Démocratie des voix dans Daewoo de François Bon
1Daewoo, c’est le nom d’un groupe industriel sud-coréen fondé par Kim Woo-Chong en 1967. Trois usines sont installées dans la vallée de la Fensch en Lorraine dans les années 80 à l’aide des subventions de l’Etat : 35 millions. François Bon rapporte les chiffres de façon très précise dans un récit qui s’apparente à un essai documentaire, à une enquête sociologique. Le premier projet, initié par Charles Tordjman, metteur en scène, est d’écrire une pièce de théâtre à propos du démantèlement et du licenciement des employées des usines Daewoo en Lorraine. Pour l’écrivain, il s’agit d’abord de mener l’enquête. Les déplacements sur les lieux mêmes des usines, les rencontres, transforment peu à peu son projet d’écriture pour mieux dévoiler les « signes » de « fractures graves »1. La pièce de théâtre est jouée à Avignon en 2004, mais c’est un roman qui est publié peu de temps après. Les trois usines Daewoo de Fameck, Villers-la-Montagne et Mont-Saint-Martin ont été construites sur les ruines de la sidérurgie, dans une région où on a longtemps transformé le fer en acier. Elles emploient mille deux cents personnes, beaucoup de femmes, les salaires sont bas et on embauche aussi en intérim. À la suite de la faillite de l’entreprise, en 1998, trente-deux des quarante-sept usines dans le monde sont liquidées, les plans sociaux se succèdent entre 2002 et 2003 pour aboutir à la suppression de tous les postes. Les slogans publicitaires diffusés par l’entreprise, « le rêve digital », « la vie plus facile », signent la rupture avec le monde réel ; quelque chose, dit François Bon, est rompu entre les hommes et les choses2 et l’objectif du récit est de retrouver ce lien en donnant la parole à celles que l’on n’a pas entendues.
2Je m’intéresse, dans ce roman, à la polyphonie, au sens musical du mot importé par Bakhtine dans le vocabulaire littéraire : non pas une succession de voix mais une combinaison. De quelle façon les voix du récit sont-elles tissées ensemble ? Comment sont-elles jouées en même temps ? Et de quelle façon l’enquête devient-elle fiction par l’orchestration des voix ? François Bon dit être traversé par des voix, par des silences, il emploie à plusieurs reprises ce verbe ; il dit être traversé par l’expérience de ces femmes qui trouve un nécessaire écho en lui-même3. L’écriture des différents discours s’effectue en contrepoint mais ce n’est pas tellement la voix du narrateur qui contamine celle des femmes, il se laisse envahir par des voix et les porte pour les faire entendre. Il s’agit de rendre la parole en se portant garant de son autorité. Pierre Bergounioux pense que Faulkner est à l’origine de cette révolution dans la littérature ; il donne à entendre la voix de ceux qui étaient restés en marge par le fait de la division du travail : les enfants, les esclaves noirs, les maquignons, les prostituées, les ouvriers… Dans son essai Rendre la parole, Bergounioux explique que la littérature doit rendre compte du monde effectivement éprouvé, dire la relativité essentielle du réel ; l’écrivain doit donc abandonner sa posture régalienne4. Faulkner est attentif aux discours de ceux qui vivent autour de lui dans le Sud rural du Mississipi. Dans ses derniers romans surtout (Les Larrons ou la trilogie des Snopes), il fait exister les personnages à travers la voix d’un narrateur (souvent un narrateur enfant) qui se fait l’écho de leur conscience, de leur façon de voir le monde. Ce qui m’intéresse ce n’est pas la façon dont un évènement est livré à travers la conscience de plusieurs personnages mais comment un narrateur devient le réceptacle de la voix des autres.
