« Mon essayer-savoir est indissociable d’une volonté de transmission », Entretien avec Maxime Decout, par Maxime Berges et Justine Brisson
Penser la Shoah depuis ses traces
Justine Brisson — Professeur à Sorbonne Université, vous avez commencé vos recherches en travaillant sur la judéité en littérature, d’abord dans l’œuvre d’Albert Cohen, auquel vous avez consacré votre thèse, mais aussi dans celle de Georges Perec, de Romain Gary, et d’autres. Vous avez notamment publié Écrire la judéité. Enquête sur un malaise dans la littérature française (2015). Toutefois, jusqu’à récemment, la question du génocide n’était pas centrale dans vos recherches. Elle le devient à partir des années 2020, jusqu’à aboutir à ce livre. Pourriez-vous expliquer ce qui vous y a mené ? Le séminaire « Artistes et écrivains juifs » a-t-il été pour quelque chose dans votre volonté d’écrire cet essai ?
Maxime Decout — J’ai commencé par des travaux sur un sujet assez peu exploré : le rôle de l’identité juive dans la littérature. D’abord, dans le cadre de ma thèse, chez Albert Cohen, puis chez d’autres auteurs comme Gary, Perec, Modiano, Hélène Cixous, etc., et j’ai ensuite écrit un essai plus général sur l’écriture de la judéité. Au cours de ces travaux, la question du génocide revenait régulièrement. Mais leur spécificité, c’était justement qu’ils ne l’abordaient pas de manière centrale. Mon objectif était de ne pas réduire la judéité au seul génocide — qui est certes central, mais ne définit pas tout et ne résume pas tous les enjeux. Et puis progressivement, avec les séminaires mais aussi dans les différents travaux que j’ai réalisés, je me suis rendu compte que j’avais aussi des choses à dire plus spécifiquement sur le génocide, ce à quoi je me suis attelé de manière plus directe avec des articles, des ouvrages collectifs puis avec Faire trace.
Justine Brisson — Vous empruntez le concept de « mal d’archive » à Derrida (un concept que manie également Catherine Coquio1, par exemple). Or, dans Mal d’archive, il n’est pas question de la Shoah. Pourquoi cet emprunt, et quel sens prend le concept dans votre propre essai ?
1Maxime Decout — L’un des objectifs de l’essai était de comprendre comment les écrivains ont dû se positionner, faire des choix formels et esthétiques, par rapport au fait que les traces avaient été soumises à une entreprise d’effacement, et cela en fonction des connaissances qu’ils avaient du génocide et qui ne sont pas les nôtres, ainsi que de la manière dont ils le percevaient. Un des traits frappants, c’est en effet cette volonté, inaboutie, partielle, complexe et parfois contradictoire, d’effacement d’un certain nombre de traces chez les nazis. Les écrivains ont donc réagi à partir d’un sentiment de défaut d’archives, de traces manquantes. Et c’est pourquoi j’ai emprunté ce concept de « mal d’archive » à Derrida, même s’il l’utilise dans un tout autre contexte, pour nommer ce manque qui travaille les auteurs et qui dirige en partie certaines œuvres, leurs objectifs comme leurs formes... C’est notamment ce qui m’a amené à interroger la relation du texte littéraire au document, et à poser la question de la façon dont la littérature peut faire trace avec des moyens qui lui sont propres et qui ne répondent pas à la constitution d’archives au sens strict.
Justine Brisson — Un couple conceptuel important de votre essai porte sur la distinction entre « fait » et « écriture », ou entre « document » et « œuvre ». « Le document et le texte littéraire ne peuvent converger sans difficulté », écrivez-vous (p. 79). Pourriez-vous revenir sur cette distinction ? On sait qu’il a longtemps été difficile de reconnaître à la fois le statut d’œuvre et de témoignage, comme si le témoignage ne pouvait se construire en tant que littérature que contre la vocation documentaire à attester les faits.
Maxime Decout — En raison de ce « mal d’archive », le document a exercé une force d’attraction sur la littérature, que j’explique en grande partie par le besoin de poser des faits sur un événement qui, dans l’immédiat après-guerre, était mal connu, parfois considéré comme « inimaginable » ou hors de portée de la compréhension, si bien que les premiers témoignages littéraires — qu’il s’agisse de déportés politiques, comme Antelme ou Rousset, ou de déportés juifs, comme Primo Levi — ont une valeur documentaire forte : ils cherchent à poser des faits, à documenter les événements et à les comprendre. Au moment de leur parution, leur dimension littéraire passe généralement inaperçue dans la presse. On les considère comme de purs documents. On n’envisage pas vraiment que ces textes puissent être aussi des œuvres littéraires. Il va falloir du temps pour percevoir que ce sont ce que Catherine Coquio appelle des « œuvres-témoignages », c’est-à-dire à la fois des textes qui ont une valeur documentaire et des œuvres littéraires, marquées par la polysémie propre à la littérature. Ce modèle du document, on le retrouve aussi dans tout un ensemble d’œuvres qui vont tenter de se constituer en tant que documents. C’est ce que j’appelle dans Faire trace le « devenir-document », à savoir une tension vers le statut de document mais qui ne peut pas complètement aboutir. C’est par exemple le cas d’un des premiers textes de Charlotte Delbo, Le Convoi du 24 janvier, qui est un recueil de notices biographiques des déportées du convoi dans lequel Delbo a été conduite à Auschwitz. L’intervention de la littérature et de l’écrivaine est réduite au maximum. La quatrième de couverture présente d’ailleurs le livre comme un document socio-historique qui offre un tableau complet de la déportation à partir d’un échantillon représentatif.
