Écrire avec la musique dans la poésie européenne du xxe siècle
1C’est à une formule de Pierre Jean Jouve que l’ouvrage de Thomas Le Colleter emprunte son titre singulièrement évocateur, au portique d’une réflexion décisive sur l’imaginaire musical (mais aussi « l’atelier » musical) de trois poètes majeurs du xxe siècle. Matière, puisque la démarche de l’auteur se veut analytique, au plus près des textes et des formes, de l’aventure d’un signifiant poétique aimanté par la musique, et ensorcelée, puisqu’il s’agit in fine de contribuer à l’élucidation de l’énigme posée par la musique à l’expressivité littéraire. Parmi les figures tutélaires convoquées par Th. Le Colleter dans l’introduction de son livre, on retiendra Barthes (dont le tropisme schumannien infuse dans de nombreuses pages) et son invitation à « déplacer la frange de contact de la musique et du langage », mais aussi Jankélévitch, qui propose à toute approche musico‑littéraire un horizon aussi intimidant que stimulant : « On devrait écrire non pas sur la musique mais avec la musique et musicalement, demeurer complice de son mystère1… » Ce défi, Th. Le Colleter, tout en le relevant lui-même dans l’acte critique, tente d’en élucider les traces dans l’œuvre poétique de Pierre Jean Jouve (1887‑1976), Federico García Lorca (1898‑1936) et Giorgio Caproni (1912‑1990), tous trois caractérisés par un rapport intime, pour ainsi dire « somatique », avec la musique.
2En sélectionnant avec soin, chez chacun de ses auteurs, les recueils les plus susceptibles de nourrir la comparaison, Th. Le Colleter entreprend, selon ses propres termes, de « réévaluer la nature et le rôle des processus perceptifs des poètes confrontés au référent musical », de manière à apprécier les modalités des dynamiques créatrices singulières. Ainsi, si La Matière ensorcelée, dans sa conception, relève à l’évidence de la littérature et de l’esthétique comparées, il importe de préciser que l’auteur, toujours soucieux de ne pas rabattre abusivement les poétiques les unes sur les autres, a soin de conserver à chaque auteur son univers esthétique et idéologique propre. Les différentes parties de l’ouvrage sont donc composées d’études successives permettant de concentrer la focale sur un poète singulier (« Pierre Jean Jouve et Mozart », « Giorgio Caproni et l’opéra », « Federico García Lorca et le cante jondo »), quand c’est aux nombreuses conclusions partielles que revient la tâche de formuler des hypothèses synthétiques ou des mises au point méthodologiques : trois « entr’actes » viennent notamment scander la démonstration. La première partie, « Identités », pose les jalons de l’enquête en établissant la nature – du reste évolutive – du rapport de chacun des trois poètes à la référence musicale : elle montre notamment comment les données biographiques et le contexte socio-historique s’associent pour créer une « configuration mentale » singulière, source d’un engagement de l’acte poétique en direction de la musique. De nature plus analytique, la deuxième partie, « Échanges », nous rapproche de la « fabrique » du texte poétique en explorant la manière dont il est travaillé par la référence musicale. Th. Le Colleter s’interroge notamment sur la nature profonde du désir de musique et son ancrage éventuel dans le sentiment d’une déficience expressive du langage verbal, sur la puissance du modèle compositionnel et les indices d’une projection fantasmatique du poète en compositeur, et enfin sur les modalités d’une inscription des formes musicales dans la poésie, translatio des structures que d’autres ouvrages, à la suite du livre fondateur de Françoise Escal, Contrepoints (Paris, Klinscksieck, 1990), ont étudié dans la prose narrative. La troisième partie, « Trajectoires », revient enfin sur la poétique respective des trois auteurs en détaillant les césures qui l’émaillent, ou plutôt son évolution organique : d’une Bildung musicale puisant à la source romantique vers un retour au patrimoine indigène espagnol chez Lorca ; d’une « forme-Mozart » vers la modernité d’Alban Berg chez Jouve ; d’une certaine fixation sur l’opéra à une prolifération de la référence musicale chez Caproni.
3Th. Le Colleter se montre particulièrement attentif à la manière dont ses trois auteurs, malgré leurs irréductibles différences, héritent d’une doxa romantique largement reconfigurée en « inconscient ». Même s’ils ont pu connaître des tentations formalistes et ont mené des expérimentations supposant une adhésion au caractère autotélique de la musique (tel que l’a en son temps théorisé Hanslick), ils demeurent en profondeur sensibles à l’idée que l’art des sons témoigne d’un ineffable. En somme, la perspective formaliste, bien que sémiotiquement plus juste, ne constitue pas la « condition d’existence » du poète-musicien, dont l’engagement s’articule au sentiment d’une « présence immanente de l’absolu », pour user d’une formule d’Yves Bonnefoy. Jean‑Jacques Nattiez écrit ainsi : « Mais où et comment le divin survit-il ? […] Dans la matérialité structurelle de la musique qui nous met en contact, ici et maintenant, sans intermédiaire, avec l’absolu : c’est elle qui est le substitut de la divinité2. » Comme le démontrent les analyses de Th. Le Colleter, cet héritage (celui d’une métaphysique de la musique) s’intègre de manière distincte à l’univers artistique et intime des trois auteurs : Pierre Jean Jouve demeure un poète chrétien pour lequel la musique constitue une preuve de l’existence de Dieu ; Lorca nourrit sa poésie d’une énergie musicale qui, pour n’être pas dépourvue d’élans spirituels, ne s’exerce pas moins dans une perspective « laïcisée » ; Caproni, bien que ne contestant pas la capacité de la musique à nous faire toucher un absolu (ou tout au moins un « contenu de vérité »), erre dans un espace mental où cet absolu n’a plus de consistance ni même de visage. Tous trois, cependant, partagent la conviction que seule la musique, comme expérience sensible et comme valeur, est à même de ressourcer l’expression poétique.