La question de l’autre
3L’épigraphe de Daewoo est une citation de Rabelais qui rappelle que la moitié du monde ne sait pas comment l’autre vit5. C’est bien à la question de l’autre que se confronte le récit et à la question de savoir comment dire pour l’autre, à la place de l’autre. Le narrateur rapporte, à la fin d’un entretien, la parole d’une employée licenciée : « Voilà comment ça s’est passé, et c’est bien que ce soit dit ». Et il ajoute : « On en serait presque effrayé, parce que ce qu’on cherchait on s’imaginait ne le vouloir que pour soi-même » 6. L’aventure qui s’annonce est celle d’une humanité partagée.
4L’originalité de cette écriture réside essentiellement dans le statut donné à la voix narrative, présentée comme étant celle de l’auteur, c'est-à-dire celle de l’enquêteur, de l’intervieweur. Le projet initial, on l’a dit, était d’écrire une pièce de théâtre. Pourquoi le roman s’est-il finalement imposé ? Pourquoi le roman de voix apparaît-il comme un mode privilégié de connaissance ? Marguerite Yourcenar, avec les Mémoires d’Hadrien, fait du roman un mode de connaissance qui consiste à s’imprégner de l’expérience de l’autre. L’écrivaine explique dans ses carnets que, pour écrire, elle a « un pied dans l’érudition, l’autre dans la magie, ou plus exactement, et sans métaphore, dans cette magie sympathique qui consiste à se transporter en pensée à l’intérieur de quelqu’un »7. Henriette Levillain dit que « la technique romanesque de Marguerite Yourcenar consiste à devenir l’autre »8. Le narrateur, dans le récit, prétend écrire à partir des entretiens réalisés avec différentes femmes après leur licenciement ; il dit vouloir rendre compte « de rapports et d’évènements qui concernent les hommes entre eux », écrire non pas « des faits, mais plutôt des relations »9. C’est dans cette rencontre avec l’autre, réelle ou fictive, que les voix fusionnent. Lors d’un entretien, Valérie Aumont – une des employées licenciées – s’interrompt pour poser une question à celui qui l’interroge. Le narrateur explique pourquoi il ne lui a pas répondu à ce moment-là :
Quand je prends des notes, je ne suis pas en état de donner réponse à la moindre question directe : l’exactitude dans l’instant vous requiert entièrement. On est dans la tête de l’autre, on ne pourrait pas en ressortir pour revenir dans la sienne, on aurait même peur, si on crispait les mains, si on édictait un ordre, qu’il vienne soudain à se prononcer par ce corps ou cette voix que provisoirement on habite : on n’y peut tenir que dans l’injonction d’accueillir – plutôt accepter les silences, les laisser grandir pour inciter l’autre à reprendre et, si on intervient, que ce soit pour faire préciser, jamais suggérer de mot qui n’ait été prononcé (…). Quand on s’aperçoit à nouveau de ma présence, qu’on me demande ce que j’en pense ou ce que j’en crois, c’est que soudain on m’a remis à l’extérieur, qu’une frontière s’est refaite. Alors bon, je n’ai pas répondu (…) 10.
5Habiter une voix, accueillir un silence, effacer la frontière, c’est combler un vide, tisser un lien, rejoindre une réalité qui restait cachée. François Bon explique dans l’entretien avec Sylvain Bourneau qu’il cherche à « amener l’écriture là où le réel est énigme, où la raison ne peut aider à comprendre »11. Le projet de la pièce de théâtre est abandonné car la voix de l’enquêteur en synchronie avec celle des femmes licenciées était absolument nécessaire. Elle fonctionne comme celle du Coryphée au milieu des Suppliantes12 mais elle ne peut se contenter de rester à distance, d’être celle d’un personnage, d’un conteur ou d’un simple témoin qui ne peut agir sur le cours des évènements et voit s’accomplir sous ses yeux la tragédie. C’est une voix agissante qui donne sens au monde qu’elle évoque et, de cette façon, en le faisant exister, le délivre de son emprise tragique. C’est une expérience très forte qu’il s’agit de rapporter, François Bon dit avoir été assailli par des voix, des regards, des silences13. Le roman, contrairement au théâtre, laisse une place à l’expérience subjective du narrateur, qui livre ici une expérience partagée avec ses personnages dans un texte hybride où se mêlent le reportage documentaire, l’invention romanesque, le dialogue théâtral. Bon s’est exprimé à plusieurs reprises au sujet de la classification en genre littéraire de ce qu’il écrit. Comme d’autres écrivains contemporains, il a d’abord voulu se défaire du mot « roman », se détacher d’une tradition. Il écrit dans Impatience en 1998 :
Non, plus de roman jamais, mais cueillir à la croûte dure ces éclats qui débordent et résistent, non, plus d’histoire que ces bribes qu’eux-mêmes portent et comme avec douleur remuent sans s’en débarrasser jamais, plus de tableaux qui unifie et assemble mais (…) le grossissement des visages abîmés et tout ce sur quoi on achoppe soi-même pour dire, plus de calme mais l’agitation, se porter soi-même à cette rencontre des éclats où on achoppe, et le mal qu’on se fait, et le poison qu’on s’injecte et la dureté que c’est de continuer ici dans le grondement et la répétition et l’usure (…)14.
