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Retraduire Sade. Entretien avec Patrizia Valduga, par Francesco Fiorentino
Traduit de l’italien par Francesca Lorandini et Ornella Tajani
1Pendant plus d’un siècle après sa mort, Sade a été un auteur lu en cachette. Dans les bibliothèques des écrivains et des philosophes, ses livres ne manquaient pas, mais étaient systématiquement placés au second rang. Au xxe siècle, cependant, il est revenu sur le devant de la scène grâce au travail de pionnier d’érudits tels que Maurice Heine et Gilbert Lely et surtout grâce à l'admiration passionnée des surréalistes et d’éditeurs comme Jean-Jacques Pauvert — jusqu’à ce qu’il s’impose parmi les classiques et dans la « Bibliothèque de la Pléiade », avec l’édition dirigée par Michel Delon (3 vol., 1990-1998).
2Tout au long du xxe siècle — et surtout dans l’après-guerre —, les traductions italiennes des textes de Sade ont été nombreuses. En particulier, La Philosophie dans le boudoir avait déjà été traduit par Giorgio Varchi en 1924, sous le titre désormais ridicule de La filosofia nello spogliatoio (on dirait un essai sur le football). Mais par rapport à ses prédécesseurs, la récente traduction de Patrizia Valduga pour Einaudi (2023) a un mérite particulier, celui d’avoir rendu hommage à la langue du Divin Marquis.
3Patrizia Valduga, voix importante de la poésie italienne, troisième et dernière épouse du poète Giovanni Raboni (son livre À prix de sang est paru chez Gallimard en 2005), s’était déjà mesurée avec la traduction d’œuvres poétiques et théâtrales de grands auteurs classiques français et anglais. La lecture de sa traduction m’a beaucoup intéressé, et je suis heureux de pouvoir lui poser quelques questions, notamment grâce à une connaissance qui remonte à nos années de jeunesse communes.
4Francesco Fiorentino — Quelle différence feriez-vous, en tant que poète, entre la traduction de la poésie et la traduction de la prose ?
5Patrizia Valduga — Pour moi, la différence est énorme. Vous savez que j’ai toujours écrit en forme fixe : le vers libre, ce qu’on appelle le vers libre, je l’ai toujours écrit en forme fixe. Les soi-disant vers libres, je n’y arrive pas, je ne sais pas quand m’arrêter, j’ai besoin de règles, d’une cage... Figurez-vous que lorsque j’ai traduit les sept premiers Cantos de Pound (il fallait bien le faire, pour connaître enfin Pound, que Raboni aimait tant), je me suis donné quelques règles pour chaque vers : ici, il faut reproduire une allitération, une rime interne, un rythme identique au vers précédent, etc. Et donc : qu’y a-t-il de plus « libre » que la prose ? Que faire de cette accumulation compacte et massive de mots ? Je ne pouvais que prendre au pied de la lettre une phrase de Raboni : on m’avait chargée de traduire Molière, je lui disais « mais moi je sais traduire les vers, pas la prose », et lui, il commentait : « Falle il verso ! » [jeu de mots, l’expression italienne « faire le vers » ayant le sens de singer quelque chose, n.d.t.]. Oui, c’est ce que j’ai fait : d’abord avec Molière, puis avec Beckett, et maintenant avec Sade.
6Francesco Fiorentino — Et comment peut-on « faire le vers » de la prose ?
7Patrizia Valduga — Chaque période est divisée en propositions, comme chacun sait. Ici, il faut la rediviser selon son intonation rythmique, puis traiter chaque proposition comme s’il s’agissait d’un vers. J’ai donc essayé de reproduire la forme de la période : si la littérature est d’abord une forme, la fidélité à la forme est une condition sine qua non.
8Francesco Fiorentino — Comment avez-vous traité le vocabulaire obscène que Sade emploie avec désinvolture ? C’est toujours le premier problème pour les traducteurs, car le lexique français des textes libertins est très différent du lexique italien.
