Destructions créatrices. Écrire ce qui ne peut être vu
1Dans Tableaux fantômes. Quand la fiction montre les œuvres disparues, Nathalie Kremer prolonge une réflexion engagée dès 2014 dans un article intitulé « Diderot, Balzac, Michon : la création par la destruction1 » et accueilli dans « La Bibliothèque des textes fantômes » de Fabula-LhT. Élargissant le propos et le corpus à d’autres auteurs et d’autres œuvres, elle propose un panorama d’ensemble d’un phénomène récurrent dans la littérature : tous ces moments, plus nombreux qu’on ne croit, où « la fiction narrative fait œuvre de la disparition des œuvres d’art » (p. 16). Nathalie Kremer souligne la singularité du rapport entre le texte et l’image dans le cas de la littérature iconoclaste — des récits de tableaux fantômes : les mots se substituent à l’image qui brille par son absence, ou plutôt par sa disparition. Le texte prend peu à peu la place de l’image, la recouvre et la fait disparaître.
Quand la littérature se saisit de l’œuvre d’art
2Les exemples de descriptions de tableaux réels ou fictifs ne manquent pas dans la littérature — que l’on songe par exemple au fameux tableau qui représente Dorian Gray dans le récit d’Oscar Wilde. Dans Le Portrait de Dorian Gray, l’auteur irlandais accorde en effet une place centrale à l’objet d’art qu’est le tableau peint par l’ami du personnage, et qui devient le ressort à la fois du suspense et du fantastique au fur et à mesure que les excès de débauche de Dorian Gray laissent des traces indélébiles sur son portrait, alter ego devenant l’image de son âme :
Il l’avait nettoyé́ bien des fois, jusqu’à ce qu’il ne fût plus taché. Il brillait... Comme il avait tué le peintre, il tuerait l’œuvre du peintre, et tout ce qu’elle signifiait... Il tuerait le passé, et quand ce passé serait mort, il serait libre !... Il tuerait le monstrueux portrait de son âme, et privé de ses hideux avertissements, il recouvrerait la paix. Il saisit le couteau, et en frappa le tableau !... Il y eut un grand cri, et une chute2…
3Quelques lignes plus loin, après une ellipse qui dissimule au lectorat les conséquences directes de l’accès de violence de Dorian Gray, le portrait réapparaît aux yeux du lecteurs, vu par le regard des domestiques :
Quand ils entrèrent, ils trouvèrent, pendu au mur, un splendide portrait de leur maître tel qu’ils l’avaient toujours connu, dans toute la splendeur de son exquise jeunesse et de sa beauté́3.
4Dans le cas du roman de Wilde, l’œuvre d’art disparaît lentement, ensevelie progressivement par les stigmates des errements du personnage principal qui se vautre dans l’immoralité et la criminalité. Un geste de folie meurtrière met un terme à ce lent pourrissement du tableau, altération qui se révèle réversible puisque l’œuvre d’art retrouve finalement sa beauté originelle — certes au prix de la vie de Gray.
5C’est l’écriture de la disparition des tableaux dans la fiction qui intéresse Nathalie Kremer. Elle s’interroge sur les raisons de l’apparition d’un corpus littéraire qui prend pour objet la destruction d’une œuvre d’art. Cette thématique est à replacer dans une histoire littéraire plus large, marquée par l’iconoclasme, au sein de laquelle l’autrice propose une généalogie littéraire avec les variations possibles. Les nouvelles Le Chef d’œuvre inconnu (1831) de Balzac et Le Portrait de Gogol (1835) matérialisent une rupture majeure dans la tradition occidentale ; la destruction de la peinture devient à cette date un nouveau paradigme littéraire. Avec La Vénus d’Ille de Prosper Mérimée en 1837, Le Dernier des Valerii de Henry James en 1874, puis L’Œuvre de Zola et l’Eve future de Villiers de l’Isle-Adam en 1886, c’est la grande période des romans d’artistes, genre de narration fictionnelle qui met au cœur de son récit un artiste, une œuvre d’art, un atelier. Dans les œuvres du corpus établi, la destruction du tableau devient véritablement un enjeu narratif : pour l’artiste, l’échec de la fabrication, de l’élaboration de l’œuvre d’art donne lieu à une pulsion de folie destructrice qui fait disparaître l’œuvre. C’est une représentation de la dialectique de la folie créatrice et destructrice telle qu’elle apparaît notamment à travers le personnage de Frenhofer dans la nouvelle de Balzac.
