto 2023).
Sans prétendre à l’exhaustivité, ces quelques pistes de réflexion ont pour but de susciter l’intérêt des spécialistes de la poésie des XXe et XXIe siècles, des poétes·ses ou des scientifiques sensibles aux démarches transdisciplinaires. Leurs réponses à notre appel, que nous espérons nombreuses, donneront sa forme à notre événement.
En marge du colloque, nous prévoyons un événement plus grand public, co-organisé avec la Maison de la Poésie de Strasbourg, afin de susciter la curiosité quant à ce dialogue entre poésie et sciences et de l’ouvrir à la création contemporaine. De ce fait, les contributions s’inscrivant dans le champ de la recherche-création sont vivement encouragées. Les interventions, d’une durée de 25 minutes environ, seront suivies d’échanges.
Les propositions, d’une longueur de 400 mots maximum, sont à soumettre à ces deux adresses : etourte@unistra.fr ; aborgomano@unistra.fr, avant le 9 février 2025.
—
1. Voir notamment la distinction, depuis largement remise en question, que fait C. P. Snow entre ces « deux cultures ». Voir SNOW Charles Percy, The Two Cultures and the Scientific Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1959.
2. Cette évolution des sciences justifie d’ailleurs l’absence du qualificatif « exactes » dans notre titre.
3. Jocelyn Bell Burnell est, en outre, une figure importante de l’intersection entre poésie et astronomie. Elle a notamment co-édité l’anthologie Dark Matter: Poems of Space en 2008.
Bibliographie
ALBRIGHT Daniel, Quantum Poetics: Yeats, Pound, Eliot, and the Science of Modernism, Cambridge, Cambridge University Press, 2006.
ARMITAGE Simon, « Poetry, Science, and the Art of Metaphor », dans R. Crawford (éd.), Contemporary Poetry and Contemporary Science, Oxford, New York, Oxford University Press, 2006.
BERSSENBRUGGE Mei-Mei, SMITH Kiki, Endocrinology, Berkeley, Kelsey Street Press, 1997.
CAGE John, A Year from Monday: New Lectures and Writings, Middletown, Connecticut, Wesleyan University Press, 1967.
ELIOT Thomas Stearns, « Tradition and the Individual Talent » [1919], The Sacred Wood. Essays on Poetry and Criticism, Londres, Methuen, 1920.
ETTLIN Annick, BAETENS Jan (dir.), Toucher au « vrai » : la poésie à l’épreuve des sciences et des savoirs, Fabula–LhT, n° 24, novembre 2020.
HARAWAY Donna, « Situated Knowledges: The Science Question in Feminism and the Privilege of Partial Perspective », Feminist Studies, vol. 14, n° 3, 1988, p. 575-599.
HARDING Sandra, The Science Question in Feminism, Ithaca, New York, Cornell University Press, 1986.
LABORATOIRE NOVALIS, Le Système poétique des éléments, Lille, Invenit, 2019.
LEEDER Karen, « “Cold media”: the poetry of science and the science of poetry », Interdisciplinary Science Reviews, vol. 30, n° 4, décembre 2005, p. 301-311.
MARCHAL Hugues (dir.), Muses et Ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Éditions du Seuil, 2013.
NABHAN Gary Paul, Cross-pollinations: The Marriage of Science and Poetry, Minneapolis, Milkweed Editions, 2004.
PONGE Francis, « Texte sur l’électricité », La Nouvelle Revue Française, n° 31, 1er juillet 1955.
PRIETO Julio, « Doing Poetry with Science. Unthinking Knowledge in Sarduy, Perlongher, and Eielson », dans M. del P. Blanco et J. Page, Geopolitics, Culture, and the Scientific Imaginary in Latin America, Gainesville, University Press of Florida, 2023, p. 230-253.
RETALLACK Joan, « What Is Experimental Poetry & Why Do We Need It? », Jacket 32, avril 2007, en ligne : http://jacketmagazine.com/32/p-retallack.shtml
RETALLACK Joan et al., « Metaphor or more? », dans Gilbert Adair (éd.), « Like a metaphor. Ongoing relations between ‘poetry’ and ‘science’ », Jacket2, mars 2012, en ligne : https://jacket2.org/feature/metaphor
RICH Adrienne, Collected Poems, 1950-2012, New York, W. W. Norton & Company, 2016.
ROSSITER Margaret W., « The Matthew/Matilda effect in science », Social Studies of Science, London, UK, vol. 23, n° 2, 1993, p. 325–341.
SAINT-JOHN PERSE, « Poésie. Allocution au Banquet Nobel du 10 décembre 1960 », dans Œuvres complètes, Paris, Gallimard, coll. « Pléiade », 1972, p. 443-447.
SKINNER Jonathan, « Editor’s Statement », ecopoetics, n° 1, hiver 2001, en ligne : https://ecopoetics.files.wordpress.com/2008/06/eco1.pdf
SNOW Charles Percy, The Two Cultures and the Scientific Revolution, Cambridge, Cambridge University Press, 1959.
STENGERS Isabelle, La Guerre des sciences. Cosmopolitiques I, Paris, La Découverte/Les Empêcheurs de penser en rond, 1996.
WHITE Kenneth, Le Plateau de l’albatros : Introduction à la géopoétique, Paris, Grasset, 1994.