
(Re)cartographier les littératures autochtones. Au-delà des langues, des territoires, des pratiques et des genres (Québec)
Dans son ouvrage Mark My Words, la chercheuse seneca Mishuana Goeman réfléchit aux possibilités des textes littéraires autochtones à produire des (re)cartographies, c’est-à-dire des discours qui remettent en question les géographies et visions du monde issues du colonialisme et de l’impérialisme européens. (Re)cartographier, écrit-elle, « is the labor Native authors and the communities they write within and about undertake, in the simultaneously metaphoric and material capacities of map making, to generate new possibilities » (2013 : 3). Partant de cette définition de Goeman et des possibilités créatives qu’elle engendre, nous souhaitons réfléchir à la manière dont l’acte de (re)cartographier peut se situer à différents niveaux : à la fois comme un outil conceptuel pour penser la construction et la représentation de l’espace et des spatialités dans les œuvres littéraires autochtones et plus largement comme un geste critique qui engage un (re)traçage des contours de ce que l’on nomme, aujourd’hui, les littératures autochtones. En fait, dans son livre, Goeman, à la suite de Doreen Massey, nous invite à penser l’espace non pas comme une simple surface, mais plutôt comme une rencontre d’histoires composant une toile de relations ouverte, en constante transformation (2013 : 5).
Les frontières spatiales peuvent donc être repensées et reconfigurées, notamment à travers les créations littéraires permettant d’imaginer des manières de transgresser les démarcations produites par la géographie et l’épistémologie coloniales. En ce sens, l’acte de (re)cartographier propre au fait littéraire nous permet de poser deux questions centrales : comment les littératures autochtones (re)mettent-elles en cause les frontières géographiques, génériques, formelles et linguistiques? Voire les frontières entre les pratiques littéraires (livres, périodiques, textes manuscrits ou imprimés, arts littéraires, etc.)? Et de quelle manière ce bouleversement des espaces à la fois matériels et symboliques déclenche-t-il une réflexion critique sur la délimitation des objets qui sont ceux des études littéraires autochtones?
(Re)penser les frontières linguistiques
Les œuvres autochtones interrogent les délimitations linguistiques du littéraire et se présentent comme des espaces au sein desquels se jouent des négociations langagières. Or, on peut se demander quels mécanismes sous-tendent les processus d’inclusion et d’exclusion dans la constitution du corpus des littératures autochtones et comment une perspective critique plurilingue pourrait contribuer à redéfinir les limites de cet objet d’étude. Si l’œuvre d’An Antane Kapesh, publiée originalement à la fois en innu-aimun et en français, est souvent conçue comme fondatrice d’une tradition de prise de parole autochtone au Québec, l’étude d’autres trajectoires ayant été occultées dans l’histoire littéraire nous oblige à repenser les frontières des catégories définitoires des littératures autochtones. Pensons, par exemple, à Geniesh: An Indian Girlhood de l’autrice eeyou Jane (Willis) Pachano, publié en 1973, absent pendant longtemps dans les discours critiques et les anthologies (Bradette 2021), à la poésie de l’écrivaine eeyou Margaret Sam-Cromarty (1993), à Our Caughnawagas in Egypt, écrit en 1885 par l’auteur kanienke’ha:ka Louis Jackson, aux pamphlets de l’auteur et militant wendat Jules Sioui publiés dans les années 1940 ou encore aux correspondances et écrits de voyage manuscrits de l’intellectuel abénakis Noel Annance (1792-1869). Comment une ouverture du corpus à la diversité linguistique pourrait-elle permettre de (re)cartographier les littératures autochtones à partir des trajectoires et des pratiques littéraires qui n’ont pas été considérées dans le récit construit par la critique?