6Quand on lui demande pourquoi il se sert de la caractérisation de « roman » pour classer Daewoo, il répond l’avoir fait « par provocation », « pour ne pas être classé dans la case documentaire, voire sociologie »15. Cette crainte vient de son expérience avec Rolling Stones : pour parler de sa jeunesse, pour évoquer mai 68, il est passé par l’histoire de ce groupe de rock emblématique et le livre a été rangé au rayon musique.
L’intersubjectivité
7Les romans de François Bon interrogent le statut de la fiction : l’expérience subjective permet de reconstruire le réel. Dans Daewoo, l’omniscience du narrateur est abandonnée pour laisser parler les personnages ; le narrateur évite de commenter : « Et laisser toute question ouverte. Ne rien présenter que l’enquête »16. Cette forme intersubjective de récit sollicite l’interprétation du lecteur. Je propose un exemple du fonctionnement de cette écriture. Nadia Nasseri, une des employées licenciées de Daewoo, évoque les incendies qui ont frappé la région l’hiver 2002-2003. Son discours est organisé en plusieurs chapitres parce qu’il est interrompu par le rapport de l’enquête du narrateur, qui se contente d’expliquer des faits dans un style journalistique. Trois évènements sont mis sur le même plan : l’incendie d’un wagon de marchandises qui a fait douze morts le mardi 5 novembre 2002, l’incendie du château de Lunéville et l’énorme mobilisation qu’il a provoqué le jeudi 2 janvier 2003 et enfin l’incendie de l’usine Daewoo de Mont-Saint-Martin le 23 janvier. Le récit créé des liens implicites entre ces évènements ; c’est au lecteur de comprendre qu’on parle d’injustice sociale, de mépris et d’oubli. On lit : « La destruction du château de Lunéville est un évènement considérable dans la région dont il était un des emblèmes. Le 23 janvier, à 21h55, l’alerte est donnée pour l’usine Daewoo de Mont-Saint-Martin, construite en 1994 »17. D’un côté, un « évènement considérable », de l’autre, un épisode obscur, dans une entreprise en liquidation judiciaire, pour lequel la piste criminelle sera privilégiée : la responsable syndicale et quatre ouvriers sont inculpés. Mais les preuves font défaut, la CGT subit un chantage pour ne pas être éclaboussée ; les anciens salariés brandissent des pancartes devant le palais de justice : « Justice chien de garde du capitalisme », « Les salariés ne sont pas des criminels ». François Bon veut faire exister des personnes menacées par l’indifférence de la société. Il laisse la parole à son personnage : « Alors moi je dis : Longwy, qui a mis le feu, je n’en sais rien. Mais si jamais ça devait être un des gars, ce n’est pas moi, ici, Nadia, qui lui jetterais la pierre. Et vous pouvez le redire… »18. Le narrateur conclut sobrement, après avoir vu le reportage sur les violences commises dans les usines de la région : « Et nous, quand on voit le film, on les croit »19.