Le document a aussi influencé des choix esthétiques plus radicaux comme ceux de Charles Reznikoff dans Holocauste (1975) et de Peter Weiss dans L’Instruction (1965). Ces deux textes sont constitués exclusivement de comptes-rendus : du procès Eichmann pour le premier et du procès de Nuremberg pour le second. Le document vient ici se substituer à l’écriture littéraire. L’enjeu diffère cependant de chez Delbo, puisque, contrairement à elle, ces écrivains ne sont pas des témoins. Recourir au document, c’est interroger leur légitimité à écrire sur ces événements, c’est aborder la Shoah sans parler à la place de ceux qui l’ont vécue, et c’est faire entendre la voix des victimes qui ont témoigné dans ces procès.
Maxime Berges — S’agit-il de dire que la valeur documentaire de l’œuvre ne serait pas sa finalité, que l’œuvre n’a pas vocation à être document mais que c’est une forme littéraire à part entière ?
Maxime Decout — Cela dépend du contexte. Dans les textes de l’immédiat après-guerre, la valeur documentaire fait partie des objectifs. À partir des années 1960, la question du document change puisqu’on dispose de faits et d’un certain nombre de connaissances... Le modèle documentaire relève alors d’enjeux différents. Il peut servir de repoussoir, comme chez Piotr Rawicz par exemple, qui affirme que Le Sang du ciel n’est pas un document historique mais ressent le besoin de se positionner par rapport à ce modèle. Chez Delbo, c’est un objectif de réindividualisation des victimes qui prime. Il s’agit de rendre une existence à des victimes anonymes, assassinées au cours d’un crime de masse qui a effacé leur individualité – bien sûr il ne s’agit pas de les ressusciter mais au moins de les rendre présentes.
Maxime Berges — Mais ce travail documentaire et factuel que poursuivent les auteurs n’entre-t-il pas en contradiction avec la définition que vous retenez de la littérature au tout début de votre essai ? Vous posez que la littérature est « un langage qui peut créer des régimes d’historicité non factuelle, qui peut dire à la fois ce qui est et ce qui n’est pas » (p. 20). Vous montrez toutefois par la suite que les auteurs cherchent toujours à dire ce qui est. Même lorsque Charlotte Delbo, par exemple, affirme qu’on ne peut pas savoir, elle continue de le dire et de mettre en place une énonciation où elle interpelle le lecteur... Donc la factualité reste toujours présente.
Maxime Decout — Oui, la factualité reste présente, c’est évident mais document et œuvre littéraire ne se superposent pas. Une œuvre est certes capable de nous renseigner sur des événements réels, en nous faisant expérimenter des situations singulières et découvrir un contexte que nous ne connaissons pas. Mais elle le fait en nous invitant à des interprétations multiples et sans jamais asseoir un sens unique et évident. Elle suppose un travail du lecteur à qui elle ne transmet jamais directement et uniquement des faits. Comprendre ces œuvres c’est donc accueillir le tremblement incertain entre le travail de documentation qu’elles peuvent effectuer et le travail littéraire qu’elles réalisent. La littérature est une expérience de la pluralité qui ne répond pas aux logiques propres au réel où les choses existent ou n’existent pas. Elle a le pouvoir de troubler ce genre de frontières.
Le régime propre à la littérature étant l’ambiguïté et la polysémie, à partir du moment où quelqu’un choisit d’écrire un texte littéraire pour parler d’une expérience, il fait un choix qui l’engage à ne pas s’assigner à un régime strictement factuel. Sinon, cette personne aurait choisi un autre mode d’expression : témoigner dans des classes, dans des réunions grand public, dans des cours de justice... Dans ces cas-là, vous produisez un témoignage factuel.
Et comme je le disais, la mémoire du génocide met du temps à s’imposer dans les consciences collectives... Le rapport de la société à la Shoah a évolué et donc les enjeux des textes littéraires aussi. Mais on ne peut pas considérer que la littérature se range nécessairement dans le domaine du factuel, même si la question est sensible pour le génocide en raison de l’effacement des traces par les bourreaux et du négationnisme. Les moyens de l’œuvre littéraire ne sont pas les mêmes que ceux de l’historien si bien qu’il s’agit d’être sensible à ces zones de superposition, de flottement, de troubles et d’ambiguïté, etc. C’était l’idée de ce travail : ne pas poser des catégories tranchées pour ne pas opposer les choses de manière simpliste, mais distinguer des tendances, des pôles et voir à quel moment ceux-ci sont brouillés, pourquoi, comment et quels en sont les effets. C’est pour cela que j’ai décidé de ne pas travailler à partir des catégories génériques qu’on établit le plus souvent — le témoignage d’un côté, les fictions de l’autre —, mais de réunir un corpus d’œuvres hétérogènes dont l’unité tient dans leur positionnement en regard de l’effacement des traces et de leur reconstitution éventuelle. Les régimes de ces œuvres ne sont pas forcément documentaires mais ont pu l’être, et lorsqu’ils sont documentaires, ils ne nient pas leur dimension littéraire.