6La dimension comparatiste du corpus étudié est à prendre en compte : américain, russe, français, argentin notamment. Une telle approche permet d’éveiller de subtils échos entre les différentes œuvres. Ainsi la nouvelle de Henry James Le dernier des Valerii peut être mise en relation avec La Vénus d’Ille de Mérimée : rédigée en 1837, la nouvelle de Henry James relate l’excavation d’une statue de Junon qui aliène progressivement le comte Valerio, tandis que celle de Mérimée est construite autour du thème d’une statue qui s’anime. Dans les deux récits fantastiques, l’œuvre d’art dont il convient finalement de se débarrasser n’est pas vraiment détruite. Elle est réenfouie chez James, et fondue en cloche chez Mérimée. La symbolique des deux destructions est bien sûr particulièrement importante : fondue, remodelée, l’œuvre dans La Vénus d’Ille perd sa forme mais pas sa matière, alors que Henry James opte pour un ensevelissement qui, s’il dérobe l’œuvre à l’œil des personnages, ne l’altère pas pour autant. Elle existe toujours, hors de la vue, inaccessible. De l’étude conjointe des deux nouvelles dans l’ouvrage naît une comparaison féconde du point de vue de l’exégèse.
7L’analyse de Nathalie Kremer procède d’un va-et-vient entre des exemples littéraires et des commentaires de divers propos de théoriciens de la peinture d’époques différentes, parmi lesquels Léonard de Vinci et Diderot. C’est Diderot qui propose, d’une certaine manière, la thèse de la création par la destruction lorsqu’il mentionne une anecdote à propos de l’échec de la présentation d’un tableau de Jean-Baptiste Greuze dans ses Salons, que cite et comment Nathalie Kremer dans son livre :
[Apprenant que l’Académie ne le reçoit « que » comme peintre de genre] Greuze déchu de son espérance, perdit la tête, s’amusa comme un enfant à soutenir l’excellence de son tableau, et l’on vit le moment où Lagrenée tirait son crayon de sa poche afin de lui marquer sur sa toile même les incorrections de ses figures.
Qu’aurait fait un autre ? me direz-vous. Un autre, moi par exemple, aurait tiré son couteau de sa poche et aurait mis le tableau en pièces ; ensuite il aurait passé la bordure autour de son cou, dit à l’Académie qu’il ne voulait être ni peintre de genre ni peintre d’histoire ; rentré chez lui pour y encadrer les têtes merveilleuses de Papinien et du sénateur qu’il aurait épargnées au milieu de la destruction du reste, et laissé l’Académie confondue et déshonorée ; oui, mon ami, déshonorée ; car le tableau de Greuze avant d’être présenté passait pour un chef-d’œuvre, préjugé que les débris auraient perpétué à jamais, débris que le premier amateur aurait acquis au poids de l’or4.
8Cette anecdote met en relief la valeur qu’une œuvre détruite peut faire prendre à la peinture. C’est en effet la perte de l’œuvre d’art qui lui donnerait toute sa valeur, à en croire Diderot dans la deuxième partie de l’extrait cité. Ce dernier avoue également préférer l’esquisse au tableau achevé, puisque « l’esquisse ne nous attache peut-être si fort que parce qu’étant indéterminée, elle laisse plus de liberté à notre imagination, qui y voit tout ce qu’il lui plaît » (p. 136). Diderot exprime ainsi dans ses Salons l’intérêt qu’il voue aux œuvres incomplètes selon différentes modalités qui témoignent d’un caractère créateur de l’incomplétude : la ruine (quand l’œuvre est détruite par le passage du temps), l’esquisse (qui rend compte d’une œuvre en devenir, pas encore réalisée), et le texte ébauché (qui correspond à une réalisation interrompue par l’auteur). Les commentaires de Diderot mettent en évidence la puissance de l’imagination qui complète les blancs laissés par les œuvres incomplètes.