8Le narrateur du récit écrit que la transcription des témoignages recueillis est libre et ne fonctionne pas toujours de la même façon. Il prétend que les entretiens sont enregistrés : en quoi la main qui copie en même temps dans des carnets apporte-t-elle un témoignage plus réel ? Une des ouvrières demande ce qu’il « gribouille » dans son carnet, elle veut qu’il lise ce qu’il vient d’écrire. Il choisit de lire ce qu’il a écrit un peu plus haut ; il ajoute :
Ce n’est pas ce qu’elle m’avait demandé, mais c’était manière d’abattre aussi mon jeu, ce que je cherchais et où j’allais, et que je restais libre, dans l’écoute, d’user de ce qu’elle m’avait donné. J’avais réagi à l’instinct, elle l’a compris ainsi, je l’ai bien vu, à la fin, à sa façon d’oublier sa cigarette, et ne plus me demander de compte. « J’ai dit ça comme ça ? » J’ai répondu que ma raison de noter avec précision c’était aussi pour la nécessité de librement peindre : qu’à ce prix seulement on est juste. Une construction de mots pour mettre en avant, oui, sa façon de dire les mots20.
9Transcrire n’est donc pas copier mais « librement peindre » ; il s’agit de prendre en compte « une cadence, un vocabulaire, une manière de tourner les choses »21. Le narrateur explique que ses enregistrements ne transportent pas grand-chose de ce qu’il a vécu pendant l’entretien. Il manque les lieux, les visages, la tension des silences. Écouter les voix enregistrées lui permet de se remémorer et de reconstruire. Souvent, les femmes parlaient debout, lui tournant le dos, face à une fenêtre. François Bon veut saisir ce qu’il appelle la « diffraction des langages »22 ; il serait comme la caisse de résonance de différents langages qui se propageraient à l’intérieur de lui. Le travail de l’écrivain est de se transporter en pensée dans l’expérience d’un autre. Le narrateur écrit à propos de ses entretiens :
J’appelle ce livre roman d’en tenter la restitution par l’écriture, en essayant que les mots redisent aussi ces silences, les yeux qui vous regardent ou se détournent, le bruit de la ville tel qu’il vous parvient par la fenêtre (…)23.
10Le récit accède à la vérité quand il parvient à produire des liens là où le réel ne les produit pas. Pour François Bon, marcher dans un lieu vide peut suffire à faire surgir les images et les voix24. Certains discours de la fiction rendent comptent de cette compréhension des choses cachées. Le narrateur interview Anne D. pour qu’elle lui parle de Sylvia, une ouvrière qui s’est suicidée peu de temps après son licenciement. Il ne lui demande pas un simple témoignage : « J’ai demandé à Anne D., à propos de Sylvia, ce qu’elle pouvait rassembler d’images, de mots, des rencontres, et même ces faits plus discrets (…) »25. Anne lui propose un récit de rêve, elle se projette en esprit sur les lieux désertés de l’usine. Il choisit de ne pas enregistrer, de ne prendre que des notes. François Bon invente une fiction de voix à partir de ce qu’il a pu ressentir sur les lieux des usines désaffectées. Il appelle ça « habiter clandestinement le réel » ; il utilise cette expression à propos de la pratique d’écriture de Daeninckx : s’imprégner des lieux, d’une ambiance, des discours et réinventer « un théâtre de paroles et de faits » 26. L’emboîtement fictionnel des voix est parfois vertigineux ; dans le métadiscours du narrateur, par exemple, quand celui-ci prétend restituer littéralement ce qu’il a entendu. Avec Géraldine Roux : « Je retranscris plein texte, sans raccourcis : quand on écoutait Géraldine, on avait l’impression d’un livre ouvert, où les figures, évènements et faits auraient été le monde même »27. Et à propos de Barbara G. : « Ce sont ses phrases, non pour ce en quoi elles nous renseignent, mais pour cette hauteur de regard. Qu’elle ne m’en veuille pas, Barbara G., de la citer : on n’a pas tous les jours sur son chemin si fière rencontre »28. Ces commentaires insistent sur la façon dont la fiction s’écrit à partir du réel et sur la façon dont les discours lus ou entendus, les « phrases recopiées », imprègnent le texte29. Maryse P. réfléchit en même temps qu’elle parle à la façon dont ses paroles sont reçues. Elle dit : « On n’a pas demandé la vie tapis roulant… Ah, ça vous plaît l’expression, vous vous en resservirez, c’est ça ? À votre aise…. ». Et un peu plus loin : « C’est ce que j’appelle l’angoisse d’être. Et si vous trouvez ça trop alambiqué pour une ouvrière, que voulez-vous que je vous dise »30. À deux reprises, la façon de parler des ouvrières est comparée à des discours d’écrivains. Géraldine Roux, qui épingle les déclarations des pouvoirs publics, est comparée à Pierre Bergounioux, pour « sa manière de mettre les mots »31. Le texte écrit par Sylvia, la syndicaliste décédée « [est] beau comme du Nathalie Sarraute »32. Dans ce tissage en contrepoint des différentes voix, la frontière est effacée entre ce qui serait de l’ordre du discours littéraire, qui ferait autorité, et ce qui ne le serait pas. La fonction poétique du langage émerge du discours même des ouvrières.