La question se pose davantage en ce qui concerne la fiction. La représentation de la Shoah dans la fiction a engendré de très nombreux débats, en particulier en France. Un des premiers est celui déclenché par Le Dernier des Justes d’André Schwarz-Bart, une des premières fictions portant en partie sur la Shoah, à être si visible et si connue puisque le roman reçoit le prix Goncourt en 1959. Ce débat sur la fiction est ensuite relancé à diverses occasions par Claude Lanzmann qui dira que la fiction est la pire des transgressions, avec l’idée sous-jacente qu’écrire des fictions c’est participer au phénomène d’effacement.
Ces fictions occupent malgré tout une place importante dans la mémoire de la Shoah. Bien sûr, elles ne se valent pas, notamment parce qu’il y a des artistes qui prennent en compte les problèmes éthiques liés à la fiction et d’autres qui n’en mesurent pas les conséquences. Par exemple, La Vie est belle de Roberto Benigni a été beaucoup critiqué : cette fable totalement invraisemblable, qui repose sur la négation des événements par l’imaginaire, peut évidemment paraître scandaleuse. C’est l’exemple même d’un artiste qui n’a pas réfléchi à l’avance à la portée éthique de ses choix esthétiques. Il n’en reste pas moins que le film a touché les spectateurs. Il me semble donc que, malgré toutes les réserves qu’on peut émettre, la fiction a toute sa place dans la transmission de la mémoire.
Shoah, faits et fiction
Justine Brisson — Un des points de tension qui a animé la réception de votre essai2 a porté sur le patronage de Marc Nichanian, sous lequel vous vous placez en introduction (p. 17), qui déclare (mais à propos du génocide arménien), que le propre du génocide réside dans « la destruction même du fait, de la notion de fait, de la factualité du fait3 ». À cet égard, vous citez également Lyotard, lui-même mentionné dès les premières pages de l’essai de Nichanian afin de soutenir l’idée selon laquelle « le génocide est destiné à s’annuler en tant que fait4 ». Tout cela fait fond sur un débat déjà ancien, qui a opposé Carlo Ginzburg à Hayden White lors d’un colloque intitulé Probing the Limits of Representation organisé par Saul Friedländer à UCLA en 1990. Mais dans quelle mesure peut-on parler de destruction de la factualité du fait ? D’une part, toutes les preuves n’ont pas été effacées. Outre que de nombreux indices matériels ont été retrouvés sur les différents lieux de l’extermination, les archives du génocide constituent tout de même une grande masse de documents et de témoignages. Ainsi, comme l’écrivait Levi : « Les choses, par bonheur, ne se sont pas passées comme les victimes le craignaient et comme les nazis l’espéraient. Même la plus parfaite des organisations présente des lacunes5 […] ». D’autre part, la finalité génocidaire de l’entreprise nazie a pu être assumée et revendiquée publiquement par certains des plus hauts dignitaires nazis au moment même des faits. Aussi, en accréditant l’idée d’une destruction de la factualité du fait, ne court-on pas le risque de remettre en question jusqu’à l’idée même de témoignage ? Que reste-t-il au témoin, une fois dépossédé de tout pouvoir probant ? On sait que cela n’est pas étranger à la logique de Nichanian, pour qui témoigner, c’est faire le jeu du bourreau. Car si l’on renonce au fait, ou plutôt à la factualité du fait – ce qui n’est pas tout à fait la même chose –, alors la valeur de la notion de « preuve » s’en trouve grandement diminuée. Quelle valeur probatoire accorder aux écrits des témoins survivants ? Cette position ne risque-t-elle pas de rendre service à ceux qui nient la vérité historique du génocide ? Pire encore, ne risque-t-on pas de se priver du moyen d’établir un critère à partir duquel dénoncer les falsifications de l’histoire et le négationnisme ? Car si la factualité est détruite, pourquoi chercher à distinguer le vrai du faux, ou le vrai du fictif ? Le danger serait alors d’ouvrir la voie à un scepticisme généralisé, ou à une tendance à l’analogie qui peut s’avérer dangereuse ou indécente.
Maxime Decout — Vous évoquez ici les critiques de Judith Lyon-Caen qui affirme qu’on ne peut pas considérer qu’il y a destruction des faits et en déduit que poser cette destruction des faits, c’est donner philosophiquement raison au nazisme et se détourner de la vérité. Cela me semble problématique à plus d’un titre. D’abord parce que Faire trace n’affirme pas la destruction des faits mais souligne très clairement la complexité et les contradictions du rapport des nazis aux traces et à leur effacement. Il ne dit d’ailleurs jamais que ces traces ont toutes été détruites. Ensuite parce qu’il faut distinguer plusieurs choses comme je le fais dans mon livre sans que cette critique en tienne compte :
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La destruction et l’entreprise de destruction. Un projet ne peut pas être ramené à son résultat car il contient en lui l’idée de programmation et donc la possibilité même de son échec. Taire le projet, comme le fait cette critique, c’est essentialiser la destruction et conférer aux concepteurs et exécutants du nazisme une forme d’omnipotence. Comment penser que mon livre puisse donner raison au nazisme alors qu’il s’appuie justement sur cette entreprise de destruction (et non sur la destruction) pour montrer qu’à la perversité des bourreaux s’est opposé l’élan vital de ceux qu’ils entreprenaient de détruire ?