9Patrizia Valduga — Vous avez raison, c’était le plus difficile. Mais je me suis équipée. Je me suis procuré le Dictionnaire historique du lexique érotique italien. Il ne m’a pas aidé à résoudre tous les problèmes, mais il m’a aidé sur certains points ; par exemple, pour traduire « branler » : j’y ai découvert que « menare » pouvait aussi s’appliquer au sexe féminin : j’ai donc utilisé « menare » pour chaque occurrence de « branler ». J’ai fait des recherches sur internet, je suis entrée dans les lieux de la pornographie, d’où j’ai tiré « culomane ». Mais l’italien est plus pauvre que le français dans ce domaine, et a trop recours à des termes dialectaux. Jamais je n’aurais utilisé des mots comme « minchia » ou « figa »... Sade allie le raffinement maximal à la vulgarité la plus totale, mais c’est une vulgarité qui a sa propre « pureté », qui est comme purifiée, non seulement par le raffinement qui l’englobe, mais surtout par une technicité presque abstraite.... C’est le terme « vit » qui m’a vraiment fait « souffrir ». Il y a 56 occurrences de « vit » (29 de « membre » et 9 de « engin »). Je ne pouvais pas le traduire par « pénis », parce que Sade aurait pu utiliser « pénis » et qu’il ne l’utilise jamais ; et puis, franchement, je n’aime pas ça, ça me fait penser à ce sonnet de Giuseppe Gioachino Belli, Er padre de li santi, qui énumère — à l’instar du poème de Carlo Porta, Ricchezza del vocabolari milanes — tous les synonymes du sexe masculin, et se termine ainsi : « Cuer vecchio de spezziale / disce Priàpo ; e la su’ mojje pene, / seggno per dio che nun je torna bbene ».
10D’ailleurs, avez-vous remarqué comment les journalistes, dès qu’il s’agit de Sade, s’adonnent au dialecte romain ? Ils écrivent « il marchese de Sade » ou, pire encore, « il marchese De Sade ». Er marchese de che ? ! [Le marquis de quoi ? en romanesco, n.d.t.] En italien, on dit « marchese di » et non pas « marchese de », bon sang ! Et puis ils écrivent : « les œuvres de De Sade »... Écoutez-moi cette saloperie. Ça ne vous fait pas penser à ce snob ridicule qu’est Bloch, avec son « De Saint-Loup en Bray » ?
11Francesco Fiorentino — Le lexique érotique italien est volontiers grossier et violent, notamment dans sa tendance honteuse à animaliser les femmes, comme zoccola, troia, vacca... Il suffit de comparer avec le français « Catin », qui, par antiphrase, vient de Catherine, patronne des vierges. Mais donnez-moi quelques exemples d’interprétation italienne du lexique érotique sadien.
12Patrizia Valduga — Oui, excusez-moi. Donc, « pene », non, ça ne marche pas ; ni « cazzo », trop commun, trop moderne, trop « impur ». J’ai aussi pensé à « nerbo », mais je l’ai immédiatement écarté : trop faible, trop « littéraire », trop vague. Finalement, j’ai choisi « uccello » ; mais quand je suis arrivée à « L’enfant brise son hochet, mord le téton de sa nourrice, étrangle son oiseau », j’étais désespérée. Quoi faire ? Abandonner après une recherche aussi épuisante ? Eh bien non : « strangola il suo uccellino », tant pis.
13C’était également désespérant de constater l’absence en italien de cette splendide quasi-équivalence phonétique que le français a entre « enconner » et « enculer ». « Mettere nella fica » et « mettere nel culo » ? C’était laid, lourd, et avec un nombre différent de syllabes en plus. J’ai inventé « inficare ». Jusqu’à présent, personne n’a rien dit. Peut-être les lecteurs finissent-ils par penser que le terme existe, qu’il a toujours existé...
14Francesco Fiorentino — Dans la prose de Sade, comme vous le soulignez vous-même dans vos notes, émerge, à côté de l’obscène, un lexique religieux, philosophique, pédagogique. Comment avez-vous réussi à trouver une intonation qui les amalgame tous, tout en jouant parfois sur les contrastes ? Avez-vous utilisé de votre fréquentation des grands prédicateurs du xviie siècle comme Lubrano ?
15Patrizia Valduga — Je ne sais pas si j’ai réussi. Et si j’y suis parvenue, c’est grâce à mon vœu de fidélité à la forme.
16Francesco Fiorentino — Dans les dialogues, il s’agit souvent d’individualiser les voix. Est-ce que c’est aussi le cas chez Sade ?
17Patrizia Valduga — Eh bien, il me semble que la seule voix vraiment « individualisée » est celle d’Augustin. Les autres se ressemblent beaucoup, elles utilisent à peu près le même vocabulaire, même Eugénie s’en empare presque immédiatement.
18Francesco Fiorentino — En effet, le cadre du dialogue est strictement monologique. La seule voix différente ne dissone que pour des raisons de classe. Avez-vous regardé les traductions existantes ?
