Thèse A. Welfringer, Le Courage de l'équivoque. Politiques des Fables de La Fontaine (dir. M. Escola)
Arnaud Welfringer
soutiendra sa thèse en littérature française pour le grade de docteur de l'Université Paris 8
Le Courage de l'équivoque.
Politiques des Fables de La Fontaine
le vendredi 19 novembre 2010, à 14h
à l'Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis
(Bât. D., salle D. 143)
devant un jury composé de
Pierre BAYARD (Paris 8)
Jean-Pierre CAVAILLE (EHESS)
Patrick DANDREY (Paris 4)
Marc ESCOLA (Paris 8), directeur de la thèse
Hélène MERLIN-KAJMAN (Paris 3)
Résumé de la thèse
À lire la vaste littérature consacrée à la politique des Fables, on ne peut manquer de faire deux constats. D'une part, il est bien peu d'oeuvres qui aient suscité de tels conflits d'interprétations : le fabuliste s'est vu tour à tour conservateur modéré (G. Couton), absolutiste résolu (A. Siegfried), opposant acharné à Louis XIV (J. Grimm), philosophe politique d'obédience pascalienne (L. Marin) ou penseur libéral avant la lettre (M. Fumaroli)… Peut-on se contenter de disqualifier tous ces commentaires comme une simple suite de malentendus ? Ne vaut-il pas mieux prendre au sérieux ce singulier conflit d'interprétations ? D'autant plus qu'il n'a, en droit, pas lieu d'être : comment se fait-il que les Fables, qui délivrent elles-mêmes leur propre interprétation sous l'espèce de la « moralité », puissent susciter ces lectures radicalement divergentes ? D'autre part, la plupart des interprétations politiques dans leur dissensus même, ont cet étrange point commun d'inscrire les Fables dans un face-à-face direct avec le roi : geste d'autant plus frappant qu'il semblerait stérile pour tout autre oeuvre du xviie siècle. Volens nolens, les commentateurs réactualisent une scène parfaitement codifiée dans l'Antiquité, de parrêsia ou « courage de la vérité » (M. Foucault), où il s'agit de dire brutalement au prince la vérité de son être (èthos). Mais peut-on reprendre à l'identique ce motif antique ? Quelle pertinence a-t-il à l'âge classique et au sujet d'un écrit disponible à la lecture du prince comme à celle d'autres lecteurs ? De ces deux ensembles de questions se déduit le plan de notre thèse : la première partie, « Questions de méthode », est théorique et métacritique, tandis que les deuxième et troisième parties examinent, à l'âge classique puis dans les Fables, la pertinence du motif de la parrêsia.
La première section de la première partie (« Politiques des Fables : le conflit des interprétations ») décrit la façon dont chaque commentateur élabore une certaine problématisation de la politique, et assigne aux Fables, par un ensemble d'opérations herméneutiques, un type de cohérence et un statut qui les rendent disponibles pour l'interprétation politique. Les quatre premiers chapitres, consacrés aux principales écoles d'interprétations, montrent que les commentaires politiques des Fables répondent de fait, sans guère les poser, à trois questions : que faire de l'hypertextualité des Fables lorsqu'on les commente ? Tout est-il également interprétable dans une fable ? Comment rendre interprétable un texte qui contient déjà une interprétation explicite ? La seconde section, « Lire les Fables », aborde de front ces questions. Le chapitre v réhabilite, à partir des poéticiens classiques de l'apologue, un mode de lecture rhétorique : plutôt que de « révéler » (de présupposer) une cohérence profonde de chaque fable et de les lire comme de purs poèmes, il s'agit d'être attentif à l'unité et à la justesse du récit par rapport à la moralité, et d'identifier comme tels les éventuels dysfonctionnements de ce modèle. Ce modèle de lecture rhétorique suppose aussi une lecture résolument hypertextuelle des Fables, au regard du plus grand nombre d'hypotextes possibles. Dans le chapitre vi, à partir d'une comparaison entre les traitements que les interprètes modernes de La Fontaine et les poéticiens classiques du genre accordent aux détails dans les Fables, nous montrons que la poétique de La Fontaine privilégie les éléments résiduels, qui offrent la matière d'autres leçons ; ils constitueront pour nous le lieu même de l'interprétation. Chaque fable contient ainsi plusieurs fables également possibles, et le conflit des interprétations nait du privilège que l'interprète accorde à l'une d'entre elles. La première partie identifie ainsi dans les Fables une poétique de l'équivoque.