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La vérité étayable (juridique, scientifique…), la vérité événementielle et la vérité existentielle des individus que les œuvres tentent de reconstituer. Le mot « vérité » est ici brandi dans un sens englobant et accusateur. La vérité qui a été mise en péril par les nazis est la vérité étayable, mais cela ne change rien à l’existence d’une vérité événementielle, si ce n’est dans la perception qu’ont pu en avoir certains écrivains.
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Le fait « représenté », « documenté » ou « transmis », et le fait « physique ». Un fait « physique », au moment de son effectuation, c’est-à-dire au moment où il se produit, ne peut pas être détruit. Il se produit, un point c’est tout. Et je ne pense pas que Marc Nichanian basculait dans une sorte de pensée magique quand il évoquait la destruction du fait dans sa factualité. Il évoquait le fait transmis ou documenté. Quand je le cite moi-même, je ne laisse jamais entendre que les nazis ont fait disparaître les faits « physiques » comme par enchantement. Si on prend la peine de relire ce passage de l’introduction de Faire trace, on voit que la déclaration volontairement abrupte de Nichanian y est immédiatement reformulée en termes de traces et non de faits. Car ce qu’il faut bien comprendre, c’est qu’un fait « physique », à partir du moment où il s’est produit, existe ensuite par des traces, écrites ou non. Il existe dans la mémoire et dans des témoignages. Il devient un fait « documenté » ou « transmis ». Ce sont ces « faits » que les nazis se sont employés à détruire en partie, parfois de manière contradictoire, notamment en supprimant les témoins. Bien sûr, de très nombreuses traces ont subsisté et ont été analysées par les historiens, mais l’écriture littéraire s’est faite avec le sentiment d’un manque et d’un univers dans lequel la factualité et le savoir avaient été mis en péril. Les exemples de ce sentiment ne manquent pas : il suffit de lire les textes pour s’en rendre compte. Et c’est ce sentiment dont j’ai voulu examiner les conséquences, les manifestations et les formes dans la littérature. Quand on parle de « fait », il s’agit donc bien du fait tel qu’il a été documenté et qu’il nous est transmis. Ce n’est pas le fait « physique », tel qu’il s’est produit au moment de son déroulement. C’est ce que disait Perec en commentant L’Espèce humaine : les faits ne suffisent pas, les faits ne parlent pas d’eux-mêmes, il faut les faire parler. Et c’est une illusion de croire que l’écrivain ou l’historien pourrait nous donner un accès direct aux faits « physiques ». Le témoignage nous les raconte, c’est un récit, ce ne sont pas directement les faits « physiques » auxquels nous avons accès. Il y a une construction qui est réalisée par l’œuvre pour que l’on puisse se les représenter. Le fait « physique » à l’état brut n’est jamais transmis, il ne peut pas être détruit.
À partir du moment où l’on prend en considération ces distinctions, les craintes qui vous évoquez n’ont plus lieu d’être. Le témoignage et l’ensemble de la littérature conservent leur force probante.
Maxime Berges — Dans la relation qui unit l’histoire à la littérature, quelle place pour le critique littéraire ?
Maxime Decout — L’historien est irremplaçable, c’est indéniable et il me semble inutile de les opposer en ranimant des débats aujourd’hui dépassés. Le critique littéraire est là pour rendre justice aux œuvres, pour aider à en dégager la complexité et à les comprendre, et cela en s’appuyant sur les travaux des historiens. Il n’en reste pas moins que l’accès à la littérature est dans une certaine mesure plus simple. Les gens ont beaucoup plus lu Primo Levi que Raul Hilberg, c’est évident. Mais l’un ne va pas sans l’autre. Pour comprendre et transmettre la Shoah, les études littéraires et l’histoire sont complémentaires : elles participent toutes deux d’une pluralité de regards absolument nécessaire.
Maxime Berges — Au centre de votre essai, se trouve le concept d’essayer-savoir (ch. IV). Vous synthétisez par celui-ci l’effort d’un auteur ou d’un lecteur à savoir ce qu’il s’est passé dans les camps et en même temps l’impossibilité de savoir. Ce concept entre en écho avec d’autres que vous empruntez à Catherine Coquio (« œuvres-témoignages », p. 90) ou à Anne-Lise Stern (« savoir-déporté », p. 116) ; vous parlez aussi de devenir-document ou de devenir-œuvre (ch. III). On est alors frappé par la récurrence des concepts composites qui aident à penser la Shoah, de même que par le recours aux infinitifs : est-ce la Shoah, en tant qu’événement difficilement concevable, qui les rend nécessaires ? qui oblige à penser en termes de processus toujours inachevé ?
Maxime Decout — C’est un événement d’une telle complexité qu’il pose effectivement la question du savoir. De nombreux écrivains ont éprouvé le sentiment d’une destruction radicale des possibles de l’écriture dont il a fallu réinventer les modalités. Ils ont senti que la littérature ne pourrait jamais transmettre un savoir complet sur les événements. Chez Rousset, Antelme et Levi par exemple, le savoir n’est pas un savoir affirmé ou constitué, mais un savoir en cours d’élaboration, qui tâtonne, qui accepte sa part d’incertitude, et même son échec. Ce sont donc plus les gestes et les efforts de celui qui écrit pour essayer-savoir qui sont mis en scène que l’aboutissement.
