Cours de M. Antoine Compagnon
Dixième leçon : Genre et interprétation
Nos quatre dernières leçons vont délaisser la généalogie de la notion de genre et poser quelques questions théoriques fondamentales sur les relations du genre et de l'interprétation littéraire, ou de la réception, comme on dit volontiers aujourd'hui ; puis du genre et de l'évolution littéraire, ou de la production, de la création ; du genre, donc, du côté du lecteur et de l'auteur, de la lecture et de l'écriture. Et nous commencerons par l'interprétation ou la réception, par la valeur et la fonction du genre dans l'interprétation et la réception littéraires - cet ordre étant en soi une thèse.
Le genre et la réception : cela nous rappelle bien entendu H.R. Jauss et l'esthétique de la réception. Dans Théorie des genres, voyez les articles de Jauss et de W.D. Stempel. Mais pour commencer à réfléchir aux problèmes des rapports entre les genres littéraires et l'interprétation, il n'est pas mauvais de repartir de la conception du langage et des jeux de langage chez Ludwig Wittgenstein. Sur la pertinence du genre pour l'interprétation, je vous renvoie à l'ouvrage de E.D. Hirsch, Jr., Validity in Interpretation (Yale University Press, 1967).
1. Genre et jeux de langage
Suivant Wittgenstein, comprendre le sens d'un énoncé, c'est comme apprendre les règles d'un jeu. Pour jouer le jeu, il faut apprendre les règles. Mais il y a beaucoup de jeux (la langue), et il faut connaître les règles du jeu en question (la parole). Comment savoir quel jeu est joué ? Comment savoir quelles normes appliquer dans un cas particulier ? Telle est l'origine courante des désaccords entre interprètes d'un énoncé : ce sont des désaccords sur le jeu en question. Quelles règles, quel jeu sont en cause ? L'ironie, la satire, l'allégorie sont des cas manifestes de jeux dont la règle est incertaine. La décision est insoluble : on ne sait jamais vraiment quel jeu est joué ; on n'a pas de règles. Mais comment apprendre les règles d'un jeu qui n'a encore jamais été joué, et qui le sera une seule fois ? On ne peut pas apprendre les règles d'un énoncé sur la base de ce seul énoncé (comme un message qui serait son propre code), suivant cet idéal de la peinture abstraite qui a été celui de la littérature moderniste.
Toutefois, le jeu n'est pas associé à un seul énoncé, mais à un type d'énoncés, avec, suivant Wittgensetin, des énoncés qui ont un « air de famille ». Pour des jeux de langage qui sont uniques, il n'y a pas de normes publiques, pas de règles partagées.
Le concept de type est ici indispensable. Le type est un pont entre des occurrences (tokens), un lien entre l'unicité (le caractère privé) du sens et la sociabilité (le caractère public) de l'interprétation. Un sens a toujours des aspects uniques, mais il doit appartenir à un type pour être communiqué, pour être compris (et même pour être conçu). Le type comporte des implications, des traits (l'air de famille).
L'historien de l'art Ernst Gombrich donne un bon exemple de la prévalence du type sur le token : il montre que lorsqu'un artiste copie, par exemple une cathédrale, il copie le modèle idéal (le type) plutôt que la réalité, et vérifie après coup la conformité du dessin à l'objet. Il appelle ce mouvement, illustrant la circularité de l'interprétation, making and matching. On peut aussi se rappeler les topoi de E.R. Curtius à ce propos. C'est ce qui explique qu'un dessin d'après nature contienne si fréquemment des erreurs. Wittgenstein parle de « perception d'aspect » (aspect perception), à propos de ces dessins dans lesquels on peut percevoir deux réalités différentes (lapin ou canard, aigle ou oie) selon les traits qu'on identifie.
Le genre est un type, le type correspondant au sens entier d'un énoncé, au sens d'un énoncé pris comme tout (un ordre, une prière, etc.) : le contradiction entre l'individualité du sens et la variabilité de l'interprétation se résout quand on dit que le locuteur et l'interprète doivent partager non seulement les normes linguistiques (variables, instables), mais aussi les normes particulières d'un genre particulier. Le type est alors un niveau intermédiaire entre langue et parole.
