Poésie en mouvement : la traduction en grec des tableaux géographiques de Nicolas Bouvier
1La poésie de Nicolas Bouvier a beaucoup voyagé dans les langues du monde. Les merveilleux tableaux géographiques de ses poèmes sont arrivés jusqu’en Grèce grâce au soin attentif de son cousin Bertrand Bouvier, qui a publié le recueil Le dehors et le dedans en grec en 2008 aux éditions στιγμή [Stigmè]1. Bertrand Bouvier est né en 1929 à Zurich, a étudié les lettres classiques et les langues modernes à l’université de Genève, où il a obtenu sa licence en 1952, puis son doctorat en 1974, avec une thèse sur « Le mirologue de la Vierge : chansons et poèmes grecs sur la passion du Christ ». Après avoir enseigné le grec ancien et le grec moderne dans différentes institutions genevoises, au collège du Léman, à l’École de traduction et d’interprétation, à l’unité de Grec ancien et de Latin de l’université, il est nommé professeur (en 1976) à l’Unité de Grec moderne et succède, en 1979, à Samuel Baud-Bovy, pour devenir professeur ordinaire à l’université de Genève.
2Si la traduction en général est considérée comme un processus fascinant, difficile et énigmatique, la traduction de la poésie en particulier a toutes les raisons d’exiger plus de clarté et d’attention. En effet, elle comporte des étapes que tout traducteur doit prendre au sérieux pour ne pas se retrouver dans une impasse et un échec total. Les difficultés importantes qu’une telle procédure impose ont comme résultat que la poésie est souvent considérée comme un champ intraduisible2. Sir John Denham (1615-1669), dans sa théorie de la traduction et dans la préface à sa traduction de La Destruction de Troie (1656), s’exprime, en termes très clairs, sur le danger d’appliquer le principe de la traduction littérale (du mot à mot) à la traduction de la poésie :
car sa tâche n’est pas seulement de traduire d’une langue à l’autre, mais aussi de la poésie à la poésie. Et la poésie est d’un esprit si délicat que dans le transfert d’une langue à l’autre, elle s’évapore complètement. Et si aucun esprit nouveau n’est ajouté à ce transfert, il ne restera rien d’autre qu’un caput mortuum3.
3La traduction du recueil poétique Le dehors et le dedans en grec est publiée en édition bilingue. À la fin du livre une brève note du traducteur nous informe sur son travail de traduction :
Je l’ai entrepris de manière tout à fait fortuite, pour meubler les heures d’une attente imprévue dans quelque aérodrome, laissant des « fenêtres » dans mon brouillon là où il me manquait un mot grec, ou même français. Par la suite j’ai amélioré la traduction en consultant les instruments de travail disponibles, et en m’efforçant de respecter l’expression dépouillée et dense, mais souvent difficile, de l’original4.
4Danaé Lazaridis, chère collègue de Bertrand Bouvier, dont nous regrettons la disparition prématurée il y a aujourd’hui six ans, a contribué de façon importante à cette œuvre de traduction, en y apportant ses connaissances profondes et délicates du grec moderne. Comme le lecteur du livre traduit peut le constater facilement en lisant l’extrait ci-dessus, la postface de l’édition de 2008 des éditions στιγμή est très brève et ne donne que quelques informations sur la vie de Nicolas Bouvier : en réalité il s’agit d’une courte notice biographique sur le poète. Les seules références au travail de traduction effectué se concentrent dans la note que nous venons de mentionner. Cette note contient surtout les remerciements aux personnes qui ont contribué aux diverses versions de la traduction. Cela nous conduit à penser que Bertrand Bouvier n’a pas voulu donner d’information supplémentaire sur « sa façon de traduire » les poèmes de Nicolas Bouvier. Il semble donc avoir avancé dans son travail sans suivre d’indications précises d’une école de traduction et avoir utilisé au maximum ses connaissances précieuses du grec moderne pour offrir à son lecteur hellénophone un résultat riche et fidèle au texte original. Ce choix de traduction « libre » de schémas précis prouve, à nos yeux, une conscience profonde de l’aspect multidimensionnel du style poétique de Nicolas Bouvier qui ne peut pas facilement se situer dans des mouvements littéraires précis, malgré les tendances du monde de la critique qui l’associe souvent à des catégories comme celle de « littérature de voyage ». Assurément, comme Sylviane Dupuis le dit à propos de L’Usage du monde, il s’agit d’« une œuvre majeure tissée d’intertextualité, qui reconstruit le processus de création de l’écriture et l’invention de soi qu’elle permet5 ». C’est exactement ce qui se passe dans son œuvre poétique aussi, l’émergence d’« un moi » qui avance dans le temps, page par page, en réinventant chaque fois les itinéraires de son observation.
