Baudelaire critique d’art : les mots des Salons
1L’inscription des Salons de Baudelaire au programme des agrégations de Lettres en 2023 témoigne de l’intérêt accordé depuis de nombreuses années déjà non plus au seul Baudelaire poète, mais à celui qui le précéda, de critique d’art, témoin et commentateur des productions artistiques de son temps. L’ouvrage de Julien Zanetta, qui regroupe plusieurs articles déjà parus par ailleurs et remaniés pour la présente édition, s’inscrit dans une bibliographie déjà foisonnante dont il comble cependant une lacune majeure. Comme l’annonce en effet son introduction, c’est la question spécifique du lexique qui est ici abordée : dans sa recherche d’une critique nouvelle, soucieuse d’épouser les mouvements d’un objet qui échappe à la réduction et par là même rétive à toute forme de système, il s’agit pour Baudelaire d’ajuster, de redéfinir et de modifier sans cesse le lexique de son discours, dans un effort permanent dont les mots « deviennent alors le meilleur des baromètres » (p. 12).
2Or si l’« on ne peut penser la bonne peinture qu’au miroir de la mauvaise », conviction sur laquelle se fonde toute la réflexion de Julien Zanetta, si « le Beau s’élève, se manifeste ou s’affirme, en fonction des époques, à partir de ce qu’il n’est pas » (p. 12), c’est tout le lexique appliqué aux œuvres reléguées dans « l’hôpital de la peinture », pour reprendre l’expression de Baudelaire lui-même, qu’il s’agit d’envisager pour en souligner l’origine et la remotivation par le critique. Remarquablement illustré, l’ouvrage se présente ainsi comme un parcours de mots, afin « de déterminer en quoi le "culte des images" si cher à Baudelaire est un art transitif qui accorde » au lexique « le premier rôle », partant du principe que l’on « comprend mieux […] ce que l’on a vu en mesurant la réussite ou l’échec d’une œuvre d’art à l’aune du langage qui a pris soin de la restituer » (p. 20).
Par-delà « les mots de la tribu » : à la recherche d’un registre adéquat
3Le repérage des « mots de la tribu », selon l’expression de Julien Zanetta, celle des salonniers, offre la matière du premier chapitre de l’ouvrage. Baudelaire se réattribue ces mots en les redéfinissant, dans le sillage de Diderot ou de Stendhal, deux de ses maitres revendiqués, mais aussi de contemporains tels que Théophile Gautier ou Champfleury, ou d’auteurs moins connus tels que Philippe-Auguste Jeanron ou Philippe de Chennevières, qui « offrent une voie d’accès nouvelle dans l’atelier lexical de Baudelaire critique d’art » (p. 25). Jeanron illustre les frictions qui opposent alors et depuis le xviie siècle ceux « qui viennent directement de l’atelier et ont fait leur gamme un pinceau à la main », qui maitrisent par conséquent « le savoir du métier pour oser attaquer les peintres sur le terrain de la technique », et ceux qui « éprouvent une passion franche ou passagère pour la peinture, mais n’en connaissent pas le fonctionnement intime » ; les premiers tenant les seconds « en un discret mépris » (p. 27), ce dont l’ouverture du Salon de 1846, intitulée « À quoi bon la critique ? », semble se faire écho. Dès son Salon de 1845, et bien qu’il se montre toujours soucieux de rester intelligible, Baudelaire, lui, n’hésite pas à faire état de « sa familiarité avec le lexique attendu », tant lui déplait « l’impropriété du langage » (p. 31). Mais il refuse en même temps « de contrefaire la pose critique et de s’arroger ses prérogatives » (p. 37), tout à sa recherche « d’un registre qui soit adéquat » (p. 37).
4Ce préalable posé, Julien Zanetta peut envisager la question du « poncif » (chapitres II et III). Baudelaire le rejette et le méprise, lui qui fait « la différence entre la véritable solidité de l’invention et la forme étique, malingre, débilitée par trop de reprises » (p. 43). Un double détour permet ici de préciser l’analyse. « En bon émule des romantiques », le critique d’art Théophile Silvestre, d’une part, identifie dans le développement de l’école néoclassique l’origine du développement et de la diffusion du poncif dans la peinture de son temps. Il fait en ce sens le procès d’Ingres, qui « se complait dans la représentation de "types invariablement imposés" » (p. 46). Une telle critique fit scandale, mais trouve aussi des échos particuliers chez les frères Goncourt, abordés d’autre part. Leur Manette Salomon (1867) dépeint en effet toute une galerie d’« artistes », « de talents gâchés et d’arrivistes usurpant la gloire, tout en se réclamant de Raphaël » (p. 50) : le dénommé Garnotelle, en particulier, obtient un succès qu’il doit tout entier à son usage du poncif. Or dans le chapitre III, Julien Zanetta montre comment pour Baudelaire, « la fécondité de l’imagination enfantine » apparait comme le « remède idéal » au poncif : dans la mesure où ce dernier « est l’absolue convention », il suffit en effet « pour le remettre en question, d’imaginer quelqu’un qui n’ait pas connaissance de cette convention », et de chercher à retrouver à travers lui « l’idée de la perception primitive » (p. 58). On peut alors parler avec Julien Zanetta d’une « enfance antidote », par opposition à la sottise d’un public « friand de poncifs qui lui épargnent la peine d’imaginer » (p. 62).
