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La littérature face à l’aveuglement collectif (revue Post-Scriptum)

La littérature face à l’aveuglement collectif (revue Post-Scriptum)

Publié le par Marc Escola (Source : Glenda Ferbeyre Rodriguez)

Il n’existe ni formules ni algorithmes pour échapper à la cécité épistémique. Nous avons désormais
bien dépassé l’espoir positiviste d’une connaissance transparente du monde, qui, en accumulant
du savoir et en apprenant des erreurs de l’histoire, nous rapprocherait d’une sagesse définitive.
Faut-il, peut-être, revenir à Foucault (1969) pour accepter que ce que nous percevons du monde
est toujours traversé de zones d’ombre? Celles-ci, ni fixes ni universelles, prennent à chaque
moment des configurations de savoir-pouvoir différentes aux contours flous où se cachent des
vérités indicibles, condamnant ainsi une partie du réel au domaine de l’invisible. Foucault (1984)
nous invite à penser un constant déplacement vers la frontière, tandis que Desan (1961) plaide pour
la reconstruction perpétuelle d’une vérité complémentaire et additive. Mais quelle que soit
l’approche, il semble que la seule objectivité scientifique à laquelle nous puissions aspirer soit
celle qui renonce à l’hybris du point zéro (Castro Gomez 2007) et accepte que, dans le regard que
nous portons sur le monde, il y aura toujours des « angles aveugles ».

Des cécités, des zones non éclairées par la représentativité des discours, forment tout espace
sémiotique. Elles sont constituées, notamment, de ce qui reste à l’extérieur de la caverne, dans
l’espace illisible du non-texte, mais aussi de tout objet quotidien que nous n’avons pas appris à
nommer, soit parce qu’il n’a pas revendiqué avec suffisamment de violence le droit d’être une
pratique signifiante, soit parce que sa présence défie la stabilité d’un système logique.
Cette tension entre le visible et l’invisible traverse les grands événements historiques, où les idéaux
proclamés occultent souvent des formes persistantes de domination : l’homme qui lutte pour la
justice prolétarienne tout en perpétuant la domination de genre dans l’intimité familiale; les
peuples qui rédigent des déclarations d’indépendance et d’égalité sur des systèmes d’oppression
esclavagiste; les luttes féministes du Nord global qui s’émancipent des rôles de genre en les
transformant en rôles de classe.

Nous sommes toujours aveugles à la beauté et à la lumière des autres, lorsqu’elles ne se codifient
pas de façon reconnaissable ; aux luttes que nous pensons trop lointaines pour nous atteindre ; à la
souffrance quand elle ne sait pas se déguiser sous des idéologies ou des visages aimés ; aux strates
du réel dont nous n’avons pas les outils pour les saisir.

Face à ces aveuglements, la littérature agit comme un révélateur, un espace où le visible est
constamment redéfini. Elle ne se contente pas de nous rappeler qu’une pierre est une pierre, comme le suggérait Chklovski avec son concept d’estrangement; elle nous force à voir la pierre que nous
nous acharnons à ignorer, celle dont la présence dérange, celle dont nous anesthésions l’inconfort
avec les narcotiques du quotidien.

Dans ce numéro de Post-Scriptum, nous voudrions interroger ce à quoi nous sommes aveugles
aujourd’hui. Comment la littérature s’emploie-t-elle à troubler cette cécité? Nous examinerons le
pouvoir de la littérature : son rôle dans l’effritement des évidences, dans le déplacement du regard,
dans la fabrique du sensible. Comment dévoile-t-elle ces angles morts qui, aujourd’hui invisibles,
formeront demain le brouillard d’une honte collective? En affrontant ces silences, comment
l’écrivain ou l’écrivaine déjoue-t-il ou elle la cécité collective? Quels procédés textuels sont
mobilisés pour parvenir à se faire entendre, à être pris au sérieux sans que le texte ne se perde dans
l’opacité de l’incompréhensible?

De même, comment la critique littéraire peut-elle nous aider à surmonter notre propre aveuglement
esthétique, à reconnaître des œuvres et des formes qui échappent à nos cadres de perception
habituels? La distance critique constitue-t-elle un point de vue privilégié, un décalage permettant
d'y voir plus clair, ou au contraire, peut-elle devenir un autre type d’aveuglement? Comment
« voir » les textes pour mieux les saisir tout en respectant leurs propres espaces de liberté?

Nous invitons à une réflexion libre, expérimentale, où la littérature apparaît non seulement comme
un révélateur des aveuglements collectifs, mais aussi comme un champ de bataille où se joue,
chaque jour, l’organisation du visible (Rancière 2000).

Nous encourageons des propositions qui abordent, sans s’y restreindre, les thèmes suivants :

-La littérature comme espace de contestation des récits hégémoniques et des oublis
historiques;
-Les dispositifs narratifs qui donnent à voir l’invisible et remettent en question les évidences
du sens commun;
-La fonction politique du roman dans la réécriture des points aveugles de l’histoire;
-Les effets de la traduction et du marché éditorial dans la circulation des récits et la
visibilisation de certaines œuvres;
-Les stratégies rhétoriques et poétiques qui subvertissent la cécité épistémique;
-La représentation littéraire de la cécité et sa dimension métaphorique ou symbolique;
-L’esthétique des frontières et la reconfiguration du regard sur les zones de conflit;
-La revalorisation esthétique des œuvres qui ont été mal comprises ou n’ont pas été « vues »
à leur époque.

Les propositions anonymisées (300-500 mots), accompagnées d’une brève notice biobibliographique, sont à envoyer avant le 10 juin à redaction@post-scriptum.org.

Références bibliographiques

Castro Gómez, Santiago. “Decolonizar La Universidad. La Hybris Del Punto Cero y El Diálogo de Saberes.” Dans El Giro Decolonial. Reflexiones Para Una Diversidad Epistémica Más Allá Del Capitalismo Global. Bogota : Siglo del Hombre Editores, 2007.

Desan, Wilfrid. The Planetary Man. A Noetic Prelude to a United World, Vol. 1. Washington, D.C : Georgetown University Press, 1961.

Foucault, Michel. L’archéologie Du Savoir. Paris : Gallimard, 1969.
______________. « Qu’est-ce que les Lumières ? ». Dans Dits et écrits, tome IV. Paris :
Gallimard, 1984 : 562-578.

Rancière, Jacques. Le partage du sensible : esthétique et politique. Paris : la Fabrique, 2000.