Pour penser un phénomène d’une telle complexité, qui est une rupture dans la civilisation d’un point de vue philosophique, anthropologique et littéraire, on a en effet besoin de concepts qui permettent de faire jouer un certain sens de la nuance, beaucoup plus que de catégories tranchées. Et c’est cela que la littérature nous aide à penser, parce qu’elle est justement le lieu de la nuance et de la complexité, et non pas de la réponse catégorique et tranchée.
Justine Brisson — Votre essai brasse un large corpus, aux entreprises scripturaires très diverses. Vous vous intéressez à des grands noms de la littérature de témoignage, même si tous n’ont pas témoigné de la Shoah, mais du système concentrationnaire, mais aussi à des écrivains survivants ou à des petits-enfants enquêteurs, comme Ivan Jablonka. Par ailleurs, si vous brassez un corpus large, vous respectez toutefois une trajectoire chronologique. Vous n’établissez pas de typologie, ni d’exclusion de principes fondées sur la généricité par exemple. Pourtant, ne pouvant prétendre à l’exhaustivité, des choix ont dû être faits. Comment avez-vous procédé ? Y a-t-il des écrivains que vous avez sciemment écartés, ou d’autres sur lesquels vous avez hésité ?
Maxime Decout — La question de la trace, qui traverse un grand nombre d’œuvres, me permet de réenvisager l’histoire de ces écritures dans toute leur diversité à travers le temps. Le choix du corpus s’est donc fait en fonction de l’interrogation ou non des écrivains sur les traces et leur effacement. Il s’est imposé de manière assez simple : lorsque les œuvres n’interrogeaient pas cette question ou que celle-ci était sans influence décisive, je ne les ai pas incluses dans l’étude, si bien que cela m’a permis d’aller au-delà des frontières génériques. J’ai pu envisager des textes aussi bien rédigés pendant la guerre que des textes plus contemporains, écrits dans des langues différentes, dans des aires géographiques diverses.
J’ai néanmoins hésité à intégrer les œuvres des déportés politiques, qui ne traitent pas de la Shoah en tant que telle mais le plus souvent de l’expérience concentrationnaire. J’ai finalement décidé de les inclure dans la mesure où elles participent de l’élaboration d’un canon du témoignage qui est décisif pour toute l’histoire de la littérature qui va suivre. De nombreux écrivains seront en effet amenés à se positionner par rapport à ces textes. C’est particulièrement important pour W ou le souvenir d’enfance, où Perec met à l’épreuve les modèles d’Antelme et de Rousset. J’inclus aussi Borowski parce qu’il met en lumière d’une manière particulièrement frappante la double réalité de l’extermination, entre ce qu’il appelle « l’une et l’autre route », c’est-à-dire l’extermination directement dans les chambres à gaz, et de l’autre côté l’univers concentrationnaire.
Enfin, j’ai choisi d’étudier des textes qui ne sont pas tous des œuvres littéraires proprement dites, à l’instar du journal d’Emmanuel Ringelblum, ainsi que des textes des Sonderkommandos, les manuscrits sous la cendre (ch. II). Il m’a semblé important de les examiner à l’aide des outils de l’analyse littéraire pour en comprendre les enjeux et les formes.
Maxime Berges — Vous montrez le rejet de la fiction, depuis l’immédiat après-guerre jusqu’à aujourd’hui, en expliquant que celle-ci risque de trahir les faits. Cette question ne me semble pas décorrélée d’une tendance très forte dans l’entre-deux-guerres, où la valeur documentaire d’un roman va quasi de soi, jusqu’à parfois juger un auteur à l’aune de ses personnages. N’est-ce pas alors moins un problème de fiction que de vraisemblance ? Attendu que la Shoah semble dans l’immédiat après-guerre un fait invraisemblable, le risque en écrivant une fiction plutôt qu’un témoignage est-il de trahir les faits, ou de ne pas être cru ?
Maxime Decout — Il y a certainement de cela même si la réponse à ce genre de questions ne peut pas être unique. Le problème de la vraisemblance se pose, c’est évident, mais il n’explique pas tout. Après L’Univers concentrationnaire, David Rousset publie par exemple une fiction mimétique, Les Jours de notre mort, mais il ressent le besoin de la légitimer par la question du vrai en laissant entendre que, s’il s’agit d’un roman, rien n’y est inventé, qu’il s’agit d’un roman vrai et pas seulement vraisemblable. Dans les années 50-60, les choix esthétiques sont encore plus divers. Alors que Schwarz-Bart opte pour le réalisme magique dans Le Dernier des Justes (1959), Anna Langfus fictionnalise son expérience personnelle dans Le Sel et le Soufre (1960) en recourant à une esthétique mimétique et vraisemblable. Piotr Rawicz publie de son côté Le Sang du ciel (1961) où l’esthétique mimétique côtoie l’imagination la plus débridée. Imre Kertész publie pour sa part Être sans destin où il fictionnalise son expérience dans un récit mimétique mais avec une situation qui est particulièrement invraisemblable : un narrateur qui est un jeune déporté se réjouissant d’être dans un camp. La situation est peu crédible mais elle permet d’interroger la manière de réagir aux événements et d’essayer de les comprendre. Vous voyez donc qu’entre les témoins de l’immédiat après-guerre, ceux qui écrivent dans les années 50-60 et les non-témoins, le rapport à la fiction et à la vraisemblance n’a jamais été fixé une fois pour toutes.