5La version bilingue de l’édition nous permet de comparer facilement l’original et la traduction et de sentir l’effet poétique en français et en grec de façon successive, ce qui rend l’étude de la traduction plus directe. Il est utile de préciser que ce livre n’est pas très connu en Grèce. Depuis sa parution, il n’y a pas eu vraiment d’événements organisés ni concernant la parution du présent recueil, ni autour de l’œuvre de Nicolas Bouvier de façon plus générale. D’ailleurs, les seuls livres de Bouvier qui ont été traduits en grec jusqu’à présent sont Le dehors et le dedans et Chronique japonaise 6. Le public hellénophone n’a donc pas encore eu l’occasion d’explorer en profondeur l’œuvre d’un écrivain si important qui reste, finalement, inconnu en Grèce. Même dans des cas comme celui de la nomination de Bertrand Bouvier en tant que professeur honoraire à l’Université Aristote de Thessalonique, la personne qui le présente, Martha Vasileiadi, se réfère7, entre autres, à la publication du recueil Le dehors et le dedans en grec sans ajouter de commentaires sur la qualité du livre. Nous jugeons utile de signaler cette insuffisance concernant la présence de Nicolas Bouvier dans le monde des lecteurs hellénophones car ce manque constitue lui-même un handicap pour la présente étude. Disons que ce texte constitue un tout premier regard critique sur le recueil de Bouvier traduit en grec, une première écriture sur un terrain vierge quant à la réception de la poésie de Bouvier en Grèce. Dans le cadre de la présente publication nous avons jugé important d’étudier l’ensemble des poèmes du recueil de façon comparative, en essayant de relever tous les aspects fidèles à l’original mais aussi et surtout toute différence fine/délicate qui caractérise les poèmes de Bouvier traduits en grec. Par conséquent, nous donnerons de nombreux exemples de comparaison entre les deux versions afin de rendre visibles les voies de transfert d’une langue à l’autre, de façon à révéler le travail détaillé effectué par Bertrand Bouvier.
6Avant toute chose, commençons par une remarque générale : le lien si présent entre la poésie et le voyage, d’une part, et la poésie et la photographie, d’autre part, quand cette dernière fonctionne en tant qu’espace de vibration8 du voyage vécu, est parfaitement maintenu en grec moderne. Cette constatation générale nous permet de lire le recueil de Nicolas Bouvier partiellement comme une carte mondiale des voyages, surtout si nous pensons aux dates mélangées des poèmes qui constituent le recueil, aux lieux mentionnés à la fin des poèmes ainsi qu’aux déplacements auxquels le poète appelle son lecteur ; déplacements qui sont parfois flous, ou disons moins littéraux dans le cadre de la deuxième partie du livre. Pour rendre cela plus clair, nous dirons que, dans la partie du « dehors », la plupart des poèmes nous déplacent vers un site géographique précis qui « photographie » et transmet poétiquement un vécu : le voyageur chante ses impressions et expériences sur la plage noire du Pont-Euxin, dans un marché en Bosnie, au milieu d’un paysage de neige en novembre à Tabriz, lors d’une lente randonnée en Inde centrale, etc. De l’autre côté, en passant à la partie du « dedans », les chansons deviennent des chansons d’amour et « les emplois du temps » sont, avant tout, écrits principalement à Genève, faisant preuve de déplacements intérieurs, comme s’ils nous exposaient à des moments où l’expérience se fige chez le narrateur. Il s’agit de moments sérieux où il acquiert une certaine maturité. Ainsi, l’allègement du moi — dont Sylviane Dupuis parle dans le cadre de sa discussion avec Anne Pitteloud9 — que Bouvier cherche au moment dans l’expérience vécue, devient un processus réflexif, une mémoire vécue à laquelle le moi a participé et à partir de laquelle il s’est reformé.
