Cours de M. Antoine Compagnon
Treizième leçon : Modernité et violation des genres
« Les genres littéraires sont des ennemis qui ne vous ratent pas. »
Henri Michaux, L'Époque des illuminés.
1. L'examen
Quelques mots de rappel sur l'examen pour commencer : vous aurez un texte anonyme à analyser quant à ses thèses et hypothèses relatives à la notion de genre. Pourquoi ce genre d'examen ? La formule est empruntée à I.A. Richards, que j'ai cité à propos des poèmes anonymes qu'il donna longtemps à commenter à ses étudiants de Cambridge. Les résultats étaient décevants mais justifiaient à ses yeux le but de l'enseignement littéraire : former des lecteurs compétents. Il ne s'agit donc pas de deviner l'origine du texte en question, mais de l'analyser sans être sous l'influence des données externes qu'apportent un nom et un titre, une école et une date ; il s'agit d'induire et non de déduire ; il s'agit donc d'un exercice de compréhension et d'analyse. Vous avez deux heures : ce n'est pas une dissertation qui vous est demandée, ni une explication de texte, suivant ces deux exercices traditionnels et bien rodés. Ce n'est pas non plus l'« étude d'un texte argumentatif », suivant l'exercice auquel vous avez été entraînés pour le baccalauréat. Les considérations sur la forme de l'argumentation, sans les exclure a priori, seront très vraisemblablement peu pertinentes pour l'analyse et la discussion des hypothèses sur le genre faites par le texte que vous aurez sous les yeux. Dernière remarque : il est indispensable de rédiger ; ne vous contentez pas d'un style télégraphique ou d'un plan énuméré. Quant à l'épreuve de langue qui suit, je vous rappelle que c'est une version d'une heure, avec dictionnaire unilingue autorisé, sur un texte lié au programme, donc au genre.
2. Les genres aujourd'hui
Pour cette dernière leçon, je voudrais réfléchir avec vous à la vitalité des genres aujourd'hui. Ils ont été mis en cause depuis longtemps, mais ils ne sont pas morts. Le rêve de synthèse se poursuit depuis le romantisme, lequel justifiait les catégories aristotéliciennes et classiques (la triade célèbre) par la philosophie et par l'histoire, mais en même temps ambitionnait de dépasser les genres, perçus comme des contraintes démodées. Cet idéal romantique figure dès l'Athenäeum au tout début du xixe siècle. La poésie est louée comme forme supérieure et englobante, surmontant la séparation artificielle des genres par l'esprit classique. L'idéal de dépassement des genres historiques, des modes d'énonciation, de la distinction du vers et de la prose, des styles, de la littérature et de la philosophie dans le poème, c'est le but depuis lors de la littérature la plus ambitieuse. On trouve chez les premiers romantiques de multiples déclarations de cette sorte :La poésie romantique est une poésie universelle progressive. Elles n'est pas seulement destinée à réunir tous les genres séparés de la poésie et à faire se toucher poésie, philosophie et rhétorique. Elle veut aussi et doit aussi tantôt mêler et tantôt fondre ensemble poésie et prose, génialité et critique, poésie d'art et poésie naturelle, rendre la poésie vivante et sociale, la société et la vie poétiques [...]. Elle embrasse tout ce qui est poétique (cité dans L'Absolu littéraire, p. 112).
Seule la poésie romantique est finalement le genre par excellence. Plus tard, le même privilège sera parfois accordé au roman comme forme totale, polyphonique (par exemple chez Bakhtine).
