
Numéro 5 de la revue Interaxxions (FLSH - Université Saint-Joseph de Beyrouth)
Appel à contributions
« Guérir avec les humanités : la mémoire et son trouble »
Dir. Pamela Krause
Le 50e anniversaire de la guerre du Liban soulève avec une acuité particulière la question de la mémoire individuelle et collective. La mémoire joue, de fait, un rôle central dans la construction de l’identité personnelle (John Locke, Edmund Husserl, Paul Ricœur…) en tant que fondement de la continuité temporelle du sujet (sub-jecere, cette mêmeté qui soutient le changement). De fait, cette identité mnésique est la condition de possibilité du récit de soi : qu’il s’agisse de la cure psychanalytique, de l’examen de conscience, de la confession religieuse ou de la thérapie narrative, ces pratiques libératrices s’ancrent dans la continuité temporelle de la subjectivité. Les recherches en thérapie narrative et en médecine psychosomatique ont en effet souligné les effets cathartiques de l’écriture autobiographique sur la réduction du stress post-traumatique et des symptoms dépressifs. Ainsi, si les troubles de la mémoire perturbent l’autonomie du sujet (comme dans les cas d’Alzheimer, du syndrome de Wernicke-Korsakoff, du trouble de stress post-traumatique ou de traumatismes crâniens), ils intiment l’urgence de réécrire, avec l’aide du personnel soignant, un récit de soi - de faire face à la béance laissée par l’oubli. L’identité mnésique est autrement vitale puisqu’elle est au fondement de la responsabilité juridique et politique, permettant au sujet de répondre de ses actes. Sa mise en péril altère l’exercice de cette responsabilité et peut justifier, dans le cadre du droit pénal, l’atténuation de peines. La mémoire individuelle est, de fait, éminemment connectée au collectif : elle s’enracine dans une histoire collective, dans une langue et dans un territoire en partage - témoignant ainsi d’une manière collective d’être au monde. De fait, « Un homme, pour évoquer son propre passé » se reporte à « des points de repère qui existent hors de lui, et qui sont fixés par la société » ; « le fonctionnement de la mémoire individuelle n’est pas possible sans ces instruments que sont les mots et les idées, que l’individu n’a pas inventées, et qu’il a empruntés à son milieu » affirme le sociologue (Halbawchs, 1968). Cette porosité entre l’individuel et le collectif est aussi sensible dans la constitution de récits collectifs, dans les politiques d’archivage ou d’écriture historiographique : la constitution d’une mémoire collective n’est-elle pas le fruit d’une construction sociale (gouvernementale ou institutionnelle) ? Résultant d’une construction narrative laborieuse, d’une série de pratiques sélectives, la mémoire collective implique une herméneutique inlassablement reprise en fonction des intérêts d’un groupe, une réappropriation sélective du passé en vue d’une construction identitaire.
L’édification de lieux de mémoire, la publication et la diffusion de récits collectifs, la pratique du documentaire, les actes de commémoration sont donc autant de gestes processuels qui cimentent et perpétuent une identité commune - permettant à un groupe de construire un avenir commun et d’établir des politiques rétributives. La construction de récits historiographiques et la conservation d’archives après la seconde guerre mondiale n’a-t-elle pas permis à l’Allemagne de repenser sa responsabilité collective et d’envisager la rétribution de ses crimes ? A contrario, l’orchestration d’une amnésie collective – comme celle implantée au Liban d’après-guerre, tant sur le plan architectural que politique—n’autorise-t-elle pas l’impunité et l’éternel retour des mêmes crimes ?
L’institutionnalisation de la mémoire et de l’oubli collectifs jouent un rôle déterminant dans la manière dont les sociétés s’approprient leur passé ; elle est sensible dans la gestion du patrimoine vert, muséal, des données et archives historiques d’une collectivité.
Enfin, la temporalisation propre à la littérature et au cinéma peut-elle combler les troubles de la mémoire, qu’elle soit individuelle ou collective ? En quoi ces formes artistiques permettent-elles de représenter la mémoire et son trouble, de conserver la trace de ce qui n’est plus ? N’offrent-elles pas une forme de témoignage, de transmission intergénérationnelle, par-delà les récits officiels et les politiques en cours ?
Ce numéro vise donc à mettre en lumière la contribution des humanités à l’analyse et au traitement des troubles de la mémoire, qu’ils soient individuels ou collectifs.
Axes
Axe 1 - La mémoire et son trouble
En quoi la psychologie, en dialogue avec les neurosciences, permet-elle de mieux comprendre et de traiter les mécanismes sous-jacents aux troubles de la mémoire ?
Axe 2 - Philosophies de la mémoire
En quoi la philosophie éclaire-t-elle la compréhension des troubles de la mémoire (trauma studies, philosophie et psychiatrie, phénoménologie, philosophie et neurosciences…) ? Comment les différentes traditions philosophiques appréhendent-elles la mémoire, ses défaillances et ses altérations ? En quoi les troubles de la mémoire modifient-elles notre conception de la subjectivité, de sa responsabilité et de son identité ? Est-il d’ailleurs possible de penser la subjectivité par-delà l’identité mnésique ? Quelles pratiques de soin (care) la philosophie permet-elle d’envisager ?
Axe 3 - Écritures mnésiques
En quoi la littérature contribue-t-elle à représenter et à interroger les troubles de la mémoire ? Quel rôle joue la narration dans la reconstruction et la transmission des mémoires, qu’elles soient individuelles ou collectives, ou dans le traitement des troubles mnésiques ? Nous invitons à examiner comment les récits littéraires explorent les tensions entre oubli et remémoration, fragmentation et continuité, en interrogeant les dispositifs narratifs qui permettent de donner forme aux expériences mémorielles et de préserver les traces du passé dans le présent.
