(Im)mobilis in (im)mobili : mouvements et circulations dans la littérature carcérale européenne, XVIe-XIXe s. (Boulogne-sur-Mer)
(Im)mobilis in (im)mobili :
mouvements et circulations dans la littérature carcérale européenne (XVIe-XIXe siècles)
Boulogne-sur-Mer, 19-20 mars 2026
Colloque organisé par
Marie-Agathe Tilliette (HLLI, Université du Littoral Côte d’Opale) & Louise Dehondt (LASLAR, Université de Caen Normandie)
L’espace carcéral est, par définition, le lieu de la mobilité empêchée : l’adjectif « carcéral » en français (tout comme les substantifs carcere en italien, cárcel en espagnol et cárcere en portugais), vient du latin carcer, signifiant à la fois « prison » et « enceinte », « barrière ». Dans l’espace carcéral, qu’il soit prison, bagne ou galère, les mouvements du corps sont limités, voire rendus impossibles, tout comme la communication est entravée. La contrainte spatiale a pour conséquence un ressassement temporel, un temps vécu comme stagnant ou circulaire. Ce chronotope de l’immobilité, qui est un topos de la littérature carcérale, confère à chaque déplacement une importance accrue : les contraintes pesant sur les circulations, qu’elles soient humaines ou matérielles, en font des points nodaux des représentations carcérales.
De même que, comme l’écrivait Dominique Kalifa (2000, p. 203), « en dépit de sa vocation à l’isolement et au silence, la prison est un lieu bavard », au sens où elle a suscité un nombre colossal de discours et d’écrits, l’espace carcéral est un monde du mouvement malgré sa vocation à l’immobilité : un monde travaillé par les circulations avec l’extérieur et hanté par l’aspiration au dehors, tout en craignant parfois son intrusion ; un monde structuré en son sein par des réseaux d’échanges et par des déplacements, subis ou non. Les circulations autorisées, telles que les promenades ou les réceptions de colis, et non autorisées, à l’instar des pots-de-vin versés aux gardiens et des évasions, sont des événements ponctuels de l’ordre carcéral, régis par des hiérarchies et des codes propres à celui-ci, tandis que, favorisée par l’espace collectif, la circulation des parasites, miasmes, sons ou odeurs échappe au contrôle et instaure un partage par-delà les cloisons intérieures.
Au carrefour d’enjeux anthropologiques, éthiques, esthétiques et politiques, ce colloque vise à interroger les différents avatars de la mobilité au sein d’un imaginaire largement marqué par l’immobilité : comment sont-ils représentés ? De quelles valeurs peuvent-ils être porteurs ? Que disent-ils des fonctions et des enjeux portés par la littérature carcérale ? Au contraire du nomadisme intégral promu par la devise choisie par le Capitaine Nemo pour le Nautilus, Mobilis in mobili, le lieu clos qu’est l’espace carcéral crée un rapport paradoxal au mouvement, qui en est à la fois le cœur et l’antonyme.
Alors que l’écriture carcérale correspond à un corpus identifiable de textes écrits en prison, la littérature carcérale renvoie à des œuvres plus hétérogènes qui concernent la prison, quelles qu’en aient été les conditions d’écriture. De la poésie burlesque aux écrits politiques, des confessions mystiques aux œuvres romanesques, les deux corpus partagent une dimension transgénérique et incluent aussi bien des œuvres de fiction que des témoignages et des textes philosophiques, mais ils ne supposent pas les mêmes objectifs de recherche. Tandis que la notion d’écriture carcérale invite d’abord à interroger les effets de la condition carcérale sur la pratique littéraire (ce qui implique une certaine définition de la littérarité[1]), celle de littérature carcérale met l’accent sur la constitution et l’évolution de l’imaginaire social de la prison. Définie comme un « ensemble de représentations » partagées et un « processus par lequel la société présente une réalité donnée en l’associant à un système de valeurs »[2], la notion d’imaginaire social met notamment l’accent sur l’enjeu axiologique de ces pratiques littéraires. La réflexion du colloque se penchera ainsi sur la littérature carcérale en tant qu’elle s’inscrit dans une constellation imaginaire à la fois instituée et instituante : les œuvres héritent de l’imaginaire social tout en contribuant à le forger.