Le rôle des genres pour l'interprétation devient très apparent quand l'interprétation échoue, quand il y a un problème (souvenez-vous de Brisacier au début des Fille du feu, confondant théâtre et vie) : « Vous parliez d'un roman ; je croyais que vous parliez d'un fait divers. » « Je pensais que je vous comprenais, mais je n'en suis plus si sûr. »
Le sens s'accumulait normalement, suivant l'attente, jusqu'à ce que des types de mots ou d'expressions inattendus se déposent. Dans ce cas, l'interprète peut réviser tout ce qu'il a compris jusque-là, et saisir un nouveau type différent de sens, ou il peut conclure qu'il n'a rien compris au sens de l'énoncé : c'était un ordre, non une question (« Vous ne trouvez-pas qu'il fait trop chaud ? » pour « Ouvrez la fenêtre » ; exemple des gaffes de Bloch dans la Recherche).
L'expérience du malentendu, du contresens dans le processus de l'interprétation éclaire un aspect fondamental, le plus souvent non vu, de la communication. À côté du choix des mots, et à côté du contexte de l'énonciation, les détails du sens qu'un interprète comprend sont largement et fortement déterminés par ses attentes de sens. Et ces attentes dépendent de la conception que l'interprète se fait du type de sens qui est exprimé.
2. Genre et type
Qu'est-ce qu'un « type de sens » ? C'est non seulement un thème, ou un contenu, mais aussi une relation entre locuteur et interprète : un type de vocabulaire, de syntaxe, une attitude du locuteur, un type de sens implicites (ironie). Les attentes sont indispensables pour faire sens des mots s'accumulant. La notion du sens comme tout, comme totalité, fonde et aide la compréhension des détails. Ceci devient manifeste à chaque fois qu'il y a un malentendu : comment serait-il reconnu d'ailleurs si les attentes de l'interprète n'avaient pas été déçues ? La révision est forcée car l'attente a été trompée. Or ces attentes viennent d'une idée de genre : « Dans ce type d'énoncé, on attend ce type de traits. » Les attentes résultent de l'expérience passée : « Dans ce type d'énoncé, on attend ce type de traits, parce qu'on sait d'expérience que de tels traits accompagnent de tels énoncés. »
Les attentes génériques sont parfaitement illustrées par les cas où il y a une erreur générique relative à un poème, un contresens générique, comme encore une fois dans le cas d'une satire ou d'un texte ironique. Le cas célèbre est celui de « A Modest Proposal » de Jonathan Swift, satire de l'attitude des Anglais en Irlande. Le narrateur revêt un masque ironique, et l'interprète peut adopter soit la perspective de l'auteur de la proposition (d'extermination des Irlandais), soit celle de Swift (se moquant de l'intolérance). Dans tout texte ironique, nous adoptons deux perspectives (deux types) simultanément.
La conception générique préliminaire que l'interprète se fait du texte est constitutive de tout ce qu'il comprend ensuite, et ceci reste le cas tant que cette conception générique n'est pas révisée. Emil Staiger donne l'exemple d'un poème qu'il avait toujours pris pour (et compris comme) une chanson populaire, jusqu'au moment où, se disposant à l'inclure dans une anthologie, il découvrit qu'il s'agissait d'un poème d'amour du milieu du xixe siècle. Cela modifia sa compréhension de tout le poème : « Je vois à présent que le premier vers est trop faible pour une vieille chanson populaire [...] Ayant découvert à quoi le poème appartient, j'ai amplifié son volume par des résonances historiques. J'entends à présent chaque détail exactement » (cité par E.D. Hirsch Jr., Validity and Interpretation, p. 75).
