Composition, description, transition
« En littérature l'art est tout entier dans la grâce des transitions. »
(Balzac, La Physiologie du mariage)
1Je retrouve dans Composition le mouvement très particulier des séminaires de Michel Charles à l’ENS (en plus d’y retrouver, tout simplement, certains de ses cours que j’ai suivis avec passion, comme celui sur La Princesse de Clèves ou sur La Rercherche) : une progression par répétition, où les relectures successives d’un même texte, à force d’en décrire les parties, d’en marquer la complexité, d’en repérer les contradictions ou les problèmes, finissaient par le faire apparaître dans sa plénitude. De lecture en relecture, on pouvait parfois croire qu’on n’avançait guère ; pourtant, les balayages successifs du texte conduisaient, je ne dirais pas à un approfondissement, mais plutôt à un affinement progressif de l’analyse. Par un glissement insensible, on allait d’un problème à sa solution — ou plutôt d’un « dysfonctionnement » à une « modélisation ».
2Je retrouve cette avancée par répétition et glissements dans Composition1. Mais plus généralement, je la retrouve aussi dans la succession même des livres de Michel Charles : de Rhétorique de la lecture à L’Arbre et la Source, à Introduction à l’étude des textes et maintenant à Composition, on retrouve le même projet (je les imagine volontiers réédités sous un titre commun), répété, décliné, et déplacé. De ce point de vue, Composition ne correspond pas à un changement de cap, mais à des inflexions.
3J’en repère deux, l’une quant à la théorie, l’autre quant à la méthode.
Composition
4Première inflexion, l’élaboration théorique sur la composition. Introduction à l’étude des textes, que Michel Charles présentait lui-même comme « une Rhétorique de la lecture bis revue à partir des hypothèses théoriques et historiques de L’Arbre et la Source »2, était largement fondé sur l’opposition historique entre culture rhétorique et culture du commentaire. La méthode proposée partait des « préjugés critiques » fondamentaux de notre culture du commentaire (l’identité et l’unité du texte), et proposait de les assouplir pour faire du texte, entité propre à la culture du commentaire, l’objet d’une analyse rhétorique.
5Composition s’éloigne, me semble-t-il, de ce fondement pour essayer de l’ancrer dans une ontologie du texte littéraire. C’est le sens du titre : la composition, ou l’autre nom de la littérature. Le texte est composé, c'est-à-dire que le lecteur en anticipe la fin et y pressent un ordre. Cet ordre et cette fin sont une idée régulatrice, une illusion nécessaire (le « texte idéal ») de la culture du commentaire. Le déplacement — si je le comprends bien — consiste à considérer ces « préjugés critiques » non plus comme des obstacles que la perspective rhétorique doit lever, mais comme le fondement de l’opération rhétorique.
6L’opposition rhétorique/commentaire est pour ainsi dire intériorisée dans la lecture elle-même. D’un côté, la lecture réelle est possible dans la mesure où elle trouve dans le texte une dynamique, un enchaînement de régimes hétérogènes. La lecture est un parcours hasardeux dans des énoncés disjoints, imprévisibles, potentiellement discordants : elle se fonde sur le texte comme disposition, c’est-à-dire comme collection d’énoncés juxtaposés dont rien ne garantit l’harmonie profonde. De l’autre, le lecteur présuppose le texte comme composition, comme une totalité organisée, en fonction de laquelle il le perçoit : par la mémoire et l’oubli, il opère dès la lecture un « lissage » sémantique qui préfigure l’interprétation.
7L’opposition rhétorique/commentaire en sort relativisée : l’analyse rhétorique ne conquiert plus son territoire en l’arrachant à l’empire du commentaire, mais se contente de le parcourir en sens inverse. Côté commentaire, on va des énoncés disjoints à leur unification herméneutique, de la disposition à une composition qu’on présuppose au-delà d’elle ; côté rhétorique, on s’efforce de retrouver sous l’unité du sens la dispersion des énoncés, sous la composition la disposition qui la rend possible. La lecture réelle oscille entre ces deux pôles : elle repose sur le texte comme disposition, elle présuppose le texte comme composition. C’est le cercle herméneutique, mais avec un minimum d’herméneutique.
