Deleuze et Derrida dans Anima de Wajdi Mouawad : portée éthique et politique de la polyphonie animale
De l’animal à l’animot
1En 1997, à Cerisy‑la‑Salle, s’est tenu un colloque intitulé « L’animal autobiographique », titre choisi par Jacques Derrida, à l’occasion duquel ce dernier a prononcé une longue conférence dont le titre était : L’animal que donc je suis1 et au cours de laquelle il eut cette phrase qui constituera à la fois l’entame et le fil de notre réflexion sur la portée politique de la polyphonie en littérature : « L’animal nous regarde et nous sommes nus devant lui. Et penser commence peut-être par là2 ». Le « peut‑être » consiste à induire un doute, mais également à provoquer un tournant dans la pensée de la philosophie métaphysique occidentale en conférant à l’animal une place autre. A cet égard, Jacques Derrida et Gilles Deleuze font partie de ces philosophes qui ont pris au sérieux l’animal. Ils s’inscrivent dans ce courant souterrain3 et non hégémonique d’autres penseurs tels qu’Aristote, Montaigne, Rousseau ou encore Nietzsche, pour ne citer que ceux-là, à avoir conféré à l’animal une place centrale, voire stratégique tant il constitue, pour Deleuze, une « machine de guerre », pour Derrida un « mot de guerre ». Contre quoi l’animal permet‑il de lutter ? Contre l’homme à condition de ne pas voir dans leur philosophie respective un anti‑humanisme mais au contraire le souci de repenser l’homme, de le déconstruire pour Derrida, de le défigurer pour Deleuze. Si l’animal constitue ce qu’ils appellent une « guerre » c’est parce qu’il permet de s’attaquer à l’homme pris au sens d’une norme majoritaire en fonction de laquelle l’existence des autres êtres est indexée. Si nous prenons comme exemple l’animal ce dernier est pensé de manière négative et privative par rapport à l’homme qui constitue l’étalon de mesure. En effet, la tradition métaphysique occidentale conçoit l’homme comme possédant, jalousement, le logos et, inversement, l’animal comme ne possédant pas le logos, comme étant ce qu’Élisabeth de Fontenay appelle un « alogai4 ». Autrement dit, l’homme, dans une relation ambiguë et complexe à l’animal, se définit à la fois contre lui et avec lui. Mais c’est le contre qui, pour ainsi dire, l’a emporté sur l’avec, tant notre culture « naturaliste », pour reprendre la typologie des quatre ontologies fondamentales élaborée par Philippe Descola5, s’est construite autour d’une limite infranchissable entre l’homme et l’animal, l’entre constituant ici une béance, une frontière, davantage qu’un passage, qu’un grand passage pour reprendre le titre du roman de Mc Carthy6.
2Or c’est précisément contre cette idée réductrice de limite, d’une seule et unique limite qui passerait exclusivement par le logos que Derrida, dans sa conférence de 1997, lui substitue la « limitrophie7 », « ce qui nourrit la limite, la génère, l’élève et la complique8 », c’est‑à‑dire une limite poreuse et plus complexe que la limite logocentrique, car traversée par des points de contact, des points de rencontre qui, en tant que tels, autorisent et aménagent des passages et des transitions. Mais il n’en reste pas moins que le cadre de pensée et d’action qui s’est imposé avec la métaphysique occidentale est celui que Descola appelle le « naturalisme » et qui consiste à penser l’homme comme ayant un dedans séparé d’un dehors lui-même sans dedans, en l’occurrence la nature dont les animaux feraient partie.
3Or, pour Derrida comme pour Deleuze, l’animal est l’autre non‑humain capable de s’absenter, de se retirer dans les profondeurs d’une subjectivité insondable qui attrait au secret9. Et c’est d’ailleurs en ce sens que résonne le titre de la conférence de Derrida : L’animal que donc je suis. Qui parle ? Qui répond ? Peut‑être — et c’est justement ce peut-être qui déstabilise la pensée, qui déjoue ses schémas — l’animal lui‑même se voyant dans les yeux de l’homme et disposant alors d’une capacité, d’une puissance de se tenir dans le secret d’une subjectivité qui nous échappe, qui fuit et que le naturalisme — qui n’est autre qu’une expression du logocentrisme — lui a toujours refusé.