7Les déplacements décrits et ressentis dans la poésie de Bouvier ne fonctionnent pas en tant que chroniques pures de voyage. Au contraire, ils nous rapprochent d’un usage photographique du langage dont le but paraît être l’interruption du temps linéaire, un certain détachement du flux de la prose, du côté narratif, un plongeon dans la vie intérieure, l’observation, l’éveil des sens et de la pulsation du sang en tant que premiers éléments de perception. Ces déplacements révèlent à quel point la vie errante chez Bouvier crée le prétexte pour la « quête patiente et passionnée de la poésie10 », et fonctionnent comme un moyen d’accès à l’expérience, une expérience basée sur l’importance de la vibration, de la déambulation, du son. Des motifs comme celui de la neige11, la musique quasi omniprésente, les rivières en crue, la pluie qui accompagne tant de paysages, etc., permettent au lecteur d’être intégré et transporté d’emblée dans un univers où chaque détail prend vie sous ses yeux. Ainsi, un moment d’exposition à un paysage photographié devient un lieu partagé d’expérience, d’empathie et de dialogue. Bouvier tente de communiquer l’instant et ce qui le suit au niveau du contact, à travers ce qui s’apparente à un système d’émetteur et de récepteur. Ce passage si finement élaboré du discours poétique est traduit de façon équilibrée en grec et fait du lecteur hellénophone un participant à cette expérience, sans pertes qui feraient de la lecture un processus formel. Passons maintenant à une observation plus concrète de ces paysages de vibration et à leur transfert dans le monde hellénophone, grâce au travail de Bertrand Bouvier.
Le dehors
8La carte géographique du dehors procède d’une notion générale de l’au-delà, d’une sorte de limite qui ouvre tout de même la voie sur laquelle le lecteur marchera en suivant les pas du poète voyageur : Trébizonde, Bosnie, Tabriz, Azerbaïdjan, etc. Le premier poème du recueil, « Le point de non-retour12 », l’appelle à une sorte de contrat d’abandon : pour s’y plonger, il faudra se déplacer, s’y perdre, devenir un vrai nomade ; condition qui le transforme, dans les textes, en poète nomade13. Le tout commence avec un air d’aventure et la traduction en grec renforce cette impression : la « plage noire » est traduite par « μαύρος γιαλός » que l’on pourrait traduire par « μαύρη παραλία » (qui serait une proposition de traduction type mot à mot non erronée), choix qui rend le résultat plus littéraire et lyrique en soulignant la présence de la musique dans la poésie de Nicolas Bouvier. Au vert suivant, « les racines rejetées par la mer » deviennent « ρίζες που ξέβρασε το κύμα », donc « la vague », en rendant l’acte décrit plus personnel, en distinguant la vague de la mer — une vague qui semble rejeter sur la plage son contenu. À la fin de la strophe, « une couleur » (nous soulignons) devient en grec « la couleur de fumée [το χρώμα του καπνού] », élément qui nous rapproche d’une certaine précision supplémentaire par rapport à la notion nuancée de l’original. Ce choix empêche, en même temps, que le vers devienne très flou en grec. De plus, il témoigne d’une envie de donner une note encore plus décisive au contenu du poème : phénomène soutenu par la traduction du « va-t’en » — « άιντε », traduction très orale en grec qui maintient parfaitement le ton de l’original. Par contre, le verbe qui suit change en grec — nous avons ici une sorte d’interprétation du verbe « perdre », Bertrand Bouvier propose « m’abimer où tu voudras » (nous soulignons) — en mettant « voudras » au présent pour renforcer le côté immédiat et ne pas trahir l’ambiance construite de poème traduit : « άντε να με χαλάσεις όπου θέλεις ».
9La traduction du deuxième poème du recueil, qui s’intitule « Fermeture du marché14 », nous expose à quelques différences de style grammatical. Dans le titre, déjà, le substantif « fermeture » est remplacé par le type verbal « κλείνω [fermer] » mis au passé simple. De la même façon, plus bas, le gérondif « en brisant » est remplacé par le verbe « σπάζω [briser] » au passé simple, choix qui rend le poème en grec plus ponctuel, l’acte devient moins continu et la notion de conséquence se renforce. Ce type de préférences dans les choix de traduction est fréquent dans l’édition de ce recueil en grec et dans la plupart des cas, elles sont choisies avec beaucoup de soin : cela évite au traducteur de trop étirer le vers en grec et rend le résultat plus fluide, en renforçant souvent l’aspect photographique, la vibration d’un moment, d’un vécu dans le temps. Cela nous permet aussi de rencontrer moins de moments d’explication, qui relèveraient plutôt du récit des voyages dans le recueil de poèmes, et met en évidence le sens poétique qui traverse le recueil Donner à voir d’Éluard15.