8C’est du moins ainsi que j’entends l’ouverture théorique du livre, et son titre qui revendique hautement son « formalisme — titre dont la simplicité majestueuse contraste d’ailleurs étonnamment avec la modestie apparente d’Introduction à l’étude des textes, et semble indiquer l’ambition d’un propos qui vise l’essence de la littérature.
Description
9Deuxième inflexion, qui tempère la première : un certain effacement du discours proprement théorique. Que sont devenus les concepts proposés dans Introduction à l’étude des textes ? Où sont les « dysfonctionnements », les « textes possibles », les « textes fantômes » et les « analogues rationnels » ? Certes l’ouverture du livre, autour de la notion de « composition » et de notions voisines (« réseau textuel », « texte idéal », etc.), maintient un cadre théorique fort. Dans les analyses de cas toutefois, les concepts se font plus discrets. À cela, plusieurs raisons sans doute, à commencer par un souci d’élégance (le refus de jargonner et de monter le concept en épingle) et de discrétion (inutile de revenir sur des acquis). Disons aussi que les études de cas n’illustrent pas ici les étapes d’un raisonnement ou les aspects d’une méthode (comme dans Rhétorique de la lecture ou Introduction à l’étude des textes), mais sont plutôt des œuvres intégrales analysées pour elles-mêmes3. Le lecteur peut certes reconnaître le « dysfonctionnement » ou même l’« analogue rationnel », mais on ne les lui présente plus sous ces noms. À la place, des mots plus neutres : « possible » (plutôt que « texte possible »), « résidu » (plutôt que « élément fantôme »). Et aussi des mots plus vagues : « régime », « allure », « module », « configuration », etc. Le « régime » par exemple renvoie tout aussi bien à un genre ou à un ton qu’à des thèmes, des procédés formels, etc.
10Cela correspond, je crois, à une tendance profonde de la pensée de Michel Charles. Tout critique littéraire tend peut-être vers un rapport spécifique au texte, vers une attitude de prédilection. Chez Michel Charles, cet idéal, ce serait peut-être la description4. Analyser, c’est décrire :
Il m’est apparu peu à peu que le « commentaire rhétorique » idéal pourrait essayer de se passer de commenter, tenter de se réduire à n’être plus qu’une sorte de copie du texte étudié, présentée dans une disposition différente, agrémentée de discrets soulignements, de signes divers indiquant les décrochages, déviations, doublages, inflexions, accentuations, accélérations, etc., qui en feraient une sorte de partition. Je n’ai pas eu l’audace de me lancer dans un « commentaire » dont l’instrument principal fût la typographie, mais il est permis de rêver5.
11Décrire, c’est-à-dire manifester, rendre sensible le texte. À l’arrière-plan, l’idée que le texte littéraire se définit moins par le sens que par le sensible. Le « plaisir du texte » (le « bonheur de [l]a lecture »6) joue un rôle central. Cela n’est pas sans rapport avec la « crise » des études littéraires. Là encore, la comparaison à vingt-cinq ans de distance avec Introduction à l’étude des textes est instructive : ce qui comptait alors, c’était l’affrontement des méthodes (la poétique contre l’herméneutique, les formalistes contre les historiens, etc.). Aujourd’hui, la question porte plutôt sur la légitimité des études littéraires. Sans aborder le problème de front, Composition me semble avoir l’originalité (la faiblesse ?) de refuser la réponse « humaniste » et de tenir une position esthétique : la littérature est un art du sens, mais où le sens sert à construire la forme, non la forme à véhiculer un sens7. Je doute que ce soit un levier politique puissant pour défendre les études littéraires, mais Composition défend du moins avec éloquence l’idée selon laquelle la forme est, dans la littérature, ce qui est le plus concret et le plus sensible, et que l’étude formaliste de la littérature est en définitive l’étude de « ce qui, dans la forme d’un [texte], vous séduit ou vous emporte »8 : la « forme » n’est pas une abstraction mais le mouvement même du texte. Or celui-ci ne se distingue pas de la transformation du lecteur : « Tout le plaisir de la lecture est dans cette traversée d’émotions diverses »9.