5L’acception du terme de « barbouillage » est, quant à elle, plus ambivalente (chapitre IV). Le mot s’applique à la peinture aussi bien qu’à la littérature. Lui qui prêche « pour l’idée à ligne claire, épurée, essentielle », sait en même temps à quel point l’écriture ne peut faire l’économie de « lettres "griffonnées en hâte" » (p. 71), lesquelles doivent rester dissimulées une fois l’œuvre accomplie : en ce sens, barbouiller est bien « une horreur, mais une horreur nécessaire, et il existe une pudeur indispensable, un art du décorum et de l’effet que le tangible et le terre à terre ruineraient s’ils étaient exposés ». Il existe pourtant une « incorrection heureuse » (p. 72), qui invite à reconsidérer le mot : le barbouillage présente un aspect suggestif qui en révèle la positivité. Baudelaire apprécie ainsi les études d’Eugène Boudin, chez qui « [t]out se passe comme si la mutabilité de l’objet devait se refléter dans la rapidité de la main », encourageant par là même « les élans de l’imagination » (p. 74). Dans « Les Griffonnages de l’écolier » (1877), Hugo exaltera ainsi « [l]e gribouillage [qui] règne », où « [p]artout la main du rêve a tracé le dessin » : évoquant lui-même les dessins du poète, Baudelaire en loue la « magnifique imagination » (p. 74), née d’un impétueux élan. De même enfin pour Constantin Guys, que Baudelaire célèbre dans Le Peintre de la vie moderne (1863), et qui se révèle symptomatique de cet art où « se développent l’indistinction, l’indécision, la suggestion, comme autant d’effet voulus » (p. 78). Le terme de « barbouillage » se trouve ainsi bien revalorisé, comme on le voit aussi à la même époque sous la plume, encore une fois, des Goncourt, mais aussi de Laforgue ou de Zola, ouvrant la voie d’une picturalité nouvelle, de Matisse à Dubuffet.
Des synesthésies
6Un deuxième segment de l’ouvrage recense les synesthésies à l’œuvre dans et par le lexique mobilisé dans les textes de Baudelaire consacrés à l’art. Le critique rapproche ainsi volontiers, d’une part, la vue de l’ouïe (chapitre V). Les conditions mêmes de réception des œuvres au sein des Salons se révèlent bruyantes, comme le représente bien le fameux tableau de François-Auguste Biard, Quatre heures au salon (1847), où l’on voit un public nombreux se bousculer autour des toiles exposées. Le mode d’accrochage lui-même invite à une confrontation entre les œuvres, toutes appelées à « parler » visuellement et comme vocalement avec force pour se distinguer les unes des autres, le critique étant dès lors amené à ressentir une certaine nostalgie pour des lieux d’exposition plus calmes, telles que les galeries. Au sein des tableaux eux-mêmes, pourtant, la couleur fait sonorité. Sont ainsi mobilisés, pour décrire les sensations visuelles et les effets qui leur sont liés, les termes « tapage », « boucan », « tohu-bohu », « charivari », ou « tintamarre » nés de l’entremêlement ou de l’opposition des coloris, afin qu’advienne ce que Julien Zanetta appelle un « bruit diégétique », où « la présence du bruit vaut comme un indice de la réalité qu’il se proposait de représenter » (p. 90). Et d’ajouter : « c’est de son que se constitue le bruit, et, critère revalorisé, trouve des paroles propres à exprimer un contentement à voir la vie débraillée s’opposer à l’équilibre, au corsetage et à la correction harmonique classique » (p. 92).