4Mais en conférant à l’animal une subjectivité, Derrida tourne alors le dos à la métaphysique occidentale et notamment à ce qui a constitué, dès la chrétienté, la première violence faite aux animaux : le nom. En effet, et comme le remarque Derrida, il est décrit dans le récit biblique de la Genèse 2 :19‑23 l’épisode où Dieu confère à l’homme, à Isch sans Ischa, le pouvoir, souverain, radicalement et absolument souverain, de nommer les animaux. « Les hommes seraient d’abord ces vivants qui se sont donné le mot pour parler d’une seule voix de l’animal10 ». Certes, et comme le remarque Jean‑Christophe Bailly dans son ouvrage aux résonances pongiennes, Le parti pris des animaux11, les noms ont l’avantage de nous orienter dans le réel, de l’ordonner. Mais ils présentent l’extrême faiblesse de ne pas donner à entendre ce qui se joue sous eux, en l’occurrence les différences, les multiplicités, la pluralité irréductible des voix animales, c’est‑à‑dire ce que Derrida appelle la « supplémentarité12 » qui est le propre du vivant, de tout vivant et non pas simplement de l’homme lui‑même. Dès lors, et ce sera tout l’enjeu et toute la force du néologisme forgé par Derrida en 1997 — « animot13 » — il va s’agir de donner à entendre, à écouter, sous le mot animal le singulier‑pluriel des animaux. Animal n’est ainsi qu’un mot qui laisse dans l’ombre portée de la métaphysique l’irréductible multiplicité des existences animales.
Une inquiétude insistera (…) : elle viserait d’abord et encore l’usage au singulier d’une notion aussi générale que « L’Animal », comme si tous les vivants pouvaient être regroupés dans le sens commun de ce « lieu commun », l’Animal, quelles que soient les différences abyssales et les limites structurelles qui séparent tous les animaux14.
5Et c’est ainsi que, dans un même geste, Derrida et Deleuze entendent substituer à la monophonie du nom la polyphonie des traces.
Polyphonie des traces animales
6Si Deleuze et Derrida confèrent à l’animal une place si importante c’est, tout d’abord, parce qu’ils acceptent de faire l’épreuve, de regarder en face l’animal et, plus précisément encore, l’animal qui souffre, tant la violence, « ce crime contre les animaux, contre des animaux15 » s’est transmise et a perduré sous de nouvelles formes jusque dans notre modernité tardive. Il importe de prendre le terme regard dans sa double entente optique et éthique. Nous sommes regardés par les animaux. Tout le monde a au moins déjà éprouvé cette expérience d’entrer dans un territoire où, tout d’un coup, le silence se fait et où l’on se sent regardé, épié, visible et non plus voyant. Et ce regard nous regarde en tant qu’il nous concerne et qu’il nous arrache à notre quiétude parce qu’il vient faire effraction, selon le mot de Lévinas, dans un monde dont nous croyons disposés à l’envie. Au monde plein et total de l’homme, les animaux lui opposent un monde troué, percé de toutes parts et dont il n’en reste que des traces manifestant une absence, une stratégie d’absentement. C’est donc ce regard profond, abyssal et secret que l’animal porte sur moi, désormais infiniment responsable et insubstituable, qui déclenche ce que Deleuze, s’appuyant sur Primo Levi, appelle la « honte16 », la honte d’être un homme, de ne pas fuir la norme. Il ne s’agit pas d’une honte au sens moral du terme — rien n’étant plus étranger à Deleuze que la morale à laquelle, en suivant Spinoza, il oppose l’éthique — mais d’une honte au sens vital, la honte de ne pas être un grand vivant, la honte de laisser s’éteindre une vie menacée. Mais alors quel lien y a‑t‑il entre la honte d’être un homme et le regard de l’animal ? La fuite. En effet, pour Deleuze, l’animal n’est pas tant un être anormal qu’une puissance anomale. Si l’anormal caractérise une déviation qui renvoie à une norme préexistante, l’anomal est une variation constante productrice de nouvelles normes, un « phénomène de bordure17 ».