Plus radical encore, Baudelaire confondra poésie et critique, jugera que la meilleure critique est un poème. Le symbolisme retrouvera et prolongera ce rêve (ou cette utopie), après Wagner notamment, mais aussi après Baudelaire : le poème en prose et le vers libre seront les deux formes les plus évidentes de cette transgression, illustrée par le « Grand uvre », l'« uvre totale » de Mallarmé. L'aspiration à l'unité et à la synthèse suit alors le modèle de la musique. Le privilège est donné à la transgression des frontières génériques et même des arts, suivant la doctrine des correspondances. La transgression générique est devenue un poncif de la modernité (par exemple la poésie visuelle, depuis les Calligrammes d'Apollinaire), en concurrence cependant avec un dogme contraire, car le modernisme s'est aussi défini comme concentration sur le médium propre à chaque art, comme utopie de la pureté générique : c'est le refus de la photographie en peinture, c'est ensuite l'idéal de l'abstraction, c'est le refus du récit en poésie, c'est la poésie pure de l'abbé Bremond, c'est le refus du romanesque dans le roman avec Gide, c'est la volonté de donner au roman des règles avec Queneau, c'est le prestige du signifiant dans le lettrisme ou chez Tel Quel, mais c'est surtout idée d'échapper, partout, à la « seconde nature » du sens.
Pour la poésie, la référence majeure a longtemps renvoyé à la peinture (suivant l'Ut pictura poesis d'Horace), mais la comparaison de la poésie à la musique est devenue le modèle noble, chez Baudelaire, Verlaine, Mallarmé, Proust, et suivant Schopenhauer. Après Wagner, la fusion de la musique et de la parole est devenue l'idéal poétique. Dans « La musique et les lettres », conférence donnée à Oxford en 1894, Mallarmé se fait le défenseur de la versification et du rythme. « Un coup de dés » se présente comme une partition ; le « Livre » mallarméen contient idéalement tous les livres, suivant la formule devenue poncif : « Tout, au monde, existe pour aboutir à un livre. » Mais le voeu d'abstraction de tout le modernisme au xxe siècle est de nouveau lié au modèle pictural.
Chez Proust, la frontièredevient poreuse entre littérature et philosophie : « La paresse ou le doute ou l'impuissance se réfugiant dans l'incertitude sur la forme d'art. Faut-il en faire un roman, une étude philsosophique, suis-je romancier ? », demande-t-il en 1908, au bord du roman. Il doute sur le genre de son oeuvre à venir : roman à thèse, ou roman philosophique, ou encore roman total ?
Umberto Eco, dans L'uvre ouverte (1965), insiste sur ce caractère ouvert et total, « en expansion », des grandes oeuvres du xxe siècle, comme celles de Proust et de Joyce. Suivant Blanchot, entre l'oeuvre et la littérature, il n'y a plus de truchement, plus de niveau intermédiaire, il n'y a plus non plus de métier de poète, de dramaturge ou de romancier (la mise en cause du métier a eu lieu en peinture depuis la fin du xixe siècle), et le critique fait passer la modernité de Mallarmé à Beckett dans l'indifférence aux genres :
Seule importe l'oeuvre, l'affirmation qui est dans l'oeuvre, le poème dans sa singularité resserrée, le tableau dans son espace propre. [...] Seul importe le livre, tel qu'il est, loin des genres, en dehors des rubriques, prose, poésie, roman, témoignage, sous lesquelles il refuse de se ranger et auxquelles il dénie le pouvoir de lui fixer sa place et de déterminer sa forme. Un livre n'appartient plus à un genre, tout livre relève de la seule littérature, comme si celle-ci détenait par avance, dans leur généralité, les secrets et les formules qui permettent seuls de donner à ce qui s'écrit réalité de livre. Tout se passerait donc comme si, les genres s'étant dissipés, la littérature s'affirmait seule, brillait seule dans la clarté mystérieuse qu'elle propage et que chaque création lui renvoie en la multipliant, - comme s'il y avait donc une « essence » de la littérature (Le Livre à venir, p. 272-273).
De surcroît, la coopération entre l'auteur et l'interprète fait de chaque exécution une oeuvre nouvelle : c'est du moins une idée de plus en plus répandue depuis la phénoménologie et l'esthétique de la réception.
Parallèle au rêve poétique de l'oeuvre totale, le « roman poétique » a aussi fait tourner les esprits au début du siècle : « Tout roman qui n'est pas un poème n'existe pas », jugeait déjà Gourmont. « Toute la tentative contemporaine du lecteur est de faire aboutir le poème au roman, le roman au poème », disait Mallarmé de Bruges-la-morte de Rodenbach. Alain-Fournier, Proust encore, Jouve, Gracq appartiennent à la lignée du « récit poétique », conforme au modèle romantique de la poésie comme genre suprême. Quant au désir de « Théâtre poétique », il a aussi existé, par exemple chez Maeterlinck.