10Tout en insistant un peu plus sur l’importance du rythme dans la poésie de Nicolas Bouvier, et plus précisément sur sa tendance à créer et à utiliser des motifs qui résonnent dans le texte, il faudrait parler des cas de traduction qui donnent un aspect plus classique au texte grec, offrant ainsi une lecture moins « moderne », mais qui préserve le plus souvent, en revanche, le lyrisme du poème. Dans le poème qui s’intitule « Novembre16 » par exemple, le vers « les longs murs roux » (nous soulignons) est traduit par « τα μακρά τείχη τα πυρρά ». « Πυρρά » est un choix qui poétise17 et rend le vers plus littéraire par rapport à un choix linguistique qui respecterait plus le sens littéral du mot « roux » en français. Il s’agit d’un choix qui vivifie chez le lecteur la sensation de la flamme (« πυρ » est l’ancien mot pour « le feu »), en créant ainsi une ambiance de rouge, un vécu de la couleur, preuve que « l’activité de traduction poétique ne consiste pas seulement à transférer d’une langue à l’autre une pensée ou un sentiment, mais aussi à mettre en œuvre une valeur d’ordre esthétique mais de caractère sonore18 ».
11Dans le même poème, Nicolas Bouvier parle de « voix perdues ». En français nous n’avons pas le choix : l’adjectif se met après le nom. En grec, par contre, les possibilités sont nombreuses : grâce à l’usage des cas, nous pouvons dire « les voix perdues » ou « les perdues voix ». Bertrand Bouvier choisit de suivre la traduction mot à mot : « οι φωνές χαμένες ». Ce qui nous amène à la réflexion suivante : en grec, « les perdues voix » sont les voix qui sont déjà perdues ; « les voix perdues » sont en revanche celles qu’on ne trouve pas, sans signifier pour autant qu’elles soient définitivement perdues. Le traducteur fait donc ici un choix qui ne nous semble pas anodin puisqu’il renforce le caractère subjectif de la façon dont il interprète lui-même le contenu du vers. Cela nous renvoie à des débats qui portent sur la possibilité — ou non — de traduire la poésie, alors même que « l’équivalence ne se pose plus de langue à langue, mais de discours à discours, en effaçant l’identité : traduit / original par l’altérité dans son historicité, “traduire, c’est traduire le différent”19 ».
12Dans le même champ d’interrogation, nous pouvons nous interroger sur un autre phénomène que le lecteur du recueil de Nicolas Bouvier rencontre dans la version grecque, et qui porte sur l’interprétation des dimensions. Un exemple très caractéristique est celui du terme « ville », très souvent traduit par Bertrand Bouvier par le terme « πολιτεία » qui signifie « cité » en grec. Dans l’ensemble du recueil ce choix se répète, sauf pour un seul cas, celui du poème « Finis Terrae20 ». Nicolas Bouvier aime se référer à la ville et nous considérons ce terme comme important pour lui car il lui permet de parler du lieu, du paysage urbain, de façon immédiate et simple. Le terme « cité » évoque les personnes, les lieux mais aussi les lois qui forment une société. Bien qu’un tel choix élargisse le spectre de la ville et rende probablement la référence à une ville plus poétique, nous nous demandons si cela reflète fidèlement l’intérêt de l’auteur, qui met fréquemment l’accent sur la dimension momentanée dans sa poésie, renvoyant justement à un moment de prise de vue. Or, la cité est aussi une notion philosophique, comme le prouve sa présence dans l’œuvre de Platon, ce qui prive le lecteur de la sensation de proximité avec la ville. Un deuxième exemple du même phénomène se situe dans la partie du « dedans » où, pour traduire le « chagrin », Bertrand Bouvier utilise presque partout le terme « λύπη » qui signifie « tristesse » en français et enlève au signifiant son caractère de douleur profonde. Dans le chagrin nous vivons une sorte de deuil. C’est encore plus vrai dans un contexte poétique où ce qui compte le plus est la création d’une ambiance, qui, pour Nicolas Bouvier, implique des choix narratifs liés au souvenir prégnant de ses voyages. Cette différenciation entre les deux termes (cité/ville et chagrin/tristesse) effectuée par le traducteur, semble trahir la conviction suivante :
Faire revivre dans la langue d’accueil l’expérience vécue par le créateur du poème exige que l’on recrée ses modes de pensée, d’imagination et d’expression. C’est aussi ce que tente le critique, mais la tâche du traducteur est différente. Il doit s’inspirer lucidement, mais aussi par empathie, des particularités que le critique analyse. La prédominance de certaines impressions des sens, certaines structures de la pensée, doit être respectée21.