7Ainsi le propre de l’animal est de mettre en œuvre de nouvelles stratégies de fuite qui rendent difficile toute capture ou tout enchâssement dans une supposée animalité. Et c’est ce qui explique la place stratégique que l’animal occupe dans le travail de défiguration et de déconstruction de l’homme. En tant qu’être de fuite, il parvient à faire fuir la norme majeure, à la faire fuir, dira Deleuze, « comme on perce un tuyau18 ». C’est‑à‑dire que la norme n’est plus en mesure de retenir les existences molaires et que l’homme, par là‑même, se trouve destitué de la souveraineté attachée à son pouvoir de nommer. En effet face à ces multiples stratégies de fuite, face à ces « phénomènes de bordure », les noms sont évidés de leur pouvoir de capture. Ça fuit de toute part. Mais inversement, un animal qui souffre, un animal qui meurt, est un animal qui ne peut plus fuir, qui est capturé, capté dans sa pleine présence et non plus dans sa puissance d’absentement. Et c’est ce qui explique que, pour Deleuze, l’acte d’écrire est hétérogénétique, c’est‑à‑dire qu’il ne vient pas, comme l’affirme Rilke, d’une vocation, mais d’une violation, d’une effraction. Quelque chose, un événement et plus précisément une rencontre fait violence à l’écrivain : le regard de l’animal qui déclenche le mouvement de la pensée. Ainsi ce dans quoi se lance l’écrivain c’est un combat incertain contre la mort afin de révéler, sans certitude aucune, la vie partout là où elle se trouve enfermée, diminuée, menacée. Dans une formule remarquable, Deleuze et Guattari écrivent : « L’écrivain a vu quelque chose de trop grand, de trop intolérable aussi, et les étreintes de la vie avec ce qui le menace19 ». Le défi lancé à l’écrivain par le regard de l’animal est donc le suivant : « Il s’agit toujours de libérer la vie là où elle est prisonnière, ou de le tenter dans un combat incertain. La mort du porc‑épic de Lawrence, la mort de la taupe chez Kafka, sont des actes de romancier presque insoutenables ; et parfois il faut se coucher par terre20 ». Retenons la dernière partie de cette phrase lorsque nous nous aventurerons dans la fosse commune des chevaux morts d’Anima. Le travail de l’écrivain commence alors à se préciser : faire fuir la langue majeure pour donner à entendre la fuite de l’animal, les fuites des animaux. La polyphonie s’impose alors comme le remède au mono-phono-centrisme car, comme le dit Bakhtine — auquel Deleuze et Guattari font explicitement référence dans Qu’est‑ce que la philosophie ?21 — l’événement de l’être ne se produit pas si l’une des deux consciences n’est amenée à passer dans l’autre. Et c’est en écho à Bakhtine que Blanchot, dans La parole plurielle, écrit qu’elle est l’acte qui cherche à « accueillir l’autre comme autre et l’étranger comme étranger, autrui dans son irréductible différence, dans son étrangeté infinie22 ». Or, et comme le remarque là encore Levinas, à qui Blanchot et Derrida font sans cesse référence, « la philosophie est atteinte, depuis son enfance, d’une horreur de l’Autre qui demeure Autre, d’une insurmontable allergie23 ». Toute la question reste donc celle de savoir comment entrer en contact avec cet Autre qui ne cesse de s’absenter et que nous ne cessons de vouloir ramener à la présence ? La réponse de Lévinas est la « trace ». Et c’est pourquoi notre propos consiste à substituer au mono-phono-centrisme du signe la polyphonie des traces. En effet, et à la différence du signe qui renvoie toujours à quelque chose qui se présente, la trace se caractérise par le fait que quelque chose est passée et s’est absentée. « La trace est la présence de ce qui, à proprement parler, n’a jamais été là, de ce qui est toujours passé24 » écrit Lévinas. Ainsi la trace vient-elle se substituer à la présence car l’animal passe toujours avant moi, moi qui suis toujours en retard sur lui et qui ne peut que le suivre, le pister sans jamais pouvoir l’enserrer dans une présence définitive. La multiplicité des traces entend donc faire éclater la monophonie humaine qui parle de l’animal comme si celui-ci pouvait se laisser enfermer dans l’animalité. Pour ce faire l’écrivain, comme l’affirment Deleuze et Guattari, doit cesser de re‑présenter, de ramener à la présence ce qui s’absente, en l’occurrence l’animal, mais de parvenir à expérimenter des affects animaux.