La disparition de l’œuvre picturale, lieu de la création littéraire
9La thèse de Nathalie Kremer pourrait être résumée par ces quelques mots : « la fiction se crée par la destruction des œuvres qu’elle représente » (p. 203). La re-création de l’œuvre dans le texte implique que l’œuvre perdure paradoxalement dans son absence même. Elle utilise le terme d’« ineffacement », emprunté à Michel Deguy5, pour caractériser le fait que « dans les fictions d’œuvres disparues, la recréation de leur image dans le texte implique à la fois leur effacement et leur représentation par les mots : l’œuvre, paradoxalement, perdure dans son absence même » (p. 30). Cet ineffacement transporte la représentation littéraire du pictural en domaine de l’infiniment possible : puisque l’original n’existe pas, on peut en exécuter une représentation qui est forcément valable puisqu’aucune œuvre tangible ne peut lui être confrontée. L’ouvrage propose d’emblée une définition de son objet, à savoir les fictions iconoclastes : « les fictions iconoclastes sont des récits qui se chargent de narrer l’histoire d’une œuvre d’art perdue, depuis sa genèse ou son apparition, en passant par son effet, souvent nocif, sur son entourage, jusqu’au moment de sa perte » (p. 14). L’originalité de ces fictions ainsi produites tient à l’ambivalence de la représentation picturale qu’elles contiennent :
En reconfigurant les œuvres disparues, la fiction iconoclaste produit des tableaux fantômes : des images d’œuvres dont l’existence ne tient plus qu’aux mots, images perdues au monde mais non à la mémoire, et d’autant plus précieuses et obsédantes qu’elles nous échappent et nous fuient. (p. 27)
10La littérature des tableaux fantômes, à partir de ces œuvres d’art fictives, prend le relais du processus créatif : c’est le texte qui constitue la véritable création artistique, et non l’image qui n’a pas d’existence textuelle en tant que telle puisqu’elle existe uniquement en tant qu’elle est détruite ou disparue, comme l’explique l’autrice :
La particularité des récits relatant la destruction d’œuvres d’art réside en effet dans le fait qu’ils exhibent au grand jour la logique créative même qui les constitue. Récits d’un drame, les histoires qui font de la destruction ou de la perte d’un tableau leur enjeu n’existent que par ce drame, dans ce drame de la perte ou de la destruction d’un tableau. (p. 206)
11L’ouvrage fait référence aux textes de Diderot pour montrer comment l’image, lorsqu’elle est décrite par la littérature, produit une infinité d’images possibles. La description de l’œuvre d’art par les mots ne permet en effet pas de construire une image unique, mais encourage au contraire la pluralité interprétative, d’où l’infinité des possibles qu’ouvrent les textes étudiés.
12L’ouvrage de Nathalie Kremer combine différents degrés d’analyse : aux études d’ensemble théoriques répondent des lectures précises sur des textes du corpus, permettant ainsi un accord fondamental entre la lecture de détail, et des analyses d’ensemble qui visent à théoriser, fondement de la démarche comparatiste. La structure de l’ouvrage, qui ménage des « intermèdes », permet une mise en application de la théorie développée sur des exemples plus précis tirés d’un corpus restreint. Elle rend possible notamment la focalisation de la réflexion sur des points de détail. C’est notamment le cas dans les analyses du Chef d’œuvre inconnu et du Dernier des Valerii qui insistent sur le motif respectif du pied et de la main. Dans la nouvelle de Balzac, le pied est ainsi un élément qui échappe au tourbillon destructeur du geste du pinceau sur le tableau de Porbus :
En s’approchant, ils aperçurent dans un coin de la toile le bout d’un pied nu qui sortait de ce chaos de couleurs, de tons, de nuances indécises, espèce de brouillard sans forme ; mais un pied délicieux, un pied vivant ! Ils restèrent pétrifiés d’admiration devant ce fragment échappé à une incroyable, à une lente et progressive destruction6.
13Ce moment de découverte est marqué par l’admiration des spectateurs devant ce pied, seul vestige de ce qu’était le tableau avant sa destruction. Le récit n’en reste pas là, et s’achève par la destruction totale non seulement de cette toile, mais aussi de tous les tableaux du peintre : « Le lendemain, Porbus, inquiet, revint voir Frenhofer, et apprit qu'il était mort dans la nuit, après avoir brûlé ses toiles7 ». La fameuse toile du grand peintre est donc dérobée définitivement au regard, à la perception du lecteur. Ce qui n’était pas possible dans Le Chef d’œuvre inconnu, à savoir la représentation visuelle du tableau peint par Frenhofer, trouve une réalisation dans l’adaptation cinématographique que propose Jacques Rivette en 1991 dans La Belle Noiseuse. Ce film donne vie à cette œuvre d’art créée par la narration de Balzac8.