4On ne saurait ici rendre compte de la richesse des analyses proposées par Th. Le Colleter, qui se déploient au fil de 700 pages extrêmement denses. Parmi les principaux apports de l’ouvrage, on notera l’attention portée aux Juvenilia de Lorca, rarement commentés, qui regorgent de projets musicaux pour la plupart avortés et témoignent du fait que c’est par la musique, et même précisément au piano, qu’émergèrent ses essais poétiques. Son frère Francisco García Lorca le confirme :
La musique fut peut-être la première tendance artistique à se cristalliser dans l’âme de mon frère. Les premières pages publiées révèlent cet enthousiasme musical. […] Il croyait en des forces aveugles, freinées par une soumission mystérieuse à des lois de correspondances harmoniques3.
5Au sujet du poète espagnol, Th. Le Colleter met en évidence une évolution fulgurante : le jeune poète arrimé à des figures tutélaires (Beethoven, Chopin) et usant de la musique comme d’une instance de sublimation des souffrances et des frustrations intimes (y compris le regret de n’être pas allé à Paris pour y parfaire, selon l’usage répandu des compositeurs espagnols de l’époque, leur formation musicale) change complètement de paradigme, sous l’influence de Manuel de Falla, pour se tourner vers l’élément populaire et sa stylisation expressive. Le cante jondo impose dès lors sa violente authenticité, bien qu’il importe de préciser que la démarche du poète – à l’instar de celle de Falla – n’a rien « d’antiquaire » : c’est bien la recréation savante du patrimoine populaire qui inspire Lorca et constitue à ses yeux une puissance de régénération de la poésie. Concernant Pierre Jean Jouve, Th. Le Colleter, qui propose de précieux tableaux synoptiques des références musicales dans l’œuvre du poète, insiste sur la manière dont cette œuvre est précisément fécondée par d’incessants allers-retours entre posture critique et posture poétique. La capacité de Jouve à se forger une conception profonde et personnelle de l’art de ses compositeurs de prédilection, bien au-delà des topiques convenues, détermine chez lui une forme de permanence esthétique et éthique. Pour Jouve, Wozzeck ne s’oppose pas à Don Giovanni ; bien au contraire, Berg incarne à ses yeux la réalisation moderne de ce qu’avait accompli Mozart, et le rejoint dans un principe, proprement musical, « d’intégration des contraires dans une unité supérieure ». Ainsi, bien que Jouve accorde dans son œuvre une place toujours plus importante à la musique, tant sur le plan thématique que formel, le déplacement de la référence d’un compositeur vers l’autre dissimule une remarquable continuité. Th. Le Colleter met également en lumière l’étroite parenté entre l’attitude de Berg à l’égard de la tradition, faite de dépassement mais non de rupture, et le rapport de Jouve avec des éléments tels que le sonnet ou l’alexandrin. Sur Giorgio Caproni enfin, La Matière ensorcelée comble un évident vide critique en langue française, tant sont rares les études consacrées à celui qui est pourtant l’une des figures majeures de la poésie italienne du xxe siècle. La question musicale, pour ce poète imprégné d’opéra italien et formé dans sa jeunesse comme violoniste, est si cruciale qu’elle engage l’ensemble de la destinée. Contrairement à Jouve et Lorca, Caproni ne s’attache pas tant à la figure plus ou moins mythifiée du compositeur qu’à des opus singuliers, tels que le Freischütz de Weber, les Scènes d’enfants de Schumann, le Quintette à deux violoncelles de Schubert ou le Quatuor op. 132 de Beethoven : sur ce dernier point, il s’ajoute à la longue liste des créateurs fascinés par la profondeur spéculative des « derniers quatuors », contribuant à poser la notion – discutable et discutée, entre autres par Edward Saïd – de « style tardif ». De fait, même s’il partage avec Jouve et Lorca le désir permanent d’éclairer le fait poétique à la lumière de la musique, Caproni apparaît, dans le trio constitué par Th. Le Colleter, comme un peu à part. La diversification notable des références musicales, chez lui, n’empêche pas que le Comte de Kevenhüller, recueil tardif, ne reproduise presque exactement les problématiques du Franc-Tireur, parmi lesquelles, obsessionnelle, le sentiment d’une éternelle déficience du langage verbal. À l’instar d’un Roger Laporte, chez qui la passion musicale s’avère inséparable, non sans mélancolie, d’un aveu d’échec de la littérature, Caproni médite sur les pouvoirs de la musique à la faveur de ce que Th. Le Colleter appelle une « identification disjonctive ».
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6Mené d’une plume précise et alerte, adossé à une grande acuité d’analyse textuelle et à une parfaite maîtrise du texte musical (nombre d’extraits de partitions de Schumann, Mendelssohn, Mozart, Schubert, Berg, jalonnent la démonstration), La Matière ensorcelée constitue non seulement un ouvrage essentiel à la compréhension de la poétique musicale de Jouve, Lorca et Caproni, mais encore un ouvrage de référence, au sein des études musico-littéraires, sur la dialectique qui se tisse entre imaginaire musical et geste poétique.