Anima et l’écrivain-chamane
8La question qui se trouve alors en jeu est celle de savoir comment exprimer cette multiplicité des traces ? Comment inventer une langue qui nous permet, en tant que lecteur, de « vivre‑auprès » de l’animal selon Derrida, de « vivre‑avec » selon Deleuze ? À cet égard, l’enjeu de la littérature mineure, telle qu’elle est définie par Deleuze et Guattari dans leur ouvrage de 1975 consacré à Kafka, est de nous emporter, dans et par un devenir-autre, dans le tracé de ces lignes de fuite et, par là même, de nous déterritorialiser, de nous libérer du territoire de l’homme. Pour ce faire, l’écrivain doit inventer une langue inhumaine, ce terme étant à prendre non en un sens moral, mais esthétique et, surtout, affectif, c’est‑à‑dire comme expérimentation d’affects non‑humains qui viennent se composer avec mon corps. C’est en ce sens que l’écrivain est un « chamane25 » qui expérimente le corps à corps avec des entités vivantes non-humaines et qui, en tant que tel, élabore des communications transversales26, c’est‑à‑dire des communications qui traversent des séries qui ne sont pas censées se rencontrer, des « noces contre‑nature27 ». C’est d’ailleurs en ce sens que l’anthropologue brésilien Eduardo Viveiros de Castro dans Métaphysiques cannibales. Lignes d’anthropologie post-structurale28, désigne le chamanisme amérindien comme :
(…) l’habileté manifestée par certains individus à traverser les barrières corporelles entre les espèces et à adopter la perspective de subjectivités allo-spécifiques (…). Les chamanes sont capables d’assumer le rôle d’interlocuteurs actifs dans le dialogue transpécifique ; et surtout, ils sont capables de revenir pour raconter l’histoire, ce que les profanes peuvent difficilement faire.
9L’écrivai‑chamane, l’écrivain‑sorcier, tel que le définissent Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, est cet être qui brouille les frontières, qui enjambe les limites, autrement dit il est l’être de la limitrophie capable d’exprimer en mots les affects qu’il éprouve au contact de ces entités vivantes non-humaines. Si l’écrivain est décrit comme un sorcier c’est parce qu’il est en contact avec des puissances anomales, des puissances qui ne cessent de fuir et qui, par là même, le font fuir à son tour. Comment dès lors donner voix à ces voix plurielles qui ne cessent de se composer et de se décomposer suivant un jeu incessant de circulation et de reprise ?
10Il nous semble que ce tracement polyphonique a été expérimenté par le dramaturge d’origine libanaise, Wajdi Mouawad, dans son deuxième roman publié en 2012, Anima29 qui présente l’originalité de donner la charge du récit à des animaux qui deviennent ainsi, selon la belle expression de Sylvie Camet, des « animateurs30 ». Organisée en quatre chapitres — Bestiae Verae, Bestiae fabulosa, Canis Lupus Lupus et Homo Sapiens Sapiens — les trois premiers réservent la voix aux animaux et le dernier à l’humain et, plus précisément au Coroner Aubert Chagnon qui fait figure, comme nous le verrons ci-dessous, de lecteur idéal. Anima commence par un meurtre. Wahhch Debch rentre chez lui et trouve allongée sur le sol du salon et baignant dans son sang, sa femme Léonie, éventrée. Mais le propre de cette scène est qu’elle est décrite par un chat, un chat domestique, le même chat qui, peut-être, regarde Derrida31, nu dans sa salle à manger. Et la force de cette narration est qu’elle met en exergue le fait que l’animal n’est pas seulement un objet visible mais un sujet voyant et, qui plus est, voyant mieux que Wahhch lui‑même qui, littéralement, ne croit pas à ce qu’il voit tant « ils avaient joué à mourir dans les bras l’un de l’autre, qu’en la trouvant ensanglantée au milieu du salon, il a éclaté de rire32 ». Cette scène inaugurale est révélatrice du fait qu’en donnant sa langue au chat, selon l’expression consacrée par George Sand, Mouawad fait du félin un être détenant le secret de l’énigme de la violence qui hante Wahhch parce que, selon les mots mêmes de l’auteur, « seul un exilé peut comprendre un exilé33 ».