14Cette réalisation de l'œuvre picturale imaginée par Balzac, si elle rend visible ce qui excitait l’imagination, ne peut que faire perdre de la puissance à la simple suggestion de l’œuvre, qui faisait la force de la nouvelle et qui lui vaut aujourd’hui encore sa célébrité.
Une réflexion théorique sur la puissance créatrice et l’insuffisance déformatrice des mots
15Devant ces fictions de la destruction de l’œuvre d’art, se pose la question des possibilités de l’écriture pour narrer et décrire cet anéantissement. Il y a toujours une présence en creux de l’œuvre irreprésentable dans la narration qui tente de lui donner une forme. Le langage se révèle fécond pour écrire et transcrire ce manque, ce vide. Pour Léonard de Vinci notamment, le détour par le non-figuratif est la matrice de l’invention créatrice. Le peintre et savant est également convoqué pour ses réflexions sur l’art pictural, notamment sur la différence de représentation entre le travail du peintre et celui du poète :
Il y a la même différence entre la représentation des objets corporels par le peintre et par le poète qu’entre des corps démembrés et des corps entiers. Le poète, qui décrit la beauté ou la laideur d’un corps, le fait paraître membre après membre, à des moments successifs ; le peintre le rend visible en une seule fois9.
16Ainsi le récit et le tableau construisent-ils différemment la représentation d’une image pour les yeux respectifs de celui qui lit et de celui qui regarde. Dans La Maison du chat qui pelote, Balzac compose la fragmentation du regard : la destruction du tableau peint par Sommervieux n’est pas relatée, et le lecteur est donc placé face à une ellipse temporelle qui instaure un vide, un invisible dans la narration.
17L’impuissance narrative est souvent revendiquée chez Henry James et permet de formuler un appel au lecteur à prendre le relais pour imaginer : « C’est ainsi que la littérature se rengorge du topos de l’impossibilité de dire ce qu’elle tente de décrire, comme si son essence descriptive la condamnait à la prétérition répétée, celle d’un dire qui s’énonce dans le refus de s’énoncer » (p. 50). La narration de Henry James a, dès lors, un fonctionnement anamorphique : le romancier montre les choses de biais, jamais directement, sans rendre compte précisément de ce que les personnages voient. Le récit ne dévoile rien précisément parce que l’œuvre n’existe pas, ou plus :
Le texte littéraire ne cherche pas à être une reconstitution exacte de l’objet disparu, selon l’impossible idéal de l’ekphrasis — auquel correspond une logique de restauration des œuvres — il est la recréation à travers un rapport déformant, en l’occurrence anamorphosique, qui représente l’objet sans le montrer, ou plutôt, qui ne montre que l’abîme de sa disparition. (p. 66)
18Nathalie Kremer déploie une réflexion de grande ampleur sur la question de la narration et de la représentation dans ces fictions iconoclastes : c’est là le paradoxe de la représentation que constitue l’ineffacement puisque « le texte littéraire non seulement raconte la quête d’un chef d’œuvre irrecouvrable, mais il est lui-même cette quête impossible de l’éclatement de l’image dans le chaosmos des mots » (p. 106). La re-création littéraire de l’œuvre disparue ne peut alors se faire que dans l’éclatement des mots. La thématique a un caractère fécond en termes de possibilités littéraires. La narration modalisante, par exemple telle qu’elle est pratiquée dans Je veux me divertir de Pierre Michon, semble fonctionner comme un équivalent littéraire du flou pictural pour témoigner de la disparition de tableaux. La modalisation, si elle trouve un terrain particulièrement fertile dans la narration fantastique, déborde ainsi largement ce genre.
19Nathalie Kremer développe successivement trois notions qui permettent de saisir le phénomène de l’écriture de la disparition de l’œuvre d’art : l’indirection, la dispersion et l’indéfinition. Aux différents modes de destruction de l’œuvre répertoriés à partir des œuvres étudiées — l’enterrement, l’éclatement et le délayement — correspondent ces trois termes : indirection / dispersion / indéfinition.