I.A. Richards, dans Practical Criticism, relate ses expériences d'Oxford, où pendant des années il a donné des poèmes anonymes à commenter à ses étudiants. L'absence d'autonomie sémantique des textes était illustrée par ces interprétations en tous sens de poèmes sans titres ni attributions. Mais Richards pensait (c'était son postulat, qui justifiait sa démarche) que les interprétations d'étudiants mieux formés ne divergeraient pas autant, au fond que le but de l'enseignement était de parvenir à une convergence de l'interprétation. C'est peu probable : sans ces orientations que sont les titres et les attributions, les lecteurs se font des conceptions génériques inéluctablement variées et constitutives de leur compréhension ultérieure des textes. La notion qu'un interprète se fait du type de sens auquel il a affaire influence fortement sa compréhension des détails du texte. C'est la raison principale des désaccords entre interprètes qualifiés.
Une interprétation est donc tributaire de la conception générique avec laquelle l'interprète aborde le texte. La reconnaissance occasionnelle de contresens montre que ce n'est pas fatal, autrement dit que le type n'est pas un préjugé. Si l'idée générique du sens comme tout ne pouvait pas être mise en défaut par les détails du texte, alors les contresens ne seraient jamais reconnus ; ils seraient toujours confirmés, comme ce qu'on appelle une self-fulfilling prophecy : on ne pourrait jamais que s'enfoncer dans un contresens.
Mais, dans la plupart des cas, l'attente n'est pas contredite : on trouve les sens qu'on attendait. Sinon, on doit recommencer au début en faisant l'hypothèse d'un autre type de sens où l'élément dérangeant aura sa place (suivant un principe de cohérence, de rassemblement du sens, qui peut-être ne va pas de soi et qui est parfois contesté aujourd'hui).
Révisant notre conception générique, nous recommençons, et tout ce que nous aurons finalement compris dépendra de la nouvelle idée générique. Une interprétation n'est pas totalement dépendante de l'idée générique de départ, mais de la dernière hypothèse générique non révisée, au terme de la lecture (c'est l'idée, fondamentale, que la lecture procède à la fois vers l'avant et vers l'arrière, relisant tout ce qui a été lus jusqu'à ce point à partir du dernier élément lu). Toute compréhension est donc liée au genre, au sens rhétorique et littéraire de cette notion : de quel acte de discours s'agit-il ?
Cette réflexion sur le genre comme type, sur la temporalité de la réception fondée sur le genre, n'est autre qu'un aspect du cercle herméneutique de la compréhension, telle que celle-ci est décrite depuis le xixe siècle. L'herméneutique souligne l'interdépendance du tout et des parties dans la compréhension, soit sous une forme instrumentale (Schleiermacher, Dilthey), soit sous une forme fondamentale (Husserl, Heidegger). Le tout ne peut être compris qu'à travers les parties, mais les parties ne peuvent être comprises qu'à travers le tout, suivant un va-et-vient dialectique. Une idée du tout contrôle la compréhension des parties, mais cette idée du tout résulte du contact avec les parties. Au départ, il y a donc une certaine autonomie des parties (par exemple le titre pour commencer) capable de suggérer une certaine espèce du tout auquel elles appartiennent. Une partie (mot, titre, schéma syntaxique) est autonome au sens où certains de ses aspects seront les mêmes quel que soit le tout auquel elle appartient, par exemple l'inversion syntaxique, toujours perçue comme inversion où qu'elle se trouve :
À des partis plus hauts ce beau fils doit prétendre. Le Cid.
Une telle inversion appartient à tel type de discours : le caractère invariant de la partie caractérise un type de sens. Puis on en attend d'autres appartenant au même type : ce système d'attente d'abord vague, puis plus explicite, est l'idée du tout qui régit notre compréhension.
On peut donc décrire le cercle herméneutique en termes de genre et de traits, au lieu de tout et de parties. Mais qu'est-ce qu'un genre? Ce n'est pas quelque chose de stable, mais quelque chose qui varie dans le processus de la compréhension. Le genre est d'abord vague (il s'agit d'un poème), puis il devient plus explicite, il se spécifie, les attentes deviennent plus étroites, mais elles sont toujours subsumées sous la première attente générique.
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