11Pour percer à son tour l’énigme de cette violence cyclique que les animaux perçoivent mieux que nous-mêmes, Wahcch devra se mettre à leur niveau, pénétrer leur monde : « Le monde est immobile tant que les humains restent debout. Voilà pourquoi la frayeur a été grande lorsque je l’ai vu à quatre pattes, les mains à plat dans la flaque de son sang, penché vers la surface pour en boire la couleur34 ». L’usage de l’adjectif possessif « son » rend complexe le renvoi anaphorique : de quel sang s’agit-il ? De celui de sa femme ou bien de son propre sang, de cette couleur qui irradie son âme et qui fait rougeoyer le monde dans son intégralité et dans lequel il y voit son reflet au point qu’il se demandera si ce n’est pas lui qui l’a tuée ? Anima démarre donc comme un néo-polar où Wahhch, tel un « chasseur d’homme35 » ainsi qu’il se définit lui‑même, doit suivre les traces laissées par l’assassin de sa femme, un indien du nom de Welson Roof Rooney, réfugié dans la réserve indienne de Kahnawake. Située au sud du Québec, Première Nation des Mohawks, l’accès à la réserve suppose que Wahhch quitte la civilisation, qu’il traverse, accompagnée des animaux-Virgile, le fleuve Saint‑Laurent, métaphore de l’Achéron dans l’Enfer de Dante et qu’il s’enfonce dans les profondeurs d’une âme meurtrie pour rejoindre le dernier cercle de la violence qui le hante. Les animaux vont ainsi se faire les accompagnateurs de Wahhch, parfois indifférents à son errance, parfois l’aidant et parfois le ralentissant. À ce déplacement géographique correspond un déplacement ontologique en vertu duquel nous passons, sans avertissement de la part de l’auteur, d’une ontologie à une autre, en l’occurrence du naturalisme, la moins aimable des ontologies, au totémisme. À l’intérieur de ce nouveau cadre ontologique, l’homme se trouve décentré de sa place, destitué de sa souveraineté et de sa présence à soi, ayant toujours affaire à des traces qui le précèdent. Cette multiplicité des traces induit l’impossibilité de parler de l’animal d’une seule voix et selon un même nom. Et c’est ce qui explique la composition contrapuntique et polyphonique d’Anima. En effet, et comme l’affirment Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, « dans un devenir‑animal, on a toujours affaire à une meute, à une bande, à une population, à un peuplement, bref à une multiplicité36 ». Et c’est pourquoi l’écrivain‑sorcier s’intéresse moins aux noms, aux étiquettes, qu’aux phénomènes de bordure et de contagion. Et c’est ce qui explique la raison pour laquelle Anima est construit comme une énigme aussi bien pour Wahhch que pour le lecteur lui‑même. En effet, chaque effet‑point‑de‑vue est assuré, la plupart du temps, par un animal différent qui est présenté au lecteur par son nom scientifique hérité de la taxinomie de l’histoire naturelle. S’il est facile de reconnaître Corbus Covax, en l’occurrence le corbeau, un lecteur non latiniste et/ou non spécialiste aura plus de difficulté à reconnaître Strix Varia et devra se mettre à l’écoute de ses traces phoniques pour la rencontrer — terme qu’il importe de distinguer de la recognition : « Le sommeil ne m’a pas gagnée. Le soleil filtrait à travers les branchages. Il allait bientôt brûler mes yeux, trop fragiles pour le regarder en face. Je me suis envolée en battant rapidement des ailes, tant le vent était faible dans l’air doux du printemps. J’ai hululé37 ». Anima fonctionne ainsi comme une déclinaison stylistique du vivant où, d’une part, chacun d’entre eux se marque par des traces phoniques spécifiques et respectives — la voix du canaris, rapide, présente détonne avec celle des lucioles, ample, métaphorique, anaphorique38 — et où, d’autre part, la voix de chaque animal engendre un affect qui circule à travers d’autres voix animales, formant ainsi un gigantesque plan de composition esthétique : polyphonie horizontale vivante.