La fonction poétique
11La place occupée par la voix d’une absente, Sylvia, la syndicaliste qui s’est suicidée après son licenciement33, et à qui le récit est dédié, donne un exemple intéressant du fonctionnement poétique de cette écriture. La parole de Sylvia prend une place particulière. Elle circule d’un entretien à l’autre, à travers les voix de ses collègues, comme dans une fugue : elle reste insaisissable, enveloppée de ce qui reste de mystère à propos de sa mort. Le narrateur explique, lors de son premier entretien, que l’ombre de Sylvia conduira l’ensemble des récits. Maryse se souvient des histoires que racontait Sylvia, elle dit entendre encore sa voix. Elle se souvient plus particulièrement d’une parole, au moment des grèves : « La sueur de ton front maintenant est invendable, quand tu mangeras ton pain tu sauras que la sueur de ton front est superflue. On est les superflues, elle avait ajouté »34. Le mot « superflues » est répété par le narrateur, en italique, il précise qu’il est entouré de silences. Ce mot résume tragiquement le désarroi de celle qui a mis fin à ses jours. Le rêve d’Anne D. s’inscrit également dans les témoignages proposés au sujet de Sylvia. Les paroles d’Anne agissent comme des photographies ; le narrateur précise qu’il n’enregistre pas et se contente de prendre des notes. Il cherche à capter la façon dont la voix se dédouble : une voix qui prendrait sa source dans le rêve, l’autre dans la réalité du souvenir :
Ce qui me parvenait ce n’était pas la seule voix d’Anne D., plutôt comme un dialogue. Deux voix parlaient la même langue. Deux personnages, l’un dans le rêve et l’autre avec ses souvenirs, mais qui n’avaient pas, pour se différencier, d’autre visage que celui d’Anne D., passant de son rêve à ses souvenirs, comme s’il fallait que chaque élément du rêve soit précisé par l’autre voix depuis le réel qui en était la source35.