13Le seul moment où Bertrand Bouvier emploie le terme « chagrin [καημός] », c’est dans le poème « La grande guerre22 », dont le contenu ne laisse aucune marge pour diminuer le sens du terme en exprimant une lamentation profonde. Cela rend donc les autres choix du terme « tristesse [λύπη] » conscients et pour cela chargés d’une volonté ou d’un sentiment d’obligation de la part du traducteur de modifier le sens du cadre poétique dans tous les cas où il effectue ce choix précis.
14En revenant maintenant sur la partie du « dehors », notre expérience de lecteur nous amène à d’autres modifications de sens, moins anodines mais importantes. Le poème « Tabriz23 » fait preuve de quelques cas qui enrichissent le paysage du texte original en grec : « l’encre est solide », écrit Nicolas, « l’encre s’est épaissie », traduit Bertrand en remplaçant l’adjectif par un type verbal et en rendant, ainsi, l’acte plus « passif ». Nous dirions que la traduction ici interprète le vers en faisant appel au processus plutôt qu’au résultat. « L’encre est solide » peut nous laisser penser logiquement que l’encre n’est plus liquide à cause du froid. Ici, la version grecque fait absolument sens si nous pensons au contenu du poème ; elle ne permet pas au lecteur de s’éloigner du premier concept de l’image exprimée en français. Par contre, en français nous avons une impression de force dans l’épaisseur de l’encre et en grec nous avons plutôt une impression de conséquence. Il s’agit d’une différence très délicate qui suffit pour conduire le lecteur (des deux versions) à faire une pause pour essayer de détecter s’il éprouve la même expérience après avoir lu les deux poèmes. Deux vers plus bas, la traduction de Bertrand Bouvier nous semble très heureuse, dans la mesure où il traduit le vers « tends l’oreille » par « αφουγκράζομαι », verbe délicat et sensible en grec que l’on utilise pour souligner le fait que l’on est vraiment à l’écoute de quelqu’un ou de quelque chose ; que l’on est là pour cela, pour écouter. Ce choix dilate le temps du poème et nous plonge dans l’ambiance de l’acquisition d’une connaissance profonde qui traverse le poème.
15L’aventure de la lecture comparative continue et dans le poème « Printemps kurde24 » Nicolas Bouvier parle de « Dieu Unique », traduit en grec par « Μόνου Θεού », c’est-à-dire Dieu Unique (Unique Dieu) dans le sens d’un seul Dieu. La traduction semble, dans un premier temps, étrange en grec, comme s’il s’agissait d’une sorte de syntaxe erronée, mais quelques minutes plus tard, nous comprenons que nous avons ici un cas où la syntaxe est sacrifiée pour maintenir la même intensité. Cela surprend le lecteur, ce qui le conduit à s’interroger sur l’usage de sa langue maternelle mais en même temps, lui dévoile les nombreuses possibilités dans un contexte de traduction de la poésie où les frontières sont souvent troubles, voire se transforment afin de faire place à la permanence du rythme et de la sensation qui traverse les vers.