Il reste à mentionner les oeuvres inclassables, comme les Chants de Maldoror (1869), où tous les grands genres sont parodiés, ou les Moralités légendaires (1887) de Laforgue, ou Ulysse de Joyce, qui parodie l'Odyssée dans une épopée de la vie moderne. Le mélange, l'intertextualité, l'hybridité, le métissage deviennent les valeurs, et non plus la pureté. Mais le relation entre les genres et les valeurs n'en reste pas moins forte, peut-être déterminante, fût-elle inversée et négative. Paulhan s'en prit à la « Terreur » avant-gardiste dressée contre la rhétorique et contre les genres. Cette « Terreur », du romantisme au surréalisme, a promu la poésie, puis le « Texte », au sommet des genres,conservant donc le système des genres comme Nemesis.
Le « Texte » est encore l'adversaire du genre chez Barthes et Tel Quel, qui déclarent celui-ci périmé. Le « Texte » se rebelle contre toutes les étiquettes de roman, de poésie ou d'essai, et prend pour références Lautréamont et Joyce, Mallarmé et Proust. Barthes distingue les écrivants et les écrivains, le lisible et le scriptible : ces catégories nouvelles, qui n'en sont pas moins issues des vieux genres, exaltent le travail du signifiant transgressant les limites au détriment de la littérature routinière et pédagogique (c'est une variante de l'opposition romantique du symbole et de l'allégorie). Ce refus des genres (et aussi du métier) rappelle, on l'a dit, ce qui a eu lieu en peinture depuis longtemps, car la définition des genres et leur hiérarchies suivant les sujets a disparu depuis l'impressionnisme et l'abstraction. La transgression générique est ainsi élevée en principe de modernité. La valorisation de l'originalité et de la singularité depuis le romantisme, de l'esthétique contre la rhétorique, a trouvé son accomplissement à la fin du xxe siècle.
La philosophie elle-même est devenue inséparable de la littérature : la déconstruction de Derrida a mis cause cette dernière frontière générique, avec pour résultat la délégitimation de la littérature face aux autres discours, de la culture par la théorie. Au bout de la transgression générique, disparaissent les valeurs et les normes (« communicationnelles » comme dit Jauss, pour signifier leur pertinence extra-littéraire) que les genres étayaient.
Il faut encore mentionner le destin du refus de la distinction entre le texte et le commentaire (le métalangage), comme chez Baudelaire entre critique et poésie : « La meilleure critique est celle qui est amusante et poétique [...]. Ainsi le meilleur compte rendu d'un tableau pourra être un sonnet ou une élégie. » L'écrivain et le critique se rencontrent dans l'écriture. Le surréalisme refusait la littérature (après que Valéry avait délégitimé le roman), comme dans Nadja (1928), modèle du « texte surréaliste » par opposition à la fois au roman, honni, et à l'essai. C'est l'aboutissement de la négation de la rhétorique par Hugo, qui, dans la préface de Cromwell (1827), louait le drame contre la tragédie et la comédie, ou, dans la préface des Odes et Ballades (1826), faisait le procès du « jardin à la française » de la littérature classique et de son « ordre naturel ».
Mais, suivant Paulhan (Les Fleurs de Tarbes, ou la Terreur dans les lettres, 1941), le refus de la rhétorique n'est jamais qu'une autre rhétorique (ou la même), tout aussi contraignante. La prolifération des références non classiques, aux petits genres par exemple médiévaux, comme la ballade ou la sotie constitue encore un système des genres perpétué aux marges du romantisme, du symbolisme et du surréalisme.