(Ré)imaginer les frontières spatiales
Cette ouverture du corpus aux perspectives plurilingues engage également une réflexion critique sur les espaces et les territoires à partir desquels on construit et on raconte les histoires littéraires. Si l’on s’intéresse aux littératures autochtones produites en français, le référent « Québec » apparaît rapidement comme limité pour produire une réflexion approfondie en études littéraires autochtones. En effet, ce référent national, lorsque pris comme point de départ géographique, exclut les écrits autochtones produits en français dans le contexte acadien au Nouveau-Brunswick, par exemple (Michael 2020; Perkins 2020). Est-ce que de parler des littératures de l’Est du Canada serait plus pertinent? Mais qu’en est-il alors des textes écrits en français (ceux de Louis Riel, de Marie-Thérèse Goulet Courchesne ou d’Éric Plamondon, par exemple), ou dans une prose d’emblée hétérolingue (Tétrault 2023) qui inclut la langue française au côté de l’anglais et du michif, par des écrivain·es métis·ses de la Rivière-Rouge sur les territoires que l’on connaît désormais comme le Manitoba ou l’Alberta? En partant directement du corpus et de ses singularités, il nous apparaît nécessaire de revoir nos méthodologies et de permettre ainsi des mises en relation, voire en comparaison des textes, des auteur·rices, des périodes historiques et des espaces géographiques pluriels.
(Re)cartographier les frontières entre les genres et les thèmes littéraires
« [W]e hope to inspire a critical approach […] that acknowledges genre as dynamic, shifting, limiting, and a potent medium for political critique », peut-on lire dans Read, Listen, Tell (McCall et al. 2017 : 6). Les éditeur·rices proposent que les histoires autochtones résistent à la catégorisation et mettent en lumière d’autres modes de connaissance (2017 : 2). Jodi Byrd, chercheureuse chickasaw, parle pour sa part d’une politique des codes esthétiques transgénériques (2014 : 355). Comment les œuvres Shuni (2019) de Naomi Fontaine, qui s’est retrouvée tour à tour liée au roman, à l’essai et au genre épistolaire, et Akuteu (2023) de Soleil Launière, « performance littéraire sur papier » (Bradette 2023) au croisement du poétique, du théâtral et de l’illustration, participent-elles à un ébranlement du littéraire? Cela dit, plusieurs auteur·rices autochtones, comme J.D. Kurtness et Julian Mahikan, sont inspiré·es par, entre autres, la « littérature de genre ». L’auteurice diné Lou Cornum écrit d’ailleurs, à propos du futurisme autochtone, qu’il s’agit en partie d’une façon de « speaking back to the SF genre » (2017 : 365). Procéder à un renversement de la perspective, à partir d’un genre plutôt enclin à reproduire des schémas narratifs coloniaux, permettrait une déconstruction profonde des manières de concevoir le temps, le progrès et la valeur (2017 : 365). Pensons au recueil de nouvelles d’anticipation Wapke (2021). Par ailleurs, les délimitations matérielles de ce que nous considérons comme la « littérature » se trouvent elles aussi (re)définies par une pluralité de formes d’expression artistique autochtone (incluant la performance, le visuel, l’audiovisuel) qui exigent une approche critique transdisciplinaire et intermédiale (Henzi 2016). Comment peut-on aborder la pratique interdisciplinaire de Natasha Kanapé Fontaine, ou le jeu vidéo Two Falls (Nishu Takuatshina) dont le récit a été imaginé par Isabelle Picard? Comment les œuvres autochtones (re)cartographient-elles le littéraire en renversant ses frontières génériques et matérielles?
(Re)considérer la pluralité des pratiques
Est-ce que les textes manuscrits datant du 19e siècle, les journaux ou les correspondances, voire les récits de voyage, pourraient alors trouver un lieu favorable pour leur étude dans une perspective non seulement historienne, mais aussi littéraire? Ces textes permettent en effet de remettre en question l’écriture de l’histoire littéraire autochtone le plus souvent présentée comme émergente ou récente pour ainsi envisager une profondeur historique jusqu’alors occultée. Les défis de notre discipline se trouvent dès lors transformés : il ne s’agit plus seulement de trouver des outils pour analyser de manière éthique et culturellement appropriée les textes, mais aussi de développer des méthodologies littéraires pour la recherche autochtone dans des fonds d’archives. La question du genre devient alors fondamentale, puisque, dès que l’on remonte dans l’histoire des littératures autochtones écrites au-delà du 20e siècle, nous pouvons assurément suivre quelques trajectoires masculines, mais il est beaucoup moins aisé de suivre des trajectoires d’écriture de femmes. Si Pauline Johnson écrivait et publiait déjà au tournant du 19e siècle, force est de constater que, dans le contexte du Québec notamment, les femmes sont souvent effacées des archives coloniales. Comment donc, en prenant en compte des pratiques d’écriture qui ne relèvent pas seulement de la publication, pouvons-nous nous assurer de donner aux femmes la place qui leur revient dans l’histoire des écritures littéraires autochtones que ce soit au Québec ou plus largement au Canada ?