16Ce même poème révèle un phénomène intéressant qui rend la poésie de Nicolas Bouvier en grec très originale : il s’agit de la présence d’un style « folklorique » dans ses vers qui reconnecte le lecteur hellénophone avec les racines de la tradition et rend cette poésie extrêmement familière. Nous dirions que l’effet se rapproche d’une narration qui concerne notre inconscient collectif, tel que nous le rencontrons dans les textes d’Ésope ou dans les contes de fées qui ont traversé les générations grâce à leur transmission orale. On en trouve un exemple avec le terme « θεριό » pour le mot « bête » : il s’agit d’un terme que nous rencontrons constamment dans la tradition grecque des contes de fées pour parler du mal, de la menace, du dragon ou de toute autre sorte de bête féroce. Dans le même ordre d’idée, nous pouvons mentionner l’usage du mot « λελέκι » pour la « cigogne ». Depuis des décennies, en grec moderne, nous utilisons le mot « πελαργός » pour la « cigogne ». Le mot « λελέκι » est un terme employé par Ésope. Il s’agit donc d’une série de choix de traduction qui témoignent des connaissances profondes du traducteur dans ce qu’on appelle le corpus de la littérature grecque ou (néo-)hellénique. Cette tendance se retrouve dans d’autres poèmes, où Bertrand Bouvier choisit de passer par plusieurs termes de la tradition orale en Grèce. Tels sont les cas des « Indes Galantes » où le « monde » est traduit par « οικουμένη [œkoumène] » en chargeant le poème d’un caractère légèrement religieux aussi, le « cuir » par « πετσιού » (un terme profondément folklorique et populaire) et la « pleine lune » par « γιομάτο φεγγάρι », des termes absolument traditionnels qui illustrent joliment la dimension primitive de l’original.
17Pour passer à quelques cas où la traduction s’éloigne d’une fidélité absolue, et où le traducteur se permet d’utiliser ce que Roger Sauter a appelé la troisième attitude face à la traduction25 de la poésie, il serait utile de se pencher sur quelques exemples qui « reproduisent une âme parallèle26 » entre les deux versions du poème, pour reprendre les mots d’Armand Robin. Un premier exemple serait celui du poème « Hira-Mandi27 » où le poète écrit : « J’ai moi aussi rendez-vous avec un arbre » et le traducteur propose « un arbre m’attend, moi aussi [ένα δέντρο με περιμένει κι εμένα] ». La proposition de Bertrand Bouvier renforce la dimension littéraire en dilatant à un degré important la poétique du texte. Dans le même ordre d’idée, on peut relever la fin du poème, « l’âme elle-même en a une ombre », rendu en grec par « l’âme elle-même jette son ombre [που και η ίδια η ψυχή ρίχνει τον ίσκιο της] ». Le lecteur hellénophone détecte un côté presque philosophique dans cette approche. Il semble que la profondeur du poème est soulignée en grec, témoignant des capacités poétiques importantes du traducteur qui nous rapprochent d’un statut de traducteur idéal selon les mots de Nicolas Bouvier :
Ce « traducteur idéal » est d’ailleurs une créature mythique qui n’existe pas plus que le sabbat des sorcières ou que la « fourmi de dix-huit mètres » de Robert Desnos. Et il n’existera jamais à moins d’en savoir un peu plus que Dieu lui-même. Il devrait connaître non pas toutes les langues […] mais, par exemple tous les âges de la vie, tous les climats des pôles aux tropiques, tous les goûts sur la langue […]28.
18Toute intervention plus « libre » dans le processus de la traduction du présent recueil renforce aussi l’aspect cinématographique des poèmes de Nicolas Bouvier et appelle le lecteur à observer et à sentir tout détail qui crée l’ambiance générale du poème. Les exemples seraient nombreux mais s’il faut en sélectionner quelques-uns : il n’est pas possible de ne pas remarquer le cas des « petits bouts29 » qui sont traduits par « θρύμματα », des miettes de verre, un terme littéraire et moins quotidien — qui nous permet tout de même quasiment de toucher le savon avec lequel le poème commence. Autre exemple : « La vapeur blanche » est traduite par « αχνάδα », un état général de brouillard, un effet trouble qui dilate également le temps et nous plonge dans une ambiance matinale quelque part en Asie et plus précisément à Ceylan. Sachant que quand Bertrand Bouvier s’éloigne de l’original, c’est non pas pour le trahir mais pour mieux l’adapter au grec, nous pouvons supposer que parmi ses objectifs figure celui de mettre l’accent sur la tendance de Nicolas Bouvier d’employer par moments un vocabulaire de l’excès, qui rend ses instantanés littéraires moins familiers. Cela dit, il ne faut pas non plus oublier de signaler les cas où Bertrand Bouvier propose quelques termes qui n’existent pas en tant que tels en grec, mais qui ne sonnent pas faux quand nous lisons le poème traduit, au contraire, ce sont des termes qui nous rapprochent sans effort du contenu de l’original : ainsi, nous comprenons mieux le poète grâce à l’insistance volontaire du traducteur sur le sens de la compréhension, comme dans le vers « le dos rond » du poème « Emploi du temps30 », qui est traduit par « καμπουρωτά » (nous dirions « cambrés » en français).