Aujourd'hui, les genres sont nombreux et les oeuvres semblent inclassables, mais on publie surtout des romans, de la poésie et du théâtre, plus des essais. Un écrivain comme Philippe Sollers est revenu au vieux roman ; Robbe-Grillet, Sarraute, Duras ont redécouvert l'autobiographie. Le « Texte » n'a pas supplanté les anciens genres. Et la réhabilitation de la rhétorique (Barthes, Genette, Todorov) a remis les genres et la théorie des genres au premier plan.
Suivant le point de vue de la lecture, de plus en plus important dans les études littéraires, les genres restent les catégories dominantes de la réception. Les best-sellers sont classés dans les magazines en romans et essais (avec des exceptions, comme Delerm et sa Première Gorgée de bière), en anglais en fiction and non-fiction. Le système est encore plus réduit, à un seul critère : la fiction.
Le système des genres est une institution sociale et idéologique : c'est un système de valeurs et de normes. Ce système est lié à la définition, ou à la non-définition, de la littérature aujourd'hui.
3. Conclusion
La triade rhétorique et aristotélicienne de l'épique, du dramatique et du lyrique a été au centre des genres dans l'histoire. De fait, comme on l'a vu, elle a été imputée après coup à Aristote, qui ne s'intéressait qu'au dramatique et à l'épique, à Sophocle et à Homère. Cette triade a été consolidée par le classicisme, puis refondée par le romantisme, et l'époque moderne l'a maintenue (fût-ce au prix d'un déplacement vers le roman, la poésie et le théâtre, plus l'essai). Les frères Schlegel, Hugo, Hegel l'ont entérinée, mais le lyrique est passé au premier plan. La poésie est essentiellement lyrique depuis le romantisme.
Ces catégories restent aristotéliciennes : elles sont modales. Comme modes d'énonciation, elles semblent être des universaux. Comme on l'a vu, des approches contemporaines comme celle de Jakobson ont maintenu, ou ont retrouvé, les mêmes catégories. Si ce sont des universaux, et non des normes, les transgresser devient peu concevable.
Il est pourtant difficile, voire impossible, de rendre compte des oeuvres contemporaines à partir de la grille des genres. Ces questions traditionnelles ne semblent plus pertinentes : telle oeuvre est-elle épique ou lyrique ? Est-ce une tragédie ou une comédie (par exemple une pièce de Beckett ou de Genet) ? Est-ce un roman ou un essai (par exemple un texte de Musil) ? Toutes les oeuvres modernes sont impures.
Les oeuvres littéraires sont mixtes par définition depuis Baudelaire (mais peut-être déjà avant Baudelaire), tandis que la para-littérature, la littérature de consommation respecte davantage les contraintes génériques (dans Harlequin, les règles psychologiques, narratives, stylistiques sont pointilleuses, et décrites dans un cahier des charges : c'est toujours le même roman). À l'époque moderne, de nombreux critiques soutiennent que littérarité et généricité sont inversement proportionnelles (par exemple Combe, p. 150).
En littérature, les genres ne seraient plus aussi pertinents que par le passé. Faut-il encore tenter d'identifier le genre du texte qu'on lit ? Est-ce quelque chose que vous tentez ? Autrement dit, est-ce que la reconnaissance explicite du genre (par opposition à la compétence inconsciente de lecture, à la précompréhension indispensable du genre intrinsèque) enrichit et complexifie la lecture ? Ou au contraire la complique-t-elle inutilement ?
Depuis Aristote, la notion de genre est de fait hétérogène : elle condense un faisceau de critères formels (comme le mode) et sémantiques (comme l'objet), suivant des combinaisons infinies. En pratique, l'analyse multicritère a toujours été dominante. On peut être tenté, comme Croce, suivant une démarche nominaliste et terroriste, de théoriser les oeuvres modernes en dénonçant le concept de genre. Mais ce sont seulement les définitions normatives et prescriptives des genres qui sont dépassées, beaucoup moins les descriptions formelles et sémantiques. Et, au début du xxie siècle, les oeuvres sont toujours identifiées négativement, par ce qu'elles ne sont pas, plutôt que par ce qu'elles sont : ainsi le système des genres reste pertinent, fût-ce modérément, même dans la violation généralisée d'aujourd'hui. Ce sera notre conclusion moyenne.
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