Maxime Berges — Après les efforts de Mendelsohn ou du couple Klarsfeld pour rendre aux victimes un nom, la politique mémorielle aujourd’hui, notamment en Allemagne, est orientée vers une meilleure connaissance des bourreaux, non pour les comprendre ou pour les justifier mais pour les arracher au mythe, pour rappeler que la Shoah fut une entreprise inhumaine, cependant orchestrée par des hommes. Dans cette perspective, Jean Améry, que vous citez, donnait déjà le nom de son bourreau dans Par-delà le crime et le châtiment. Quelle place donc pour les écritures des bourreaux dans une réflexion sur la trace ?
Maxime Decout — Faire des bourreaux des monstres, c’est les placer hors de l’humain et nimber la Shoah d’une dimension mythique. De nombreux survivants, penseurs et écrivains ont mis en garde contre une telle tendance, somme toute naturelle. Car c’est refuser de voir que des hommes ordinaires ont pu devenir des bourreaux et que de nombreuses personnes sont susceptibles, si le contexte s’y prête, de se laisser gagner par une folie meurtrière. Je me suis moi-même assez peu intéressé au bourreau et à ses représentations, malgré l’existence d’une littérature qui s’y consacre, comme La Mort est mon métier de Robert Merle ou Les Bienveillantes de Jonathan Littel. Cela dépassait tout simplement les bornes de mon projet.
Maxime Berges — Vos références théoriques principales datent d’après la Shoah, or il y a aussi dans certains textes le retour à une tradition plus ancienne. Vous analysez par exemple la place qu’occupe la Torah dans l’œuvre de Mendelsohn. Ce qui m’interroge : avez-vous identifié dans d’autres textes non pas une reconstruction identitaire à partir de la tradition juive, mais une pensée de la Shoah construite sur des références antisémites beaucoup plus ancrées, présentes depuis bien avant le nazisme et la Seconde Guerre mondiale ?
Maxime Decout — Concernant l’utilisation de la Torah par Mendelsohn, on constate que ce phénomène ne se retrouve pas chez les écrivains français contemporains. Cela s’explique certainement par une différence culturelle de taille entre les États-Unis et la France, puisqu’en France la laïcité est centrale. Avant la guerre, les Juifs français sont d’ailleurs souvent fortement assimilés et plus ou moins coupés des traditions religieuses. Schwarz-Bart a tenté de ressusciter le monde juif d’avant-guerre à partir du hassidisme tout en retraçant une histoire de l’antisémitisme du Moyen-Âge jusqu’à la Shoah, mais en prenant le risque d’aligner la Shoah sur les persécutions antérieures.
Le problème de remonter à des expressions plus anciennes de l’antisémitisme est donc celui de minorer la spécificité de l’antisémitisme qui a engendré la Shoah. Avec le nazisme, on observe en effet une transformation non seulement d’échelle mais aussi des formes et des fondements de cet antisémitisme. Il existe cependant quelques rares exceptions. Par exemple, Albert Cohen dans Ô vous, frères humains (1972), qui raconte ce qui lui est arrivé à l’âge de dix ans dans les rues de Marseille où il est insulté par un Camelot déversant sur lui un torrent de haine accompagné de tous les stéréotypes antisémites du début du xxe siècle. Alors que ce texte est d’abord paru en revue pendant la guerre, puis après-guerre dans Esprit, Cohen le remanie pour le publier sous la forme d’un livre en 1972 : il ajoute à cette occasion un développement final sur la Shoah en expliquant que, « sans le camelot et ses pareils en méchanceté », il n’y aurait pas eu les « chambres de grand effroi ». Cohen tisse de la sorte un lien entre l’antisémitisme du début du xxe siècle et la Shoah, mais en se gardant de les aligner complétement.
Recevoir et transmettre la mémoire
Maxime Berges — Votre analyse critique du tourisme mémoriel soulève des questions majeures concernant notre rapport à la mémoire et l’enjeu qui existe aujourd’hui de la transmettre sans la dénaturer, sans la transformer en attraction. J’ai l’impression qu’à ce titre l’art joue un rôle important quoique paradoxal : un monument aux Juifs doit-il être beau ? considérer les « textes survivants » autrement que comme des documents historiques ne revient-il pas à esthétiser l’horreur ? N’y a-t-il pas là un risque de dénaturation, de fétichisation ou de perte de sens par rapport à l’événement ?
Maxime Decout — La question de l’esthétisation a effectivement souvent été soulevée, par Ruth Klüger ou par Daniel Mendelsohn par exemple. Ce risque plane sur tout projet artistique en lien avec une grande catastrophe.