12Il distingue même deux tonalités : une aiguë, l’autre assourdie. Le discours d’Anne devient poème en prose36. La rêveuse, traumatisée par son licenciement et le suicide de son amie, donne elle-même la clé du rêve : elle dit que dans le rêve, elle est à sa place, qu’elle remet les choses en place « tout comme avant », quand « tout était normal »37. L’organisation complexe de l’entretien avec Nadia Nasseri est un autre exemple de la mise en valeur d’une fonction poétique du langage dans le discours des personnages. On voit dans la table des matières qu’il est découpé en onze chapitres ; le but de ce découpage, qui fait alterner le témoignage de Nadia et le reportage de François Bon, est de faire participer le lecteur à l’enquête en affichant les liens de causalité. Les titres donnés aux chapitres soulignent cet effet de boucle, de reprise avec variations. À dix reprises, le premier mot du titre est « incendie », il est suivi huit fois des deux mots « violences, révoltes ». Deux épisodes se croisent : les incendies qui ont eu lieu dans la région l’hiver 2002-2003 et les violences au moment des grèves dans l’usine Cellatex. Les grèves de Cellatex sont un contrepoint à celles de Daewoo : elles disent la violence des gestes symboliques (verser des produits chimiques dans la rivière, mettre le feu) quand les discours ne sont plus entendus. La voix du reporter, qui se contente des faits, met en valeur celle de Nadia. C’est elle qui donne sa tonalité poétique au discours. À trois reprises ses paroles sont rapportées directement sans aucun commentaire du narrateur. La première phrase donne à chaque fois le ton : « Vous me dites : – Pourquoi le feu ? Le feu c’est la vie, non ? », « L’usine depuis, pour moi, c’est la nuit », « Pourquoi j’aime la nuit dans l’usine ? »38. Marie Durud est un autre exemple de personnage qui prend la place d’une figure d’écrivain. En véritable chef d’orchestre, elle raconte une histoire en jouant toutes les voix ; elle les fait résonner à partir de sa propre voix. Le narrateur écrit que les personnages sont dans la pièce ; il se demande comment transcrire ce qui se joue devant lui39. Cet épisode est raconté deux fois : d’abord un récit à plusieurs voix à partir des discours de Marie, puis le dialogue théâtral avec personnages. Mais quand François Bon voit la scène jouée par les actrices, il est dans la fiction qu’il a créée, il dit entendre le rire de Marie.
13Le roman reproduit des bribes de la pièce qui a été jouée ; le théâtre fonctionne dans le roman comme une mise en abyme. L’intérêt de ces scènes est de faire du drame personnel des ouvrières une tragédie universelle. Les voix de Saraï, Ada, Naama, Tsilla sont les voix de l’humanité, elles sont les voix d’un chœur qui incarne le groupe social. François Bon a choisi les premiers noms de l’Ancien testament ; ces voix ont quelque chose d’intemporel. Les bribes de dialogue théâtral forment des variations poétiques à partir des discours des ouvrières du récit. Cette fonction poétique s’accentue au fil du texte. Dans le chapitre intitulé « Illusion plus que théâtre : la copine qui déprime », quatre femmes sont sur scène. Saraï, « la copine qui déprime », se contente de répéter à chacune des trois autres femmes le même refrain : « C’est sympa d’être venu me voir ». Les paroles d’Ada, Naama et Tsilla sont des variations sur le même thème ; les différents effets de répétition et d’échos montrent qu’elles ne forment qu’un seul discours :
ADA : – Je savais que tu étais malade. Je me suis dit : je lui téléphone. Je passais en bus, j’ai vu l’arrêt, je me suis dit : je descends, je sonne à sa porte. Peut-être que tu aurais besoin de quelque chose, peut-être que je pourrais te faire des courses (…).
NAAMA : – Je passais en voiture, je me suis dit : j’essaye, je monte. Je le sais, je sais bien : on n’a pas tant besoin que la sonnette sonne, on regarde le téléphone, on attend que la voix s’annonce sur le répondeur, je me suis dit : peut-être qu’elle me laissera sur le palier sans m’ouvrir, mais c’est son droit, qu’au moins elle sache qu’elle peut m’appeler, qu’elle sache qu’on est là (…).
Tsilla : – Je voulais te donner des nouvelles. On a beau mettre la radio, la télévision, on n’a que les nouvelles qu’ils se recopient les uns les autres, en tous cas rien qui nous concerne, rien qui soit ce qu’on a là sous les yeux, qui permette qu’on sache qui on est et ce qu’ici on fait (…). J’ai pris mon vélo, je me suis dit : je vais lui prêter quelques disques, les films c’est mauvais, c’est un mur devant soi avec la vie des autres, la musique c’est dans votre tête, alors on pense, on s’évade.40
14Ces voix racontent la même histoire : celle du vide laissé par le chômage, le désespoir, la tentation du suicide. François Bon avait envisagé sa pièce comme un hommage aux femmes licenciées de Daewoo : il voulait faire venir les spectateurs en car dans les usines désaffectées, que les actrices se déplacent dans ces lieux vides avec des micros, que les cinq cents visages des ouvrières de Daewoo Villers et Fameck soient projetés sur les murs.