19Cela dit, ces interventions effectuées par le traducteur ne sont pas toutes aussi réussies, la version traduite sonnant de manière excessive. Citons le cas d’« éventails » qui sont traduits par « ριπίδια » : le mot grec est correct mais il représente un langage très soutenu, que nous n’utilisons plus désormais, au point que le mot est surprenant à l’oreille du lecteur grec, qui cherche même, pendant quelques secondes, de quel mot il s’agit (en grec moderne aujourd’hui nous parlons de « βεντάλια », un terme emprunté au français). Un deuxième exemple problématique serait celui du « Nœud ferroviaire31 », où le mot « θεραπείο » en grec est étrange pour une personne hellénophone. « Μου είναι θεραπείο » écrit Bertrand Bouvier, afin de respecter absolument l’original par l’emploi d’un nom, au lieu de rendre la traduction plus naturelle en passant, simplement, par le choix d’un verbe : « η αλογίσια φύση τους/ με θεραπεύει [leur nature, on dirait de cheval/ me guérit]. » Son envie d’attribuer au texte traduit un air plus soutenu explique probablement pourquoi il ne procède pas à un tel choix, celui d’un verbe.
20Jusqu’à présent nous avons effectué des observations et des analyses de phénomènes littéraires, linguistiques et autres qui concernent presque unilatéralement la première partie du recueil de Nicolas Bouvier, c’est-à-dire « le dehors ». Cela n’est pas fortuit car les interventions importantes et disons plus visibles à l’œil du lecteur ou encore plus du chercheur s’effectuent principalement dans le cadre de cette partie du livre. Cela nous a amenée à nous interroger sur un lien possible entre ce fait et le caractère général du « dehors », la possibilité que celui-ci tienne à parler de visions principalement « extérieures », qui s’arrêtent plus sur une description de paysage (intérieur ou extérieur) sans s’attarder sur un côté plus philosophique. Autrement dit, les narrations poétiques qui constituent le « dehors » ressemblent plus à des tableaux photographiques que celles du « dedans ». L’appareil photographique du regard poétique aime y montrer des scènes cinématographiques qui créent facilement une impression telle que celle d’une galerie exposant des tableaux ou des photos instantanées prises dans de nombreux lieux du monde. Le moi y est bien sûr présent mais souvent comme un commentaire final, une partie d’épilogue, là où le poème complète son cercle et permet au lecteur de le lire de façon plus personnelle.
Le dedans
21En ce qui concerne la partie du « dedans », nous constatons rapidement que le traducteur est moins présent dans le sens où ce qu’il apporte par rapport à l’original diminue de façon étonnante : il reste encore plus fidèle à la version française, sans pourtant que cela influence la qualité de son travail. Au contraire, nous oserions dire qu’ici le travail ressemble plus à un travail de dentelle et Bertrand Bouvier semble avoir actualisé cette « tension entre le Dire de l’original et le Dire du traduit » dont parle Pierre Campion32, en offrant ainsi au lecteur une traduction encore plus poétique que celle de la première partie. En pratique, cette différenciation entre les deux parties du recueil a comme conséquence de nous obliger à lire plusieurs fois la seconde partie pour comprendre ce qui se passe, en ayant au début l’impression qu’ici la traduction est plus arrondie, moins travaillée qu’avant, sans que cela soit connoté de façon négative. Pierre Campion en parle parfaitement dans son article sur Valéry en tant que traducteur de Virgile, quand il se réfère à une sorte d’« archéologie de l’intention première de l’écrivain33 » où le traducteur active son intuition et se connecte plus que jamais au monde de l’auteur.