Transitions
12Quoi qu’il en soit, Michel Charles reprend donc la question proprement structuraliste (ou plutôt post-structuraliste : Deleuze, Foucault, Barthes) de la transformation des structures. Comment un texte passe-t-il d’une structure à l’autre, d’un ordre à un autre ? Comment comprendre « la structuration sans la structure »10 ? Bien souvent la démarche proposée dans Composition (comme déjà auparavant) consiste à distinguer deux régimes du texte, deux « ordres » fortement contrastés, puis à repérer le lieu perturbé de leur articulation11. Il ne s’agit pas alors de proposer une « synthèse » surplombante, dans un modèle unifiant (un tel modèle, une telle structure totale, figerait précisément la dynamique du texte en le rendant homogène) mais de montrer le passage d’un régime à l’autre. Il s’agit de décrire des glissements, des déformations, des mélanges, qui assurent entre les structures un lien pour ainsi dire « par en-dessous ». Le mystère réside « dans l’articulation, et non dans la synthèse »12.
13Cette idée a toujours été centrale pour Michel Charles, notamment sous le nom de dysfonctionnement. Dans Composition, elle est plus souvent appelée de son nom courant : « transition »13. Ce terme du langage ordinaire permet de rappeler que le basculement d’une « structure » à une autre (d’un régime à un autre) prend toujours du temps14. C’était aussi l’enjeu du concept plus aride d’« analogue rationnel ». Composition s’intéresse de près à ces « modulations » de la forme : par exemple quand un module narratif répétitif se trouve « définitivement altéré » par un « passage à la limite »15 ; quand l’« épuisement du régime »16 rend rétrospectivement cohérents des traits préalablement disposés « en pierre d’attente »17 ; ou quand des informations données en analepse assombrissent l’histoire qu’elles expliquent18, etc. La transition, habituellement un « temps faible » de la lecture et de l’interprétation, est l’objet privilégié de toute la formalisation19 : l’originalité des analyses de Michel Charles, sur les textes canoniques qu’il étudie, réside souvent dans sa capacité à fixer l’attention sur ce moment invisible de la transition, dont l’interprète n’a rien à dire et où le lecteur se laisse emporter sans s’en apercevoir.
14C’est dans la perspective de ce formalisme dynamique que Michel Charles revient en première partie de Composition sur les « textes possibles », avec une clarification de ses usages. Parmi les trois voies qu’il distingue (p. 36-38), Michel Charles laisse de côté le « texte du critique » (l’examen des conditions des interprétations possibles d’un même texte : problématique classique), mais aussi, c’est plus étonnant, le « texte du rhétoricien » (l’examen des choix non actualisés par le texte), sur quoi l’on fonderait soit la rhétorique classique, soit la critique créatrice, interventionniste, qui propose des réécritures des textes étudiés. Michel Charles conçoit le texte possible comme le « texte du premier lecteur » : ce n’est pas un texte qui aurait pu être actuel, mais un aspect ou un moment qui appartient au pluriel du texte réel. En ce sens, les textes possibles « ne s’opposent à aucun texte réel »20 : ils sont un moyen de décrire la dynamique du texte réel dans l’opération de lecture. La question de l’interprétation est donc seconde par rapport à l’analyse rhétorique, qui est elle-même seconde par rapport à la description de la lecture réelle. Je perçois là un léger déplacement du propos par rapport aux ouvrages précédents, dans la mesure où il sépare la « rhétorique de la lecture » et la « rhétorique interventionniste ».
« Ceci n’est pas une explication de texte »
15Composition joue ainsi un jeu assez serré entre deux tendances — ce qui me semble propre à l’approche « poétique » des textes. D’un côté, on revendique la pluralisation du texte, le refus de l’autorité (jusque dans les « mises en scène de l’œuvre ouverte »21), le refus du « lissage » interprétatif. Mais d’un autre côté, on s’attache à la lettre de l’œuvre, à sa particularité. On retrouve en cela les principaux partis-pris de Barthes, repensés à nouveaux frais : la « mort de l’auteur » et le « scriptible » ; mais aussi le « grain » et le « plaisir du texte ». La filiation avec Barthes est d’ailleurs explicite dans un chapitre de Composition, sur un point où elle ne fait aucun doute : la grande question « structuraliste » par excellence de la fonction du détail, c’est-à-dire des résidus de l’analyse fonctionnelle, dont Barthes a proposé plusieurs formulations22. C’est le paradoxe constitutif de la poétique comme science (générale) des textes (particuliers). Tant mieux si la pensée théorique n’empêche pas la prise en compte du détail : « composition », c’est en fin de compte l’autre nom du plaisir des transitions.