20L’indirection tout d’abord : face aux œuvres ensevelies dans les récits fictionnels, la littérature se présente comme une indirection : elle ne peut pas montrer l’œuvre dans sa dimension matérielle donc elle cherche à la faire voir « dans le détour puissant du langage » (p. 45). Nathalie Kremer prend l’exemple de l’œuvre de Henry James, dans laquelle « la description bute sur l’indicible » (p. 51). Le dernier des Valerii s’achève ainsi sur une déclaration d’impossibilité, ce qui illustre le fait que « les fictions qui déterrent les œuvres enfouies nous donnent à lire la béance abyssale de l’œuvre disparue, en nous confrontant à un insaisissable irreprésentable » (p. 53). Et l’autrice de résumer :
Contrairement à la sculpture, l’image exhumée par l’indirection des mots ne peut en outre se donner à voir qu’imparfaitement, et de manière multiple, puisque chaque lecteur construit pour lui-même, mentalement, sa propre projection de l’image fantôme. (p. 205)
21Le lecteur joue donc un rôle fondamental dans de telles fictions, en ce qu’il contribue à construire son propre tableau fantôme.
22La dispersion ensuite, qui consiste en une reconfiguration verbale de l’image : « En racontant l’histoire de l’œuvre éclatée, le récit littéraire en rassemble les fragments, lambeaux, souvenirs isolés pour en représenter autant le clivage intérieur, les failles inhérentes, les incomplétudes » (p. 81). C’est à travers l’exemple du Chef d’œuvre inconnu de Balzac que cette modalité est particulièrement développée : la dispersion prend la forme de l’incendie auquel est soumise la toile et « trouve ici donc un écho dans la forme éclatée du texte, par la multiplication des versions et finalement la division, comme si la création du roman n’échappait pas elle-même à l’effet destructeur de l’idéal de perfection dont il raconte l’histoire » (p. 106). La pluralité des versions de la nouvelle balzacienne se ferait image du processus de dispersion de l'œuvre d’art en de multiples fragments.
23L’indéfinition enfin, qui correspond à une représentation verbale d’une image dont les formes se sont effacées, devenant librement malléable par l’imagination, comme si les contours de l’image s’étaient dilués par et dans les mots du récit qui la constitue. Ainsi, « [l]’écriture de l’indéfinition instaure ces images intérieures aux contours incertains, qui se prêtent au façonnement libre de l’imagination des lecteurs » (p. 127). C’est notamment à partir de Je veux me divertir de Pierre Michon et Un Cabinet d’amateur de Georges Perec que cette modalité de l’écriture est traitée. La fiction littéraire devient par exemple chez Perec le lieu de la mise en abyme : « Un Cabinet d’amateur raconte donc l’histoire d’un tableau qui se reproduit par une mise en abyme dissimilante, à travers un jeu de miroirs déformants opérant un éclatement de l’image en variantes infinies d’elle-même » (p. 193).
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24Nathalie Kremer l’expose clairement dès l’introduction de son essai : son étude des phénomènes de disparition de l’œuvre d’art sert de « tremplin à une enquête poétique sur la création littéraire telle qu’elle prend forme grâce et à travers la narration de la destruction d’une œuvre picturale ou sculpturale » (p. 16). La réflexion proposée dans Tableaux fantômes enquête sur un motif qui parcourt la littérature occidentale depuis le XIXe siècle, interroge la place de l’œuvre d’art dans le récit de fiction et en souligne les possibilités nombreuses pour la littérature comme pour l’exégèse. La perspective comparatiste qui est la sienne permet de souligner avec finesse les variations d’un motif partagé par des auteurs d’aires linguistiques et culturelles différentes. Une anecdote rapportée par Pline l’Ancien est convoquée dans la conclusion, précisément à propos de la création rendue possible par la destruction de l’œuvre d’art : le peintre Protogène aurait, dans un accès de rage devant un tableau raté, jeté une éponge sur la toile, « geste destructeur [qui] opéra le miracle de la création — l’impact de l’éponge transforma l’image ratée en chef d’œuvre réussi » (p. 199). La mise en abyme est exemplaire : de la destruction peut naître une œuvre, et c’est précisément ce qu’étudie l’ouvrage.