Axe 4 - Archives et historiographie
Quelles sont les implications politiques et sociales de l’amnésie collective ? Dans quelle mesure l’historiographie permet-elle de résister à cette forme d’oubli institutionnalisé ? Comment les sociétés d’après-guerre articulent-elles la gestion de la mémoire et de l’oubli au niveau collectif, notamment à travers les mémoires institutionnalisées, les pratiques commémoratives et la construction de récits collectifs ? Quel rôle jouent ces dynamiques mémorielles dans la formation de l’identité collective et dans les processus de réconciliation nationale, souvent marqués par des tensions entre souvenir et effacement ? Il s’agira également d’examiner comment les réécritures historiques d’un « traumatisme collectif » ou les politiques mémorielles (lieux de mémoire, patrimoine vert…) sont façonnées par les intérêts politiques d’un groupe donné.
Axe 5 - Patrimoine(s)
En quoi la notion d’urbicide, volontaire ou involontaire (conflit, risques naturels, technologiques...) à partir de cas d'études, peut-elle aider à une reconstitution salvatrice de la mémoire urbaine ? Comment la valorisation du patrimoine, tant naturel, matériel ou immatériel, contribue-t-elle à la préservation de la mémoire collective ?
Axe 6 - Humanités médicales
Le recours aux humanités (littérature, psychologie, histoire, géographie, sociologie, philosophie, anthropologie) peut-il s’avérer guérisseur dans la préservation ou la restauration de la mémoire et la reconstruction de l’identité ? L’historiographie, la pratique de l’archivage et les narrations littéraires peuvent-elles constituer des formes de résistance contre l’amnésie, individuelle ou collective ?
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Modalités de soumission
Les abstracts, en langue française, anglaise ou arabe devront être envoyés, avant le 21 mars 2025, par courrier électronique aux adresses suivantes :
redactioninteraxxions@usj.edu.lb ; karl.akiki@usj.edu.lb ; pamela.krause@usj.edu.lb
La soumission comporte :
• Le résumé (abstract) de l’article (approx. 500 mots) avec précision de l’axe retenu.
• 5 Mots-clés.
• Une notice bio-bibliographique (approx. 100 mots).
Les abstracts seront examinés par le comité de rédaction. Les contributeurs recevront une réponse la semaine du 30 mars 2025.
Les articles dont les propositions auront été retenues devront être soumis avant le 10 juin 2025. Les articles d’une longueur de 40.000 signes (espaces compris) seront examinés en double aveugle par le comité de lecture. Ils respecteront les normes de rédaction de la revue qui seront transmises.
Une rubrique Varia permet aux doctorant.e.s de la FLSH de l’USJ de soumettre leurs propositions (hors-thématique retenue). Les critères de sélection de la revue seront appliqués à leurs articles.
Bibliographie indicative
Alan D. Baddeley, Michael W. Eysenck, Michael C. Anderson, Memory, London, Psychology
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Boutrous Ghanem, « Mourning and trauma. Reflection on history and the psychological
function of an embalmer », NAQD, No 18(2), pp. 51-62, 2003.
Bénédicte Tratnjek, « Le paysage-spectacle dans la guerre : L’urbicide, une mise en scène
de la haine dans la ville » (Thèse Paris-Sorbonne), 2009.
Charbel Skaff, « L’amnistie et la justice transitionnelle », Le Portique, 31, 2013, pp. 175-
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Coll., Ce qui nous arrive, Paris, Inculte/Dernière marge, 2022.
Coll., Cultural Trauma and Collective Identity, University of California Press, 2004.
Collège des humanités médicales, Médecine, santé et sciences humaines, Paris, Les Belles Lettres, 2021.
Felix Lang, The Lebanese Post-Civil War Novel. Memory, Trauma, and Capital, Palgrave
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Gruia Badescu, « Urban Memory after War: Ruins and reconstructions in post- Yugoslav
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Capdepón, Sarah Dornhof (dir)., Palgrave Macmillan, 2021, pp. 142-165.
Howard Eichenbaum, The Cognitive Neuroscience of Memory, Oxford University Press,
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Jan Assmann, Cultural Memory and Early Civilization: Writing, Remembrance, and Political
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Jeffrey K. Olick, The Politics of Regret : On Collective Memory and Historical Responsibility,
Routledge, 2007.
Kourken Michaelian, Dorothea Debus, Denis Perrin, New Directions in the Philosophy of
Memory, Routledge, 2020.
Julie Deschepper, Notion en débat. Le patrimoine, Géoconfluences, 2021.
Luiz Pessoa, The Cognitive-Emotional Brain : From Interactions to Integration, MIT Press,
2013.
Maurice Halbawchs, La Mémoire collective, Paris, PUF, 1968.
Michel Malherbe, Alzheimer : La vie, la mort, la reconnaissance, Vrin, 2015.
Mezzalira Selene, Trauma and its Impact on Temporal Experience, Routledge, 2021.
Myrna Ghannajé, L’enfant, les parents et la guerre, ESF Editeur 1999.
Nayla Tamraz (dir.), Littérature, art et monde contemporain : Récits, Histoire, Mémoire,
Beyrouth, Presses de l’université Saint-Joseph, 2015.
Olivier Lazzarotti, Le patrimoine : une mémoire pas comme les autres, L'information
géographique, 81 (2), 2017.
Paul Ricoeur, La Mémoire, l’Histoire, l’Oubli, Seuil, 2014.
Pio Colonnello, Phenomenology and Pathography of Memory, Mimesis International, 2019.
Pierre Nora, Les Lieux de Mémoire, Quatro, Gallimard, 1997.
Rita Charon, Médecine narrative, trad. Anne Foureau, Sipayat, 2015.
Sven Bernecker, The Metaphysics of Memory, Springer, 2008.