Cet homme‑là errait, ne savait plus où il était, ne regardait pas droit devant lui. Un chagrin le dévorait. J’aurais voulu lui faire part de ma présence mais je ne pouvais pas le rejoindre. Je me suis alors dressé et, dans mon désir de lui aboyer mon attention, j’ai donné naissance au vol des oiseaux39.
12Et la page suivante, en écriture contrapuntique : « Le jappement du chien a tout tranché. Oui. Ensemble, obéissant à l’appel de la prudence, nous avons glissé sur les parois du présent pour quitter les statues et les anfractuosités du clocher où nous nichons40 ». Anima fonctionne ainsi comme une polyphonie de résonance en vertu de laquelle chaque voix animale produit un affect qui déclenche, chez un autre animal, une résonance qui lui est propre et ainsi de suite à l’infini.
Résonance de la guerre
13Anima n’est pas uniquement composée de rencontres entre les animaux, mais également de rencontres entre Wahhch et les animaux, autrement dit des rencontres interspécifiques qui franchissent la limite et viennent la nourrir. En effet, les animaux occupent une fonction précise dans l’économie générale du roman : ce sont des passeurs d’âme dont la plupart sont des auxiliaires et d’autres des obstacles — comme le chien Motherfucker. Mais ce qui se joue dans la rencontre avec une altérité non-humaine radicale c’est l’émergence, souvent violente, d’un nouvel affect qui vient fragmenter l’âme de Wahhch afin qu’il puisse rejoindre le nexus de cette fragmentation : les camps libanais de Sabra et Chatila décrits dans Anima comme l’enfer où a eu lieu le « sacrifice des âmes41 ». Si chaque rencontre enfonce encore davantage Wahhch dans les tréfonds de son âme c’est parce que les animaux lui offrent la possibilité de sentir ce qu’il ne pourrait pas sentir sans eux. Autrement dit, la sensibilité de Wahhch est poussée à sa limite parce qu’il sent comme l’animal sent. Ce que les animaux sentent de leur mort, de leur destin mortifère, Wahhch le sent à son tour mais sans que cette sensation ne soit un sens commun. Lorsque nous disons qu’il sent comme les animaux il s’agit de ce que Deleuze et Guattari appellent une « instance paradoxale » dans la mesure où le comme contient à la fois une proximité et une distance. Une distance dans la mesure où lorsque nous rencontrons un animal nous sommes confrontés à une manière de sentir, de percevoir le monde et d’avoir un monde propre qui est radicalement autre que la nôtre et avec laquelle nous ne pouvons pas fusionner. C’est pourquoi le comme induit et maintient une distance entre le sentir humain et le sentir animal que nous ne rejoindrons jamais totalement. Mais, d’un autre côté, le comme induit une proximité, un contact, ce que Derrida appelle un « être‑auprès‑de42 », en vertu duquel affirme Deleuze, en reprenant et en distordant un terme de Bergson, nous « sympathisons43 » avec l’animal. C’est‑à‑dire que, par notre rencontre, violente, éprouvante avec l’animal qui souffre, nous découvrons, en nous, une manière de sentir radicalement autre qui nous fait sortir de nous : mouvement de dépersonnalisation. Le sentir animal provoque en l’homme un sentir radicalement autre par le biais de ce que Deleuze et Guattari appellent le phénomène