Dans le chapitre consacré au tourisme mémoriel, je ne réfléchis pas tant sur la question de l’esthétisation que sur la dimension ludique, immersive et participative d’un certain nombre de phénomènes. C’est donc moins la dimension esthétique qui m’intéressait que la dimension éthique, simplement parce que c’est l’aboutissement de la question de la trace. Que fait-on des traces dans notre présent ? Comment les transmet-on ? Comment les garde-t-on présentes ? Comment permet-on l’accès à ces traces ? Notamment auprès du grand public et des jeunes générations.
C’étaient ces entreprises muséographiques et mémorielles-là qui m’intéressaient, et les textes qui leur ont été consacrés. Il y a actuellement toute une veine littéraire sur le tourisme mémoriel qui me semblait très riche à interroger, et je n’ai d’ailleurs pas intégré au corpus certains livres récents, comme celui de Jerry Stein, Nein, Nein, Nein! qui a été traduit en 2023, mais qui y auraient tout à fait trouvé une place.
Justine Brisson — À la fin de votre ouvrage (ch. VII), vous vous intéressez à la période contemporaine et au tourisme mémoriel qui a cours aujourd’hui, en donnant divers exemples de dispositifs qui tendent parfois au jeu ou au divertissement. Vous montrez alors que cette industrie mémorielle participe paradoxalement d’un mécanisme d’effacement de la mémoire, par l’obscène ou le kitsch. Or, vous n’êtes pas dans une condamnation a priori de ces entreprises, et vous montrez qu’elles sont malgré tout nécessaires, car il faut continuer à transmettre et à essayer d’intéresser les jeunes générations. Comment enseigner la mémoire de la Shoah sans tomber dans ces travers, dans ces indécences ? À mesure que l’on s’éloigne de la mémoire vive des événements, peut-on encore intéresser une jeune génération autrement que par le divertissement ? Le divertissement n’est-il pas, en ce sens, un moindre mal, dont le pire serait l’oubli ? Et quel rôle la littérature peut-elle encore jouer à cet égard ?
Maxime Decout — Je suis entièrement d’accord avec vous. Mon objectif était d’analyser ces entreprises mémorielles, sans les condamner entièrement, en montrant les possibles dérives que certaines occasionnent mais tout en comprenant que cela répond aux attentes d’un public. Je pense que l’expression « moindre mal » est très juste, par rapport à l’oubli, même si on peut se demander ce qu’en retirent les visiteurs. Quel savoir est transmis ? Quelque chose de l’ordre de l’émotionnel se joue, c’est sûr. À ce titre, la littérature actuelle sur le tourisme mémoriel est essentielle. Elle pointe du doigt avec humour les travers du tourisme mémoriel et nous force à en prendre conscience afin qu’ils ne se normalisent pas. Elle appelle à la pratique d’un tourisme critique et réflexif. Mon objectif n’était donc pas de dénoncer, mais d’accompagner ces textes dans leur appel à la vigilance et à l’adoption d’une posture critique qui est salutaire.
Maxime Berges — Ce qu’on offre avec les hologrammes, c’est une forme de participation qui pose des problèmes éthiques. Mais n’est-ce pas déjà ce que proposait David Rousset dans Les Jours de notre mort, où, dans la préface, il explique choisir la forme romanesque justement parce que celle-ci, contrairement au témoignage, oblige à participer ? La question est certes un peu provocatrice, mais faut-il penser que l’hologramme a remplacé le roman ? Le roman, comme vecteur mémoriel participatif, a-t-il encore sa place en 2024 ?
Maxime Decout — Il est important de prendre en compte la spécificité de chacun de ces médias. Les hologrammes appartiennent à une « réalité virtuelle » mais dans la plupart des cas il ne s’agit pas de fiction. Le roman pour sa part propose des phénomènes d’immersion et d’identification plus complexes, et cela dans une fiction. La participation du lecteur est non seulement affective mais aussi intellectuelle. Qu’il soit témoignage ou roman, le texte littéraire, par ses blancs et par sa polysémie, suppose un travail interprétatif très différent du simple hologramme dont le principe est plutôt celui de l’illusion d’une présence ou d’une rencontre. C’est l’immédiateté de l’émotion qui est recherchée. L’une des limites de ces hologrammes est qu’ils n’ont pas la force de résistance qu’opposent à notre interprétation les grands textes de la littérature. Avec l’hologramme, on reste dans la facilité, l’instantanéité, et je dirais même la passivité, alors que le texte littéraire suppose une attitude active qui se déploie sur un temps long. C’est lorsque le lecteur est obligé de ferrailler avec le texte que surgissent ses réflexions. Bref, la guerre entre l’hologramme et la littérature n’est pas encore gagnée par les hologrammes.
Justine Brisson — Toujours à propos de la transmission de la mémoire, j’aimerais vous interroger sur un récent film qui fait beaucoup parler de lui, The Zone of Interest (2023), de Jonathan Glazer. D’une certaine manière, le dispositif filmique adopté par le réalisateur le positionne parmi les débats qui l’ont précédé quant à la représentation de la Shoah au cinéma (que l’on songe à l’opposition de Claude Lanzmann à Benigni ou Spielberg par exemple, ou plus tôt à celle de Rivette face à Pontecorvo). Comment interprétez-vous les dernières séquences du film, qui nous donnent à voir le travail des femmes de ménage nettoyant le musée d’Auschwitz ? La muséification d’un espace que les nazis voulaient voir détruit une fois sa fonction remplie signe-t-elle l’échec du projet nazi d’effacement des traces ? Ou, au contraire, cette muséification, et à certains égards sa transformation en parc d’attractions, signale-t-elle la défaite de l’entreprise commémorative, qui voisinerait en ce sens vers un nouvel anéantissement de la mémoire ?
