Pierre Ménard, notre ami, et ses confrères
Numéro dirigé par Arnaud Welfringer (welfringer@fabula.org)
La théorie littéraire est-elle ménardienne ? Rares sont les théoriciens qui, à un moment au moins, n’ont pas pensé la littérature avec Pierre Ménard, cet écrivain imaginaire que Borges crédite d’avoir produit, entre autres choses, une œuvre radicalement nouvelle en récrivant à l’identique quelques chapitres de Don Quichotte. Le « paradoxe de Ménard » a ainsi servi à poser la plupart des questions de la théorie littéraire : l’autorité de l’auteur, l’intertextualité, les genres littéraires, la lecture et l’interprétation, l’identité des œuvres et des textes, la notion de contexte, la traduction… Ainsi est-ce autant Ménard que Borges qui figure parmi les auteurs de prédilection de la théorie littéraire, dûment recensé en index au même titre que Valéry ou Aristote : Pierre Ménard est décidément « notre ami, et confrère »[1]. Pour être de loin le plus reconnu, il n’est pas tout à fait le seul personnage à avoir ainsi été adoubé théoricien : ainsi des deux critiques du Motif dans le tapis, d’écrivains atypiques comme Bartleby ou Bouvard et Pécuchet, de détectives comme Holmes ou Dupin, de bibliothécaires tels le Jorge de Burgos du Nom de la Rose ou celui de L’Homme sans qualités...
On voudrait ainsi consacrer une livraison de Fabula LHT aux usages théoriques de ces êtres de fictions dont Pierre Ménard est le meilleur représentant, voire le chef d’école.
Vies de Pierre Ménard
L’histoire de la réception et des réappropriations du personnage de Borges reste à faire, depuis les premiers articles de Caillois et Blanchot jusqu’aux récents paradoxes de Pierre Bayard. Pierre Ménard, symboliste nîmois imaginé par un Argentin, a largement été réinventé par quelques structuralistes français, avant que des philosophes analytiques américains ne s’en emparent ; et c’est ce Ménard made in USA que discutent désormais les théoriciens de l’art français. On pourra également exhumer des lectures moins connues (celles de Paul de Man, de Derrida ou de Jauss), ou s’interroger sur le silence de certains théoriciens sur Ménard (Barthes).
Théoriser avec Ménard
Mais étudier les réceptions de la fiction de Borges ne signifie pas que le dossier Ménard est clos. A-t-on véritablement épuisé les multiples questions posées par la récriture à l’identique de quelques chapitres de Don Quichotte ? A-t-on été bien attentif à la force théorique que recèle peut-être l’ensemble de l’œuvre de Pierre Ménard, dont on n’examine guère que la part « souterraine » au détriment de son « œuvre visible » ? Et a-t-on été bien vigilant au dispositif retors de cette nécrologie fictive rédigée par un ami de Ménard ? On pourrait ainsi proposer de nouvelles interprétations de « Pierre Ménard auteur du Quichotte », dès lors qu’elles permettraient de construire de nouveaux concepts ou d’introduire de nouveaux dispositifs théoriques, voire fictionnels (à l’exemple d’Une vie de Pierre Ménard par Michel Lafon).
Ménard & friends
Quel statut est accordé à Pierre Ménard et à ses confrères de fiction dans le discours théorique ? S’agit-il seulement d’exemples, ou seraient-ce des formes de preuves pour la théorie – mais de quoi une fiction peut-elle être la preuve ? Par ailleurs, qu’est-ce qui rend ces fictions si propices à la théorisation ? À moins qu’il ne faille se demander quelles opérations permettent de faire de ces fictions des apologues théoriques. Elles offrent également matière à réexaminer les rapports entre théorie et critique (dans bien des cas, interpréter « Pierre Ménard auteur du Quichotte », c’est, d’un même geste, théoriser), mais aussi entre théorie littéraire et philosophie (la notion de « personnage conceptuel » forgée par Deleuze rend-elle bien compte de ce que fait la théorie littéraire des protagonistes de ces fictions ?).