La deuxième partie (« Histoires de parrêsia ») se propose d'examiner la pertinence du motif du « courage de la vérité » au xviie siècle. Le chapitre vii met au jour ses reproblématisations à la Renaissance, notamment chez Érasme, Castiglione et Machiavel. Le chapitre viii poursuit l'enquête au xviie siècle, dans les traités de cour (Refuge, Faret, Gracián, Acetto…), la théorie politique (Charron, Bacon, Naudé, Guez de Balzac) et les traités d'éducation des princes (Nicole, Pascal et Fénelon). L'enquête montre que la problématisation éthico-discursive de la parrêsia est toujours d'actualité, mais considérablement infléchie : d'une part, la parrêsia se privatise et entre en concurrence avec une véridiction strictement politique sur l'État ; d'autre part, l'ascendant qu'exerce le parrêsiastês sur le prince est jugé dangereux non seulement pour la vie du premier mais aussi pour l'autorité du second : ce faisant, la réflexion sur la parrêsia se fait de plus en plus technique, et privilégie les énoncés lacunaires, équivoques, voire trompeurs, qui limitent le conflit d'autorités. Le chapitre ix inscrit La Fontaine dans cette histoire en examinant plusieurs « mises en fables » de la parrêsia. Elles montrent l'attachement très net du fabuliste à cette exigence de véridiction éthique aux Grands et la conscience qu'il partage avec son siècle des difficultés d'y satisfaire. Ces difficultés relèvent moins de la parrêsia en elle-même que de l'èthos de ses destinataires princiers, rétifs à accepter l'ascendant du parrésiaste, ou incapables de l'identifier comme tel. Mais dans le même temps, ces fables recèlent une parrêsia qu'il revient au lecteur de formuler : manière de mettre en pratique cette réflexion sur la parrêsia, en faisant du lecteur l'auteur de la véridiction.
C'est ainsi une « politique de l'interprétation » que suppose la parrêsia des Fables : tel est le titre de notre troisième partie. Au chapitre x, l'analyse du livre XII des Fables comme traité d'éducation de son dédicataire, le duc de Bourgogne, montre d'une part que les apologues confrontent leur lecteur princier à des alternatives herméneutiques qui exercent son jugement à discerner la parrêsia qu'ils recèlent ; d'autre part, parce que ces fables dédiées sont publiées, les choix interprétatifs du duc sont livrés à l'appréciation ou à la spéculation des autres lecteurs et sont donc en quelque manière contraints par la présence de ce public. Les chapitres suivants examinent plus précisément chacun de ces deux aspects. Le chapitre xi est consacré au phénomène de double destination, qui apparaît très tôt chez La Fontaine : un commentaire autographe de son Ode au Roi de 1663 établit une semblable concurrence entre l'adresse au dédicataire et une mystérieuse destination au « Parnasse » ; c'est cette destination seconde qui donnerait à la demande de clémence de l'Ode sa force contraignante auprès du roi. Les chapitres xii et xiii se tournent vers la question des alternatives herméneutiques proposées au lecteur des Fables. Le chapitre xii étudie plusieurs fables qui mettent en abyme leur propre équivocité, entre éloge et blâme du lecteur souverain, ainsi que les implications éthiques et politiques que suppose chacune de ces interprétations ; davantage, ces quelques fables permettent de préciser la problématisation éthico-discursive de la politique dans les Fables, dans la mesure où elles traitent la question éthique et politique de la justice comme une affaire de justesse rhétorique et linguistique. Le chapitre xiii identifie la raison hypertextuelle de ces effets herméneutiques, et montre que les récritures de La Fontaine mettent en concurrence des programmes narratifs et didactiques mal compatibles, non sans hiatus et insatisfaction. Le chapitre xiv propose d'élargir la réflexion au-delà de la parrêsia au prince, à partir de la fable « Testament expliqué par Ésope » (II, 20), qui met en scène non seulement un conflit d'interprétation devant un texte énigmatique, mais aussi l'arbitrage final du peuple athénien. Mise en abyme du public français, ou mise à l'épreuve de celui-ci ? Le fabuliste s'abstient étrangement de valider l'interprétation de son homologue phrygien, et laisse à tout lecteur la liberté de refaire l'interprétation comme de ne pas succomber à l'éloquence d'Ésope. Le geste herméneutique de tout apologue, dont l'interprétation ésopique offre l'allégorie, est ainsi mis à distance : la fable illustre assez la poétique singulière de La Fontaine, comme l'autonomie souveraine que les Fables travaillent à former chez leurs lecteurs : la difficile formation de l'èthos du prince se double de celle des èthè des sujets.
L'antique « courage de la vérité » est ainsi devenu un courage de l'équivoque ; la politique des Fables ne se situe nullement en une pensée politique préalable que La Fontaine ne ferait qu'exprimer en fables, mais bien en aval, à la réception. Notre thèse s'achève en somme par où elle a commencé : le conflit des interprétations politiques est un effet de la politique des Fables.