Cela ne suppose toutefois pas que la représentation de la prison soit indépendante de toute expérience concrète de l’incarcération, vécue par d’innombrables écrivains, de Cervantès à Defoe, du Tasse à Diderot. Tout en tenant compte des conditions pragmatiques qui permettent de dire l’emprisonnement, on pourra interroger la valeur de vérité de textes qui se présentent comme des témoignages, qu’ils aient été écrits pendant l’incarcération ou a posteriori, et étudier comment s’articule la mise en mots d’une expérience charnelle singulière et le recours à des lieux communs identifiés et identifiables.
La période considérée est marquée par une rupture temporelle majeure, mise en lumière par Michel Foucault (1975) : c’est au XVIIIe siècle que la prison devient, en Europe, une pièce maîtresse de l’ordre social et que s’institue le modèle de la prison pénale. Dans le champ littéraire, on peut distinguer à grands traits une première période de la littérature carcérale du XVIe au XVIIIe siècle, où le modèle spirituel de la mise à l’épreuve reste vif tandis que la veine picaresque domine dans le genre romanesque (Berchtold, 2000), puis une seconde période, aux XVIIIe et XIXe siècles, où le thème de la prison se diversifie et connaît un succès sans précédent, apparaissant comme l’antonyme paradigmatique de la liberté individuelle (Carnochan, 1998). Une telle périodisation est heuristique en ce qu’elle invite à penser un tournant important dans l’imaginaire carcéral, mais il convient d’interroger la manière dont cette mutation politique et idéologique dans le rapport au châtiment se traduit dans les textes, notamment en dehors du genre romanesque. Enfin, le choix de considérer la littérature carcérale dans un large périmètre géographique, l’Europe, considérée autant dans la diversité de ses contextes nationaux que dans ses rapports aux autres continents, invite à mettre l’accent sur la circulation des pratiques et des imaginaires carcéraux.
Plusieurs perspectives d’étude peuvent être envisagées.
Porosité ou étanchéité des seuils ?
Les différentes étapes à franchir dans un sens ou dans l’autre pour passer les murs de la prison structurent les récits d’incarcération, de libération ou de visite (que cette dernière soit personnelle, philanthropique ou même hostile). Étudier l’évocation des déplacements entre l’extérieur et l’intérieur permettra d’interroger la représentation des contours de la prison, et les effets de seuil, renforcés par l’attention portée aux entrées et sorties, des visiteurs comme des prisonniers. Les récits de visite en prison ou dans les asiles d’aliénés participent-ils à consolider la frontière entre le dedans et le dehors ou au contraire à la dénoncer ? Comment l’organisation spatiale des lieux d’incarcération et en particulier leur séparation d’avec l’extérieur influe-t-elle sur leur représentation ? Dans ce cadre, on pourra également interroger la particularité des bagnes européens dans les colonies outre-Atlantique, ou les paradoxes des galères et hulks, mondes clos mais prisons en mouvement, où la barrière mobile de l’eau se substitue à la solidité des murs de pierre.
Circulations du dedans : monde à part ou miroir condensé du dehors ?
Comme l’écrit Didier Fassin, dans L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, « l’univers carcéral a beau être fermé, il n’en est pas moins poreux. La vie au-dedans est traversée par la vie du dehors. La prison n’est pas séparée du monde social : elle en est l’inquiétante ombre portée » (2015, p. 49). Espace hétérotopique (Foucault, 1967), la prison est parfois représentée comme une mise en abyme de l’ensemble de la société, où peuvent être observés et analysés réactions humaines et mécanismes sociaux. Sa structuration instaure des frontières intérieures, sociales, politiques, et des rapports de pouvoir qui se traduisent dans un rapport différencié au mouvement. Pour mieux l’appréhender, on pourra étudier toute la diversité des circulations internes au monde carcéral : les ruses déployées pour braver l’interdiction des échanges, oraux ou écrits, entre prisonniers ; les transactions d’objets et d’argent au sein de la prison ; les échanges entre ceux qui sont réduits à l’immobilité et ceux qui se déplacent (gardiens, mais aussi rats et parasites en tous genres) ; l’émergence de mouvements de sédition ou de révolte, qui peuvent rencontrer, dans leur représentation, celle des mutineries nées dans le huis clos des navires.