de « double capture44 ». C’est-à-dire que l’homme capte quelque chose de l’animal qui, à son tour, capte quelque chose de l’homme. Et c’est par ce jeu de double capture que l’homme se met à sentir comme un animal et que l’animal se met à sentir comme un homme au point qu’ils deviennent, à proprement parler, des « indiscernables ». Et c’est dans cette « zone d’indiscernabilité45 » que l’homme et l’animal cheminent ensemble avant de s’engager dans des devenirs qui leurs sont propres, de bifurquer dans des lignes d’existence nouvelles. Lorsque Wahhch se retrouve enfermé dans une bétaillère auprès des chevaux destinés à l’abattoir, le narrateur du récit est indiscernable au sens où c’est à la fois l’homme et l’animal qui parlent ou, comme le dirait Cézanne, c’est le monde qui parle. Ainsi lorsque le cheval parle, c’est en même temps l’homme qui parle :
Un changement de rythme dans le mouvement du moteur m’arrache à ma torpeur et me ramène à mon cauchemar. Je suis bel et bien là, un parmi cent, dans ce convoi funèbre. Je ne sais pas comment ni en quel endroit aura lieu ma mise à mort, mais, pour nous avoir poussés comme ils nous ont poussé, entassés comme il nous ont entassés, séparés de nos petits comme ils l’ont fait, jusqu’à ne plus voir en nous des êtres vivants mais des objets et de chair et de sang, il m’apparaît que notre anéantissement va se passer à l’orée des ténèbres les plus effroyables46.
14Or, et comme nous l’avons souligné, si l’homme sent comme l’animal et inversement, il n’en reste pas moins que chacun des deux termes conserve leur résonance respective. Wahhch part dans une direction, en l’occurrence le camp de Sabra et Chatila :
Je me souviens très précisément des bêtes enterrés à mes côtés, leur souffle s’éteint, du sentiment de solitude qui me gagne à mesure qu’elles mourraient, de mon désir de mourir aussi, tant j’avais peur du noir. Je me souviens du mutisme, du mutisme de toutes ces bêtes à qui l’on venait de faire subir cette effroyable chose qui ne les concernait en rien pourtant, je me souviens m’être mis à parler pour elles, mettant mes paroles dans leur bouche, disant tout haut leur pensée, disant tout haut leur frayeur, je leur ai donné le peu de mots que je connaissais, mots d’enfant apeuré47.
15Et l’animal part, de son côté, dans une autre direction qui sera celle de sa libération et de son télescopage avec le monde humain. « Il y a des devenirs‑animaux dans l’écriture qui ne consistent pas à parler de son chat ou de son chien. C’est plutôt une rencontre entre deux règnes, un court‑circuitage, une capture de code où chacun se déterritorialise48 ». Dans chaque rencontre, que ce soit celle avec un animal ou avec un autre homme, il s’agit d’écouter ce que cette voix extérieure ouvre en moi. Ainsi lorsque Wahhch ramène une grue blessée, il apparaît comme l’homme-grue, comme l’homme-oiseau qui se confond avec l’animal blessé.
C’est moi la première qui ai senti sa présence. J’ai entendu le bruit de ses pas, devenir sa silhouette dans l’obscurité. J’ai aboyé. Mes maîtres sont sortis. Ils ont attendu. J’ai aboyé. Il est entré en silence dans le halo du lampadaire, homme-oiseau, portant à hauteur de poitrine ses propres ailes brisées49.