La fonction symbolique du langage
15Une autre caractéristique de ce roman de voix concerne la valeur symbolique du langage, son sens implicite mais aussi l’acte de domination qu’il suppose. La polyphonie du roman prend en compte le discours des puissants. François Bon écrit : « le langage du pouvoir n’a pas trente-six finesses »41. Il dévoile ses codes. Il analyse la façon dont fonctionne la société à travers les représentations subjectives de ses agents. Les puissants, chefs d’entreprise et hommes politiques, sont appelés par une des ouvrières les « messieurs en cravate, dans les salles insonorisées, conférences et réunions avec bouteille d’eau minérale ». François Bon rapporte dans son récit, sans le commenter, le discours du pouvoir ; il laisse exploser la violence des mots : « la contrainte sociale n’est pas opposable à la nécessité économique »42. On comprend que ce sont ces mots qui donnent aux femmes licenciées le sentiment d’être « superflues » ; elles sont frappées d’inexistence par la violence symbolique de ce langage. Géraldine Roux explique que ces mots sont présentés « comme ceux de l’évidence, de la raison » ; ce sont des mots d’« experts »43. Le narrateur laisse la parole à Géraldine qui analyse ces propos d’experts dans les journaux. Elle s’attache plus particulièrement à un rapport interministériel de « Monsieur Jean-Pierre Aubert » chargé des restructurations dans le secteur de la défense, rapport commandé par Lionel Jospin en 2000 et remis à Raffarin à l’automne 2002. Dans cet entretien, on entend trois voix : celle de Géraldine, celle de « Monsieur Aubert » rapportée par Géraldine (celle-ci précise qu’il faut que ce discours soit mis en italique pour qu’il ne soit pas confondu avec le sien) et celle du narrateur – très discrète – qui commente sa transcription. Géraldine rend compte du mépris que portent les mots : les ouvriers veulent parler de « crises » quand l’expert explique qu’il s’agit de « mutations économiques », d’une « réalité incontournable » ; il faut « se réadapter » car « le temps est à l’usine jetable »44. Le mot licenciement est finalement remplacé par « l’ingénierie des restructurations »45. Deux mondes s’affrontent qui ne peuvent pas dialoguer ensemble : le discours des puissants circule dans des articles de presse et des conférences en ligne ; la voix des ouvrières, elle, n’est pas entendue :
Ceux-là, dites-moi, les Aubert et ceux qui leur ressemblent, qu’est-ce qu’ils en savent, du monde qu’ils traitent et de ce qu’on y fait avec leurs mots ?