S’affranchir des murs : entre transports et évasions
La contrainte à l’immobilité suscite une large gamme de stratégies de lutte pour maintenir une autonomie de mouvement. Lorsque l’incarcération est pensée comme une mise à l’épreuve, nourrie de relectures bibliques et antiques (de Jonas à Socrate), l’élévation des pensées ou le transport mystique peuvent opposer à l’entrave des corps un affranchissement de l’esprit et des émotions paroxystiques. Le modèle actif de l’évasion suggère en revanche que seule la sortie physique effective hors des murs peut contrecarrer l’injustice d’un confinement du corps comme de l’esprit. Il s’agira d’étudier les représentations de ces mobilités, leur répartition générique et chronologique, les modèles topiques sur lesquels elles s’appuient, pour mieux comprendre de quel imaginaire de la prison et de quelles valeurs elles sont porteuses.
Écrire contre l’enfermement
En prison, la contrainte pesant sur les corps se double de la suppression de la liberté de communiquer. C’est à ce titre que, selon Jean-Pierre Cavaillé (2007), l’écriture en prison peut servir de paradigme pour interroger les conditions de production et de diffusion de tout texte, ainsi que ses enjeux pragmatiques. Qu’il s’agisse d’obtenir un élargissement ou de dénoncer des conditions d’incarcération, on pourra ainsi se demander selon quelles modalités l’écriture carcérale permet d’instaurer un autre rapport à l’immobilité de la prison. Dans le cadre d’une écriture qui doit composer avec la dissimulation, comment le recours aux tropes, métaphores, figures de déplacement permet-il de se dire ? Plus largement, on pourra se demander comment l’écriture permet de lutter contre le figement. Comment instaurer, par le rire ou la compassion, des partages d’émotions et de mouvements d’âme avec le destinataire ? Quels scénarios topiques dynamiques (corruption, rédemption) l’incarcération favorise-t-elle pour suggérer la mobilité ou l’évolution du prisonnier ? L’étude des transferts culturels et du succès de certains récits (que l’on pense à la diffusion européenne des mémoires carcérales de Silvio Pellico ou à la fortune tardive du récit d’évasion de Benvenuto Cellini) permettra d’interroger la chronologie et l’évolution de certains lieux communs de la mobilité en prison. On pourra également considérer les écritures échangées entre prisonniers, billets clandestins destinés à un autre détenu ou graffiti laissés sur les murs des cellules.
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Modalités de soumission
Études de cas, réflexions comparatistes, études stylistiques sont les bienvenues. Les contributions pourront prendre la forme d’une communication individuelle ou d’une table ronde. Les propositions (400-500 mots environ), accompagnées d’une brève présentation bio-bibliographique, sont à envoyer au plus tard le 7 juillet 2025 conjointement à louise.dehondt@unicaen.fr et marie-agathe.tilliette@univ-littoral.fr
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Comité scientifique
François Berquin (Université du Littoral Côte d’Opale)
Jean-Pierre Cavaillé (EHESS)
Anne Duprat (IUF / Université de Picardie Jules Verne)
Isabelle Durand (Université de Bretagne-Sud)
Florence Fix (Université de Rouen Normandie)
Marc Hersant (Université Sorbonne Nouvelle)
Alain Sandrier (Université de Caen Normandie)
Bibliographie sélective
« Prisons », Romantisme, n° 126, 2004/4.
BABBI, Anna Maria, ZANON, Tobia (dir.), “Le loro prigioni”: scritture dal carcere (atti del colloquio internazionale, Verona 25-28 maggio 2005), Verona, Fiorini, 2007.
BENDER, John, Imagining the Penitentiary: Fiction and the Architecture of Mind in Eighteenth Century England, Chicago, University of Chicago Press, 1987
BERCHTOLD, Jacques, Les prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle) : lectures plurielles et intertextuelles de Guzman d’Alfarache à Jacques le fataliste, Genève, Droz, 2000.