16Le renvoi anaphorique « ses » rend le sujet de la proposition indiscernable au sens où c’est à la fois Wahhch et la grue qui sont blessés et que les indiens de la réserve Ojibway pourront réparer. L’animal et l’homme se fondent ensemble dans leurs blessures et la blessure de la grue révèle à Wahhch la blessure d’une âme qui, tel le Phèdre50 de Platon, aurait perdu ses ailes, alourdie par un passé qui ne passe pas et qui le hante. Mais là encore, nous assistons à un phénomène de « double capture » entre Wahhch et l’indien. Par leur rencontre en chiasme Wahhch offre à l’indien la possibilité de mettre des mots sur les exactions qu’il a subi au sein des pensionnats catholiques, tout autant que l’indien offre à Wahhch l’écoute de son silence. Qu’est-ce qui se tient sous le silence ? Qu’est‑ce qui ne peut pas être dit dans et par la langue humaine et trop humaine ? « Pour voir le visage de ce qui te fait souffrir, tu dois faire de ta douleur un collier qui enchaîne des perles de silence aux perles de tes cris51 ». Ce que l’indien donne en retour de la parole, c’est le silence que les chauve‑souris peuvent percevoir tant leur perception est développée et tant celle des hommes a été amoindrie par les mots. Ainsi le chien Mason‑Dixon Line affirme‑t‑il : « Ce que les hommes ont gagné en parole, peut-être l’ont-ils perdu en perception52 ». Inversement, ce que les animaux possèdent, dans leur mutisme, c’est une perception, une voyance au sens que Rimbaud donne à ce terme, et dont les voix ouvrent en Wahhch de nouvelles zones de perception, de nouvelles Visions, de nouvelles Auditions. Se retrouvant à dormir avec les chauve-souris :
Nous nous sommes résolues à en faire l’un des nôtres. Nous avons resserré notre cercle. Sans hésiter nous nous sommes abattues sur son corps, habitées par le désir ardent de le toucher, de le recouvrir, de l’ensevelir, d’unir ses cris à nos cris et de dissoudre son odeur par nos odeurs53.
17Dans Anima les voix s’unissent aux voix, celle des indiens, celle des palestiniens, celle des animaux, pour former un immense territoire : celui de la guerre, mais d’une guerre menée avec des mots dont le pouvoir est celui, comme le diront Deleuze et Guattari dans Mille Plateaux, de la contagion qui se fait de manière immanente, réticulaire et échappant à toute forme de pouvoir ou de contrôle. Telle est, à notre sens, la portée politique de la polyphonie : faire fuir les voix, les déterritorialiser pour les reterritorialiser à l’intérieur d’un nouveau monde qui émerge à la faveur d’agencements nouveaux au centre duquel se trouve l’écrivain.
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18Dans Anima les voix humaines s’unissent aux voix animales, sympathisent entre elles non pour former une échographie générale, tant l’écho ne fait que renvoyer au destinataire sa propre voix, mais une résonance en vertu de laquelle chaque voix fait résonner en l’autre une vibration qui lui est propre en lui ouvrant des zones de sensibilité que le sujet, qu’il soit humain ou animal, ignorait avant sa rencontre avec une altérité radicale. C’est cette rencontre, violente, troublante, entre ce que Derrida appelle la voix intérieure et les voix extérieures qui génère une dissémination, un éclatement en une multiplicité de lignes de fuite qu’aucune norme, qu’aucune autorité ne peut retenir et qui met en exergue le caractère révolutionnaire de la littérature. La réussite d’une révolution ne tient pas dans ses résultats, souvent catastrophiques, mais dans les agencements nouveaux qu’elle crée, qu’elle engendre. Et c’est pourquoi l’art, et notamment la littérature a tant à voir avec la micro-politique : l’écrivain se tient au milieu de minorités avec lesquels il écrit, qui le font écrire et qu’il les fait devenir-minoritaires. C’est d’ailleurs en ce sens que se conclue Anima. Dans la dernière partie du roman — Homo Sapiens Sapiens —, la charge du récit revient à l’homme et plus précisément au Coroner Aubert Chagnon qui reçoit un manuscrit qui n’est autre qu’Anima. Aubert Chagnon fait figure du lecteur idéal qui se trouve bouleversé, métamorphosé par la lecture du manuscrit et qui provoque en lui la nécessité d’écrire, mais d’écrire autrement. « Aujourd’hui c’est terminé. Je n’écris plus comme avant. Ce que Wahhch Debch aura bouleversé et transformé dans ma vie a éveillé mon désir de dire autrement54 ». La voix de l’écrivain éveille donc dans le lecteur une sensibilité nouvelle qui appelle, à son tour, une voix nouvelle et ainsi de suite à l’infini sans que jamais cela ne forme une somme.