19Patrizia Valduga — Oui, j’ai dû le faire : celles que j’ai chez moi, de Virginia Finzi Ghisi (de 1976), de Daniele Gorret (de 1986) et de Lanfranco Binni (de 2004). Il faut toujours, à mon avis, connaître les traductions précédentes, car soit on fait mieux, soit il vaut mieux ne rien faire du tout. Ai-je vraiment fait mieux ? Je le crois, je l’espère. Ceux qui m’ont précédée étaient enclins à normaliser, à simplifier, à simplifier à la fois le vocabulaire et la syntaxe. Par exemple : si Sade écrit « exportations », pourquoi traduire par « deportazioni » ? Il aurait très bien pu écrire « déportations » s’il l’avait voulu. Les « mœurs climatérales » — l’adjectif n’est pas mentionné dans le Littré, il s’agit peut-être d’une invention de Sade — sont devenues chez Finzi Ghisi « costumi e climi », et chez Gorret des « costumi locali » (de même que chez Binni). Les « sectateurs » sont devenus des « seguaci » ou bien des « adeptes » (j’ai eu au demeurant l’impression que la traduction de Binni est une variante de celle de Gorret). Et les « désorganisateurs », alors ? Seul Finzi Ghisi les traduit par « désorganisateurs », tandis que les deux autres, plus banalement, proposent « sovversivi » et « provocatori ».
20Mais il y a une grave erreur commise par les trois : « il la soufflette et lui donne des camouflets » (c’est Dolmancé qui gifle et souffle de la fumée dans le nez de la pauvre Mme de Mistival évanouie, et qui commente ensuite : « rien ne réussit »). Écoutez ce qu’ils ont fait : « la schiaffeggia e la copre di ingiurie », « la schiaffeggia e la maltratta », « la schiaffeggia e la strapazza ». Qu’est-ce que cela veut dire ? Que lui ont-ils fait jusqu’à présent ? Pourquoi devrait-elle reprendre ses esprits comme ça ? C’est insulter, maltraiter et brouiller le texte, et surtout l’intelligence de Sade.
21Francesco Fiorentino — Peut-être que dans toute opération de traduction, une relation privée s’établit avec l’auteur. D’ailleurs, votre recueil Lezioni d’amore (Einaudi, 2004) est consacré à celui que vous appelez familièrement Donatien Alphonse François (les noms sont présentés l’un sous l’autre comme des vers). Comment décririez-vous votre relation avec Sade ?
22Patrizia Valduga — Avec familiarité... bien sûr : je passe une nuit avec lui... Me croiriez-vous si je vous disais que Sade a été le meilleur de tous mes psychanalystes ? Si seulement j’avais lu Les Cent Vingt Journées de Sodome à vingt ans... Mais je l’ai fait à cinquante-sept ans, et c’est là que j’ai découvert la cause de ma névrose d’angoisse. Je raconte cela dans mon Libro delle laudi, où je l’appelle « frère d’infortune ». Mais comprendre n’est pas la même chose que sentir, et il était trop tard : on ne peut pas faire revivre une charogne... Ce qui est étrange — mais peut-être pas tant que cela —, c’est que je lui avais dédié la Lezione d’amore bien plus tôt, avant de lire Les Cent Vingt Journées de Sodome. Vous voyez que Nietzsche a raison lorsqu’il parle de l’« Instinkt der Verwandtschaft », littéralement « l’instinct de parenté », mais peut-être vaut-il mieux dire « la voix du sang » ?
23Francesco Fiorentino — Je suis tenté de vous demander comment Les Cent Vingt Journées de Sodome a pu être une sorte de psychanalyse pour vous. Mais je ne voudrais pas être trop indiscret.
24Patrizia Valduga — « Infandum, Francesco, iubes renovare dolorem »... Le Libro delle laudi est le livre de la maladie et de la mort de Giovanni. Ce qu’il m’est possible de dire de mon histoire, je l’ai raconté là-dedans, je l’ai raconté à Giovanni. Je ne peux que vous inviter à le lire, pardonnez-moi. Prenez-moi au pied de la lettre : il faut toujours prendre les poètes au pied de la lettre.
25Francesco Fiorentino — Avez-vous vu la version de Pasolini ? Qu’en pensez-vous ? Mon ami Michel Delon, qui a dirigé l’édition des œuvres de Sade dans la « Bibliothèque de la Pléiade », m’a dit qu’il avait été bouleversé par ce film.