7Tout à son culte « de la sensation multipliée », Baudelaire évoque aussi volontiers le lexique du toucher, dénonçant par exemple un dessin « dur et sec » qui « accorderait trop d’attention au trait et négligerait un velouté souhaitable » (p. 97). Aussi Julien Zanetta choisit-il d’aborder une « modalité du regard » qui « détermine une sensation désagréable, en large partie », à travers « un usage gênant sinon étourdissant que la peinture fait de la couleur et que le langage de l’art nomme le papillotage » (p. 98), terme dont l’analyse fait l’objet du chapitre VI. De fait, le papillotage s’oppose au principe d’harmonie supposé régir la production picturale. Il en résulte un « effet de dislocation, de division ou de fragmentation » qui « prend naissance dans la touche qui défait l’unité organique du tableau », en une « brusque variation des tonalités contrastées, qui contribue à en accentuer le caractère bruyant » (p. 100). Ce faisant, le papillotage brise l’illusion de la représentation, et empêche le spectateur d’investir l’œuvre de son imagination. L’importance accordée aux détails en fait un lieu privilégié des réalistes que Baudelaire exècre, comme le souligne en particulier la conclusion de la section consacrée au paysage dans le Salon de 1859. De fait, la critique dénoncera en Monet un adepte du papillotage, « dont l’explosion de couleurs vibre en tous sens » (p. 109) : le peintre se révèle en ce sens annonciateur d’une nouvelle ère, qui verra dans le papillotage une « modalité inattendue », voire une « méthode à part entière, pour appréhender le moderne », en un « papillotage heureux, c’est-à-dire systématique » (p. 110).
8On peut accoler à ces questions de synesthésie la réflexion que Baudelaire propose au sujet de la représentation visuelle de grand format, et de « l’irritation corollaire qu’il éprouve à voir d’immenses peintures mal construites » (p. 115), point de départ d’une analyse plus spécifique de ce qu’il appelle « la peinture municipale » (chapitre VII) ; expression qui ne paraît sous sa plume qu’à une seule reprise mais qui permet d’aborder de front des questions esthétiques et politiques. Baudelaire, certes, apprécie le grand, qui postule une certaine maîtrise de la part de l’artiste. De sujet généralement historique, le grand qu’il préfère, « ample » et « possiblement poétique », « s’impose et en impose » (p. 117). Il regroupe des peintres aussi différents que Rubens, Véronèse, Lebrun, David ou Delacroix. Mais toute grande œuvre n’est pas forcément réussie, quand la maîtrise se mue en grandiloquence. Le tableau d’Horace Vernet, la Prise de la Smalah d’Abd-el-Kader, devient dès lors « le parangon d’un genre abhorré », auquel le Salon de 1845 réserve des lignes sévères. L’œuvre répond en effet, analyse Julien Zanetta, à une « logique sérielle », « où l’agglomération de scènes hétérogènes prend le pas sur l’œuvre homogène ou l’unité organique » (p. 122). De là la définition et le rejet de « l’art municipal » en tant que « peinture anecdotique dans de grandes proportions », commandée par le pouvoir afin d’impressionner les citoyens. Si Baudelaire n’invente pas cette expression, il la remotive en s’en prenant à des artistes belges « qui célèbrent volontiers un passé glorieux ou un sentiment national (pour ne pas dire nationaliste) en de grands décors » (p. 125).
La poésie comme recours ?
9C’est la question « du doute en peinture » qui ouvre la dernière section du parcours proposé par Julien Zanetta (chap. 8). Elle donne l’occasion d’une réflexion et d’un commentaire autour de la douzième section du Salon de 1846, intitulé « De l’éclectisme et du doute ». Le doute y est perçu comme la marque caractéristique de l’artiste qui, souhaitant s’affranchir d’une école, ne possède cependant pas les moyens d’une telle autonomie. Il lui manque « l’une des conditions impératives à sa survie » : « un tempérament, c’est-à-dire un caractère affirmé, résolu, soutenue par une série de qualités précises […] qui lui permettra de se passer d’une marche à suivre prescrite par le maitre, l’académie ou l’institution », si l’on définit l’école comme une « foi, c’est-à-dire l’impossibilité du doute » (p. 134). Or le résultat du doute en peinture, et de l’absence de choix qui lui est liée (d’où son lien avec l’éclectisme), est une peinture « transparente », « si littérale, si "illustrante" qu’on ne la penserait pas peinte – d’où son énorme popularité » (p. 136). Le contexte historique en est à noter, lié au « rejet violent du juste-milieu et de la politique de compromission propre à Louis-Philippe et la monarchie de Juillet » : « [d]e tendance hétérogène, le parti de la Gironde tire à hue et à dia, critique la monarchie tout en voulant la préserver, voire s’y lier — ce qui conduit au parallèle avec l’éclectisme », le romantisme, « parti véritablement révolutionnaire », apparaissant dès lors comme son exacte antithèse (p. 145). Aussi la « réfutation » de l’éclectisme, en tant qu’« analyse critique des maux dont l’art est grevé en 1846 », devient-elle « la méthode effective du salonnier, une analyse anatomique totale de ce qu’est le mauvais peintre », à l’aune de laquelle Baudelaire « prête allégeance au romantisme qu’il appelle de ses vœux » (p. 146). Il est toutefois sous sa plume un doute plus « positif », dont les représentants « demeurent dans l’indéfini, maintenant le suspens, prolongeant l’incertitude quant à la teneur de ce que l’on voit » (p. 150). Il explique la relative mansuétude avec laquelle le critique peut aborder Manet, et sa « manière qui renouvelle diversement l’hésitation », où « la citation, délibérée et durement intégrée, ne cherche plus à se masquer » (p. 151), ouvrant par là même la voie à l’art moderne dont le doute apparaît ici comme une condition.