22Quelques cas observés dans la traduction du « dehors » reviennent ici mais en nombre restreint. Nous y retrouvons l’emploi de termes très soutenus comme celui de « σαμούρι » pour « l’hermine », dans le poème « La grande guerre34 », un terme souvent inconnu en grec : il a fallu effectuer une recherche dans un dictionnaire pour en trouver la signification exacte. Cet emploi relativement fréquent de termes rares et plus attachés à un vocabulaire à la fois plus archaïque et plus folklorique fait sans doute preuve des connaissances profondes du traducteur en grec. Nous dirions qu’il s’agit même d’un usage des formes linguistiques particulières qui renvoient à l’écriture de Nicolas Bouvier pour éviter des termes trop génériques, au risque d’utiliser parfois des mots pas tout à fait exacts ou un peu désuets, voire obsolètes.
23Plusieurs de ces formes linguistiques particulières sont aussi tirées du monde du théâtre : c’est le cas de « ανεμόσκαλα » pour l’« échelle », dans le poème « Mirabilis35 », comme aussi le vers « τι μ’έχετε γελάσει » pour traduire la fin de la troisième strophe du poème « Le jardin des Hespérides36 » : « vous m’avez trompé », vers qui sonne en grec de manière très orale et théâtrale. Cet aspect oral domine dans cette deuxième partie sans pourtant perdre son caractère souvent littéraire. Les choix de traduction de Bertrand Bouvier offrent ici au lecteur des poèmes dont le langage est plus direct mais qui ne restent pas sans intérêt littéraire et surtout qui révèlent souvent « une écriture nouvelle, faisant suite à une lecture qui est, elle aussi, une forme de réécriture37 ». C’est le cas aussi de « φευγάτος θα είμαι εγώ », proposition de traduction du vers « Moi je n’y serai plus » qui rend le poème en grec moins philosophique mais plus interactif dans le sens où il le met plus en dialogue direct avec le lecteur. Le verbe « bouger » du poème « Leçon de choses38 » est traduit par « σαλεύει » au lieu de « κινείται », un verbe plus fréquemment utilisé dans le quotidien en grec moderne. De tels détails témoignent du travail très délicat que Bertrand Bouvier réalise à chaque moment où il trouve « l’intention, la pulsion de l’auteur39 » au niveau du microcosme. Les exemples sont nombreux, ainsi le cas intéressant de la traduction du verbe « mourir » par « τη θανή μου », dans le poème « Le matin de l’éclipse40 », où l’on note un emploi du substantif qui renforce le style souvent littéraire ou théâtral du texte traduit, évoquant d’une certaine façon aussi la traduction des tragédies anglaises (Shakespeare).
24Pour finir, il serait utile, afin d’avoir une image plus complète de cette deuxième partie du recueil de Nicolas Bouvier traduit en grec, de parler d’une dernière tendance qui la traverse. Il s’agit de quelques cas où le poème traduit fait l’objet d’une situation d’intertextualité indirecte, un phénomène très intéressant car, de façon volontaire ou non, le traducteur active le texte traduit dans l’univers du lecteur au travers d’autres lectures que ce dernier a effectuées, des œuvres d’écrivains ou des poètes grecs fameux, comme c’est le cas de Georges Séféris. Par exemple pour le poème « Le jardin des Hespérides41 » il traduit « minuit » par « μεσονύχτι », terme (en grec) qui crée un lien de dialogue fort avec la poésie de Séféris. Cela parle aussi, bien sûr, du spectre des connaissances du traducteur concernant des textes littéraires grecs, une ouverture à des lectures multiples qui lui offrent le terrain important pour pouvoir se rapprocher le plus possible du bagage littéraire du lecteur hellénophone.
25En conclusion, la traduction en grec de ce recueil poétique de Nicolas Bouvier peut avoir été réalisée avec les intentions les plus simples : commencée modestement dans un aéroport dans le contexte de l’attente d’un vol, comme le mentionne le traducteur lui-même, elle accomplit un pas de géant pour introduire cet écrivain et poète suisse dans les lettres grecques. Il s’agit d’une œuvre subtile qui allie les racines profondes de la tradition grecque aux aspects modernistes de l’écriture de Bouvier. Une œuvre qui prouve que la traduction de la poésie non seulement n’est pas impossible ou inimaginable, mais qu’elle peut, si elle est réalisée dans un esprit de communion multidimentionnelle avec le monde de l’auteur, donner au lecteur un accès plus substantiel à l’univers du poète. Cet accès se réalise en lui offrant, entre autres, un canevas de tendances interculturelles mixtes : un ensemble d’outils de lecture, conscients et inconscients, qui lui permettent de se plonger dans un monde verbal qui lui est encore inconnu.