BRAVO, Paloma, RENOUX-CARON, Pauline (dir.), « Las puertas nunca están cerradas… » Porosités et circulations dans les espaces d’enfermement (Espagne XVIe-XVIIe siècles), eSpania, 48, juin 2024. DOI: https://doi.org/10.4000/120ni
BROMBERT, Victor, La prison romantique, Paris, José Corti, 1975.
CARNOCHAN, Walter B., « The Literature of Confinement », dans Norval Morris, David J. Rothman (dir.), The Oxford History of the Prison: The Practice of Punishment in Western Society, New York, Oxford, Oxford University Press, 1998, p. 427-455.
CAVAILLÉ, Jean-Pierre (dir.), Écriture et prison au début de l’âge moderne, Cahiers du Centre de recherches historiques, 39, 2007. DOI : https://doi.org/10.4000/ccrh.3345
CAVAILLÉ, Jean-Pierre, MÉCHOULAN, Éric, ROSELLINI, Michèle (dir.), Écrire en prison, écrire la prison (XVIIe-XXe), Les Dossiers du GRIHL, 5-1, 2011. DOI : https://doi.org/10.4000/dossiersgrihl.4874
CROISY, Marion, La prison dans la littérature française du XIXe siècle. Représentations romanesques et imaginaire social de la modernité carcérale, thèse de doctorat sous la direction de Paolo Tortonese, Université Paris Cité, 2016.
DAVIES, Ioan, Writers in Prison, Oxford, Cambridge (Mass.), Basil Blackwell, 1990.
DUPRAT, Anne, Histoire du captif. Un paradigme littéraire, de l’Antiquité au XVIIe siècle, Genève, Droz, « Histoire des idées et critique littéraire », 2023.
FASSIN, Didier, L’ombre du monde. Une anthropologie de la condition carcérale, Paris, Éditions du Seuil, 2015.
FOUCAULT, Michel, « Des espaces autres » (1967), Architecture, Mouvement, Continuité, 5, octobre 1984, p. 46-49 ; republiée dans Dits et écrits, 1976-1988, t. II, Paris, Gallimard, coll. « Quarto », 2001, p. 1571-1581.
— Surveiller et punir. Naissance de la prison, Paris, Gallimard, « Tel », 1975.
HERSANT, Marc, Genèse de l’impur. L’écriture carcérale du marquis de Sade (1777-1790), Paris, Armand Colin, « Le vent se lève », 2021.
KALIFA, Dominique, « Prisons à treize sous. Représentations de l’enfermement et imprimés de masse à la fin du XIXe siècle », Revue d’histoire du XIXe siècle, n° 20-21, 2000, p. 203-215.
PERROT, Michelle, Les ombres de l’histoire. Crime et châtiment au XIXe siècle, Paris, Flammarion, 2001.
PETIT, Jacques-Guy, CASTAN, Nicole, FAUGERON, Claude, PIERRE, Michel, ZYSBERG, André (éd.), Histoire des galères, bagnes et prisons, XIIIe-XXe siècles. Introduction à l’histoire pénale de la France, préface de Michelle Perrot, Toulouse, Privat, 1996.
SPIERENBURG, Pieter (dir.), The Emergence of Carceral Institutions: Prisons, Galeys and Lunatic Asylums, 1550-1900, Rotterdam, 1984.
UMEZAWA, Aya, La prison cellulaire et la folie des prisonniers : histoire des représentations de la prison et des prisonniers (1819-1848), thèse d’histoire sous la direction de Dominique Kalifa, Université Paris 1, 2012.
WEIGEL, Sigrid, Und selbst im Kerker frei...!: Schreiben im Gefängnis zur Theorie und Gattungsgeschichte der Gefängnisliteratur, 1750-1933, Marburg / Lahn, Guttandin und Hoppe, 1982.
[1] Voir par ex. Hersant 2021.
[2] Florence Giust-Desprairies, « Imaginaire social (social imaginary – imaginario social) », dans Agnès Vandevelde-Rougale et Pascal Fugier (dir.), Dictionnaire de sociologie clinique, p. 351.