Et si vous dites ça dans votre bouquin avec son nom, au monsieur, qu’il vous en veuille, dites-lui bien que je l’invite chez moi, et quand il veut… Ce monsieur Jean-Pierre Aubert, dans son ministère interministériel, qu’est-ce qu’il en sait, des Sylvia… Et si vous répétez ce que je dis et qu’il vous en fait procès, demandez-lui donc d’abord sa fiche de paye, je vous enverrai la mienne…46
Le langage des puissants
16L’enquête de François Bon, au fil de ses déplacements dans différentes usines, Daewoo, Cellatex, et sur les lieux des propositions d’embauche de la cellule de reclassement, s’attache de plus en plus à ces discours qui parlent de notre société. Il s’agit d’examiner les marques de détérioration, les failles, dans les rapports entre les individus. Il relève par exemple la « novlangue » et le « verbiage des biens-intentionnés de la société libérale ». Le ton est polémique quand il critique la syntaxe de « ceux-là qui nous commandent ou y prétendent »47. Enfin, il propose plusieurs interprétations allégoriques ; il analyse des discours qui prendraient des significations inconscientes. Par exemple, le colonel Bernard Modéré, chef des pompiers, se félicite d’avoir « inerté » le site de Daewoo après l’incendie – le narrateur salue la maladresse du néologisme –, le colonel oppose à ce sauvetage les « stigmates sociaux » que l’on ne peut pas éteindre comme le feu48. À deux reprises, François Bon, pour son enquête, se retrouve sur des lieux qui n’ont a priori rien à voir avec les usines Daewoo, un cimetière pour animaux et un centre de dressage pour chien. Il analyse les discours des affiches qu’il y trouve. Le premier lieu, appelé « cimetière pour animaux d’agrément », est l’occasion d’une critique de la société libérale qui vend des services funéraires à différents tarifs en fonction des options : « fosse en terre », « plaque d’identité en marbre avec inscription personnalisée », « concession d’un an renouvelable », « cercueil peuplier » ou « incinération avec urne céramique ou métal », possibilité d’ajouter sa propre urne funéraire ou celle de son conjoint49. La voix de la société capitaliste fait basculer le drame de Daewoo dans la farce. François Bon voit dans l’affiche trouvée au centre de dressage pour chiens une allégorie des rapports sociaux. Les quelques mots qu’il transcrit en italique prennent un sens symbolique. On peut « acquérir pour 1500 euros (une fois et demie le salaire mensuel moyen chez Daewoo) un animal déclaré incompétent par la gendarmerie »50. L’animal est « incompétent » comme les ouvrières sont devenues « superflues ». François Bon copie ensuite le texte de la charte de dressage. Il explique que ce discours qui permet de comprendre les « rapports et évènements qui concernent les hommes entre eux » fait partie de la fresque qu’il écrit, que c’est une partie du puzzle. Ces signes disent quelque chose de ce qui caractérise une société à un moment donné. Il conclut en disant qu’il a trouvé dans les mots de ce texte naïf une étrange résonance avec ce que les ouvrières avaient dit de la façon dont leur travail était surveillé par les chefs coréens. Le chapitre suivant propose la même veine allégorique, en évoquant le rapport de la gendarmerie de Fameck sur les combats de chiens. On trouve à la suite le portrait de Kim Woo-Chong par Géraldine Roux. On apprend que l’implantation de ses usines en France lui a permis de se procurer un passeport français, que la nationalité française lui a été accordée par Philippe Séguin, il n’a donc pas été extradé vers la Corée alors qu’il était accusé de corruption et qu’un mandat d’arrêt international Interpol avait été lancé. Il est décoré de la légion d’honneur par Alain Juppé en mai 1996 pour féliciter « le dynamisme et l’imagination d’un grand chef d’entreprise »51. Mais, « en septembre 1999, le commandeur de la légion d’honneur, de nationalité française, monsieur Kim Woo-Chong, est accusé en Corée d’avoir surévalué son groupe de 32 milliards de dollars, provoquant sa faillite »52. Le narrateur ne fait aucun commentaire, il laisse la parole à Géraldine. Le projet du Chairman Kim est annoncé dès la publication de son livre, dont le titre dissimule mal le cynisme : « Chaque rue est pavée d’or ». Géraldine entend un étrange écho avec ces paroles de la Bible : « Leur rêve est d’entrer par les portes de perles et de marcher sur la rue pavée d’or, vêtus de vêtements de fin lin blanc ». Kim Woo-Chong explique son parcours, il a du flair, comme les chiens compétents de la gendarmerie ; il écrit : « Partout où je vais, je sens l’argent ». Et Géraldine Roux de s’excuser : « Je veux bien le croire, mais je n’ai pas cet odorat-là »53.
17Finalement, le roman remplace la pièce de théâtre pour faire œuvre de mémoire. Il se joue sur la scène même de l’espace social. François Bon se met à la place de ces femmes sans prendre leur rôle parce qu’il tisse ensemble les voix de la fiction et celle de l’enquête et compose des discours pour rendre compte du monde effectivement éprouvé. Le réel surgit de cette expérience humaine partagée.