Inventer d’autres Ménard
La réflexion sur les usages théoriques de personnages serait toutefois incomplète si elle n’accueillait pas des exercices d’invention théorique déclarée. On pourra ainsi révéler « l’œuvre souterraine » de certains théoriciens méconnus, cousins plus ou moins lointains de Ménard : ainsi, entre autres, du Morel de Bioy Casarès, du Monsieur Songe de Pinget, de certaines créatures de Nabokov ou de Pessoa, mais aussi, pourquoi pas, d’Émile et de son pédagogue… Par ailleurs, si chaque théoricien, inévitablement, aménage à son usage personnel la fiction qui lui importe, on pourrait ouvertement réécrire celle-ci pour qu’elle coïncide avec les propositions théoriques dégagées. Pourquoi ne pas proposer deux versions de la nouvelle de Borges, afin de mieux distinguer le « Pierre Ménard auteur du Quichotte » de Genette et celui de Goodman ? Par quoi l’on retrouverait, mais autrement posées, les questions d’identité opérale, d’autorité, etc., et peut-être aussi de nouveaux problèmes théoriques. On fera ainsi le pari qu’il est une manière d’écrire des fictions qui est déjà une façon de théoriser.
Les propositions, de vingt à trente lignes environ, devront être adressées avant le 1er mai 2015 aux adresses suivantes : laure.depretto@gmail.com et jeannelle@fabula.org. Elles seront évaluées de manière anonyme, conformément aux usages de la revue. La version définitive des textes sélectionnés sera à remettre au plus tard le 1er novembre 2015.
Le dossier Pierre Ménard : éléments de bibliographie
Pierre Bayard, Le plagiat par anticipation, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2009.
- Et si les œuvres changeaient d’auteurs ?, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2010.
Jorge Luis Borges, Œuvres complètes, éd. Jean-Pierre Bernés, Paris, Gallimard, coll. « Bibliothèque de la Pléiade », 1993-1998.
Maurice Blanchot, Le Livre à venir, Gallimard, 1955.
Antoine Compagnon, La seconde main ou le travail de la citation, Paris, Seuil, 1979.
Arthur Danto, La Transfiguration du banal, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1981.
Gilles Deleuze, Différence et répétition, Paris, PUF, 1968.
Umberto Eco, Les Limites de l’interprétation, trad. fr. Myriem Bouzaher, Grasset, 1993.
Gérard Genette, « L’utopie littéraire », Figures I, Paris, Seuil, coll. « Tel Quel », 1966.
- Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1983.
- L’œuvre de l’art, Paris, Seuil, coll. « Poétique », t. 1 & 2, 1994-1996.
Nelson Goodman, L’art en théorie et en action, trad. fr. Jean-Pierre Cometti et Roger Pouivet, Paris, Éditions de l’Éclat, 1996 ; Paris, Gallimard, coll. « Folio Essais », 2009.
Nelson Goodman & Catherine Elgin, Reconceptions en philosophie, tr. Jean-Pierre Cometti et Roger Pouivet, PUF, 1994, p. 60-64.
- Esthétique et connaissance. Pour changer de sujet, trad. Roger Pouivet, Paris, Éditions de l’Éclat, 1990.
Hans Robert Jauss, « The Theory of Reception : A Retrospective of its Unrecognized Prehistory », trad. John Whitlam, Literary Theory Today, Peter Collier and Helga Geyer-Ryan (éds.), Ithaca, Cornell University Press, 1990, p. 53-73.
Michel Lafon, Borges ou la réécriture, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1990.
- Une vie de Pierre Ménard, Paris, Gallimard, 2009.
- « Ménard (acaso sin quererlo). Écrire, traduire, ménardiser », in Carmen Val Julián, La realidad y el deseo. Toponymie du découvreur en Amérique espagnole (1492-1520), Paris, ENS éditions, 2011, p. 331-340.
Marc de Launay, « L'histoire du sens et le "sens de l'histoire" », in La Traduction : philosophie et traduction : Interpréter/traduire, Christian Berner (éd.), Presses Universitaires du Septentrion, 2011, p. 81-96.
Paul de Man, « A Modern Master », The New York Review of Books, 19 novembre 1964.
Christine Montalbetti, Gérard Genette. Une poétique ouverte, Paris, Bertrand Lacoste, 1998
Jacques Morizot, Sur le problème de Borges. Sémiotique, ontologie, signature, Paris, Kimé, 1999.
Jean-Marie Schaeffer, Qu’est-ce qu’un genre littéraire ?, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1989.
René Ventura, La vraie vie de Pierre Ménard, Nîmes, Lucie Éditions, 2009.
[1] Gérard Genette, Palimpsestes, Paris, Seuil, coll. « Poétique », 1982, p. 452, n.1.