10Comment, dès lors, exprimer la critique d’art ? Le Salon de 1846, dans une formule devenue fameuse, faisait possiblement du sonnet ou de l’élégie « le meilleur compte rendu d’un tableau ». De fait, il existe quelques exemples de salons rédigés en vers, le plus souvent oubliés désormais. Et si Baudelaire lui-même a peu recours à la poésie (« les noms de poètes se révèlent fréquents ; leur production, en revanche, l’est moins », note Julien Zanetta, « comme s’il s’agissait de tenir à l’écart deux emplois ou deux fonctions distinctes du langage », p. 158), quelques exemples de citations poétiques, parfois de Baudelaire lui-même (« Les Phares » dans l’Exposition universelle, ou « La danse macabre » dans le Salon de 1859), suffisent à montrer combien la poésie permet chez lui d’exprimer ou de révéler l’essence d’une œuvre : La Comédie de la mort de Gautier permet ainsi de dessiner Delacroix en artiste absolu, injustement vilipendé, quand les vers d’Hugo « À l’Arc de Triomphe », extraits des Voix intérieures, sont invoqués pour promouvoir Meryon en poète exilé. Dans tous les cas, conclut Julien Zanetta, la poésie entre donc « par effraction dans le compte rendu, impose une forme qui tranche avec la circonstance. Elle invite donc à une ressaisie […] » (p. 164).
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11L’ouvrage de Julien Zanetta, foisonnant et stimulant, offre ainsi de belles perspectives sur la critique d’art baudelairienne. Il l’inscrit dans le sillage de ses illustres prédécesseurs (Stendhal, Gautier), autant qu’il en accuse la possible postérité, chez les frères Goncourt en particulier. De fait, si elle fut d’abord victime d’une relative indifférence, la critique d’art de Baudelaire fut par la suite encensée, par un Valéry notamment qui déclarait en 1932 que Baudelaire critique « ne s’était jamais trompé ». C’est pourtant sur le « cas litigieux » de Manet que Julien Zanetta conclut son ouvrage, en revenant sur le soutien particulièrement tiède que Baudelaire accorda au peintre, et surtout sur la « décrépitude de l’art », dont Baudelaire aurait vu les premiers « symptômes » en Manet (p. 167). L’ultime chapitre de l’ouvrage se propose ainsi d’analyser le terme de « décrépitude » employé par Baudelaire dans cet échange avec Manet comme une catégorie esthétique nouvelle. Il unit en effet la désolation et la dépravation, comme les notions de mélancolie et de processus qui leur sont liées. Surtout, le terme porte « autant sur la période » envisagée que sur la « personne » de Manet : il désigne à la fois « une tare » touchant le peintre et « un symptôme de nécessité dans la cyclicité des phénomènes historiques » ; Manet étant envisagé comme « l’avant-courrier » d’une « période de bouleversement », après le « point culminant » incarné par Delacroix (p. 172).
12Un détour par « Le Phénomène futur » de Mallarmé permet de préciser cette idée : le poème, comme l’Olympia de Manet qui fit grand bruit, témoignerait d’« [u]n moment crépusculaire », « un spectacle en manière d’épiphanie, où l’atmosphère de divertissement fait place à la sidération mélancolique », après quoi les valeurs, comme le lexique, peuvent être renversées (p. 175). En ce sens, comme Julien Zanetta finit par le noter dans une conclusion magistrale, Manet « parait une limite opposée au lexique technique que Baudelaire a mis en place, inventé, taillé, au fil des années » (p. 177). Les catégories du « poncif », du « doute », de l’« éclectisme », du « charivari », toutes celles, en somme, que l’ouvrage s’est proposé d’explorer dans la critique d’art de Baudelaire, n’ont avec Manet plus de prises, car il figure une nouvelle expérience dans laquelle un nouveau type de Beau sera à définir, et, pour le désigner, il faudra un nouveau lexique.