Maxime Decout — Le film pose la question de la représentation à partir du hors-champ où se tient le camp. Celui-ci est toujours présent même si on ne peut en voir que les bords. Jonathan Glazer prend le parti de ne pas montrer, de ne pas reconstruire. Mais le camp ne cesse de rentrer dans cette « vie à côté » qui nous est montrée, notamment par la bande-son. Seule la fin du film permet au spectateur de pénétrer dans le camp qu’il n’a cessé de deviner derrière les murs et les barbelés, mais pas dans le camp tel qu’il était, uniquement dans le camp tel qu’il est aujourd’hui. Cette fin nous fait découvrir ce qui en reste, nous en montre les traces, d’autant mieux que le camp est filmé au cours de l’action la plus prosaïque qui soit, le ménage, quelque chose qui serait donc comme l’ordinaire du camp aujourd’hui, son quotidien, après nous avoir montré le quotidien de cette famille de nazis. Cette scène finale me semble donc moins désigner le site comme un nouveau parc d’attractions que se présenter comme l’aboutissement de la réflexion sur la représentation et sur notre rapport aux traces.
Maxime Berges — J’ai l’impression finalement que tout votre essai est guidé par une seule et même question, que vos analyses convergent vers le même problème : comment lutter contre le processus d’effacement de la Shoah dans la mémoire collective ? On sent dès le début de votre essai une prise de responsabilité. Vous l’écrivez, il est important de continuer de lire et de transmettre les écritures de la Shoah pour que la mémoire du génocide juif garde du sens au présent. Mais vous menez également une réflexion sur ce qu’il est possible ou non de savoir. Sans que cela soit contradictoire, quel a été le cadre de votre démarche : une éthique de la transmission ou bien un essayer-savoir ?
Maxime Decout — Un peu des deux, je dirais. Quand on entreprend l’écriture d’un tel essai, on s’immerge dans des œuvres fortes, on les étudie toute la journée et on en rêve la nuit... On pénètre dans un univers qui d’une manière ou d’une autre vous met à mal. Forcément, cela appelle une démarche qui est de l’ordre de l’effort. Et en même temps, cela vous charge d’une certaine responsabilité, face aux événements comme aux œuvres qu’il s’agit de transmettre, à qui il s’agit de rendre justice en rendant compte de leur complexité. S’ajoute à cela le désir que cette mémoire continue d’être présente. L’effort qui est le mien pour essayer, pour comprendre, pour savoir, mon essayer-savoir en somme, est indissociable de cette volonté de transmission.
C’est pour cela que j’ai conçu le livre comme un livre-bibliothèque, afin de proposer un vaste panorama de ces œuvres, pour donner envie aux gens d’aller les lire, pour faire entendre certains textes peu lus, comme ceux des Sonderkommandos ou de Władysław Szlengel.
Justine Brisson — Votre livre paraît deux jours avant le 7 octobre. Auriez-vous écrit autrement votre essai s’il était paru ultérieurement ? Cette date a-t-elle modifié la réception de votre essai ? Pensez-vous que ces récents évènements vont affecter la question du « faire trace », en ouvrant la voie à forme peut-être inédite d’antisémitisme ?
Maxime Decout — Je ne suis pas certain que qu’il s’agisse d’une forme radicalement nouvelle d’antisémitisme, car le reproche de génocide retourné contre les Juifs a cours depuis déjà longtemps. En revanche, il s’agit clairement d’une forme exacerbée de tendances qui nourrissent le début du xxie siècle, et qui répondent à une nouvelle configuration géopolitique, autour de l’État d’Israël, et donc à un nouveau statut pour les Juifs dans le monde. Les Juifs ne sont plus sans État, dispersés. Il y a désormais un État, dans une situation géopolitique complexe, qui est en guerre depuis sa création, et qui induit à distance des positionnements par rapport à la Shoah dans le monde intellectuel et dans l’ensemble de la société. La spécificité du 7 octobre ne doit toutefois pas être minorée : il s’agit bien d’une attaque inédite, de nature terroriste et de grande ampleur, dans laquelle la médiatisation a énormément joué. À l’opposé de ce qu’on pouvait observer auparavant et qui fait l’objet de mon essai — c’est-à-dire comment les traces font défaut —, il s’agissait ici de filmer et de diffuser des images, parce que l’on est dans un régime de terreur. Il s’agissait de montrer la violence, de l’exhiber, de la diffuser le plus largement possible. Quant à savoir si j’aurais écrit différemment mon essai après le 7 octobre, je n’en suis pas persuadé. Je ne sais pas si la littérature prendra en charge ces questions, non pas parce qu’il n’y aurait personne pour écrire, mais plutôt parce que la publication de ces écrits est incertaine. L’événement sera évidemment mentionné, d’une manière ou d’une autre, mais je ne sais pas s’il aura une influence sur les formes d’écriture et sur la trajectoire de la littérature.