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Ce sont là autant de questionnements que nous souhaitons ouvrir dans le cadre du colloque qui se tiendra dans le contexte de la 14e édition du Salon du Livre des Premières Nations. Nous invitons donc des propositions de communications qui abordent, sans s’y limiter, les axes de réflexion suivants :
La délimitation géographique et linguistique des littératures autochtones produites sur les territoires du Québec actuel
Les défis et les possibles de l’élargissement des frontières dans la configuration des histoires littéraires autochtones
Les frontières génériques et formelles des littératures autochtones
L’acte de (re)cartographier comme geste critique décolonial
La (ré)émergence des épistémologies spatiales dans les littératures autochtones
La circulation des littératures autochtones au-delà des frontières nationales et linguistiques, notamment par l’intermédiaire de la traduction
Les pratiques littéraires autochtones non livresques
La place des femmes dans les pratiques littéraires autochtones plus anciennes
Les méthodologies littéraires autochtones pour le travail en archive
Les personnes intéressées à soumettre une proposition de communication sont invitées à envoyer un résumé en français ou en anglais (300 mots) accompagné d’une notice biobibliographique (150 mots) au plus tard le 12 juin 2025 à l’adresse courriel chairelitteraturesautochtones.lit@ulaval.ca.
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Bibliographie
Bradette, Marie-Eve, « Entre la suspension du corps et la réécriture de l’Histoire », dans Voix et Images, vol. 48, no 3, printemps-été 2023, p. 93‑98.
Bradette, Marie-Eve, « “I was the low girl on the totem pole” : Restituer Geniesh : An Indian Girlhood de Jane (Willis) Pachano à l’histoire des littératures autochtones au Québec », dans Voix Plurielles, vol. 18, no 2, 2021, p. 69-90.
Byrd, Jodi, « Red Dead Conventions: American Indian Transgeneric Fictions », dans James H. Cox et Daniel Heath Justice [éd.], The Oxford Handbook of Indigenous American Literature, Oxford University Press, 2014, p. 344-358.
Cornum, L.C., « The Space NDN’s Star Map », dans Sophie McCall, Deanna Reder, David Gaertner, et al. [éd.], Read, Listen, Tell: Indigenous Stories from Turtle Island, Wilfrid Laurier University Press, 2017, p. 364-371.
Fontaine, Naomi, Shuni : Ce que tu dois savoir, Julie, Mémoire d’encrier, 2019.
Goeman, Mishuana, Mark My Words: Native Women Mapping Our Nations, University of Minnesota Press, 2013.
Henzi, Sarah, « “Betwixt and Between”: Alternative Genres, Languages, and Indigeneity », dans Deanna Reder et Linda M. Morra [éd.], Learn, Teach, Challenge: Approaching Indigenous Literatures, Wilfrid Laurier University Press, 2016, p. 487-492.
Jackson, Louis, Our Caughnawagas in Egypt, W. Drysdale, 1885.
Jean, Michel [dir.], Wapke, Stanké, 2021.
Launière, Soleil, Akuteu, Les éditions du remue-ménage, 2023.
McCall, Sophie, Deanna Reder, David Gaertner, et al. [éd.], Read, Listen, Tell: Indigenous Stories from Turtle Island, Wilfrid Laurier University Press, 2017.
Pachano (Willis), Jane, Geniesh: An Indian Girlhood, New Press, 1973.
Riel, Louis, Poésies de jeunesse, Les Éditions du Blé, 1977.
Tétreault, Matthew, Hold Your Tongue, NeWest Press, 2023.
Tobie, Manie, Manie Tobie: femme du Manitoba, présentation et choix des textes par René Juéry, Les Éditions des Plaines, 1979.