26Patrizia Valduga — De ce film, je me souviens uniquement d’une sensation de dégoût. Je n’aime pas Pasolini, je ne l’ai jamais aimé, dans aucune de ses nombreuses manifestations. Aimeriez-vous savoir comment commence la critique de Raboni sur Porcile ? Saviez-vous qu’il était également critique de cinéma ? Elle commence ainsi : « Dans son empressement à s’attribuer des défauts toujours plus répugnants, pour ensuite pouvoir s’en justifier de manière exhibitionniste et polémique, il semble que Pasolini ne connaisse ni répit ni limites ».
27Francesco Fiorentino — Je n’aime pas Pasolini non plus et je n’ai pas un bon souvenir du film. J’aime encore moins ses dévots qui l’ont canonisé et promu au rang de saint.
28Patrizia Valduga — Mais il y a chez Sade un ordre, une systématicité de collectionneur. Je crois qu’un psychiatre dirait qu’il y a un fond paranoïaque... Collectionneur de quoi ? D’activités, d’aptitudes, de possibilités érotiques. Ce besoin d’organiser, de classer, de mesurer, de cataloguer est une stratégie contre l’angoisse, une pratique de domination et de contrôle pour tenir à distance l’angoisse et l’idée de la mort. Et l’érotisme obsessionnel n’est-il pas la même chose, au fond ?
29À mon avis, Sade est une fusion incandescente de collectionnisme et d’érotisme : le premier exorcise la mort par une maîtrise maniaque de l’érotisme, le second fait entrer dans la mort et sortir de la mort, fait mourir et ressusciter sans cesse.
30Y a-t-il un soupçon, un indice, une trace, un pressentiment de tout cela chez Pasolini ? À mon avis, non : Sade n’est tout simplement pas là, il s’en tient bien éloigné, dans la beauté glacée de son style. Pensez plutôt à la splendeur sadienne des quelques minutes que Buñuel lui consacre dans L’Âge d’or. Il y a des sous-titres qui disent : « Voici maintenant la sortie du château de Selliny des survivants des orgies criminelles. Les quatre organisateurs et chefs. Le duc de Blangis ». Et Jésus apparaît, vêtu de blanc, selon l’iconographie des apparitions, ou plutôt des transfigurations. Blangis s’est-il « déguisé » en Jésus ? S’est-il transfiguré en Jésus ? L’acteur qui l’incarne, Lionel Salem, s’est spécialisé dans l’interprétation du Christ, dit Buñuel. Et je raconte cela dans un petit essai, Per sguardi e per parole, mais puis-je me citer moi-même ?
31Francesco Fiorentino — Bien sûr que vous pouvez vous citer !
32Patrizia Valduga — En rendant hommage à notre maître commun Francesco Orlando, j’ai écrit : « Peut-être que la “spécialisation” de Salem a produit une symétrisation entre la classe des “bons” et la classe des “méchants”, cette dernière étant le résultat d’une symétrisation originelle, celle entre les vrais méchants, comme Blangis dans la tête de Sade, et les méchants présumés, comme Sade dans la tête de Buñuel ». Et j’ai cité cette belle phrase de Francis Bacon, que l’on retrouve dans Illuminismo, barocco e retorica freudiana d’Orlando : « L’imagination peut, à son gré, unir ce que la nature a séparé, et séparer ce que la nature a uni ; et ainsi faire des mariages et des divorces illégaux entre les choses ». Qu’y a-t-il de plus « illégal » qu’un Blangis-Jésus ? Qu’y a-t-il de plus ahurissant, de plus comique et de plus sublime ?
33Francesco Fiorentino — Vous avez raison, Patrizia. Toujours en évoquant Francesco Orlando, la « fraternité » entre Sade et vous me semble résider précisément dans la disposition littéraire commune à combiner deux logiques et instances opposées — la rationalité et le déchaînement des sens — toutes deux sous une forme extrême. Sade par son recours, dans les orgies, aux chiffres, aux rituels, à la scénographie exacte ; vous, en pliant la matière érotique incandescente à la discipline et au contrôle du mètre et de la rime. Et dans les deux cas, il s’agit de valeurs.
34Patrizia Valduga — Oh pauvre de moi... vous m’intimidez, j’ai l’impression d’être à nouveau votre élève sur les bancs de l’université de Venise. Je n’ose pas me comparer à Sade, je pensais plutôt à une fraternité existentielle... Mais il me semble voir une part de vérité dans ce que vous dites : oui, ceux qui sont forcés de courir après le plaisir finissent par le trouver uniquement dans l’imagination ou plutôt dans la forme de leur imagination. Ou dans l’imagination de leur forme ? Je ne sais pas, à vous de décider, Monsieur le Professeur…