Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Caroline Payen et Miguel Casado

À l’écoute du poème, entretien avec Miguel Casado, par Caroline Payen

Listening to the poem, interview with Miguel Casado, by Caroline Payen
Miguel Casado, « La experiencia de lo extranjero », La Experiencia de lo extranjero. Ensayos sobre poesía, Barcelone, Galaxia Gutenberg, 2009, 440 p., EAN 9788481098266, p. 103-118.

un mot cherche mon cœur moi autour de lui
je cherche comment s’accroche à son présent
un peu de cette chose qui flotte ici1

Propos recueillis et traduits par Caroline Payen.

Lire en VO

1Dans cet entretien, le poète et traducteur espagnol Miguel Casado aborde concrètement son travail de traducteur, tout en approfondissant certaines réflexions développées dans son essai théorique sur la traduction, « L’expérience de l’étranger », dont nous avons donné la traduction intégrale. En présentant sa méthode de travail, les difficultés rencontrées et les solutions adoptées pour traduire des auteurs tels que Bernard Noël, Rimbaud, Ponge ou encore la poète chinoise Liu Xia, il souligne l’importance décisive de la littéralité et de la recherche du ton. Pour Miguel Casado, le traducteur, un « lecteur qui écrit ce qu’il entend », se met « à la disposition du poème ». Il précise les concepts de nettoyage et d’altérité, et offre une réflexion sur la poésie contemporaine à travers sa pratique et sa lecture de traductions.

*

2Caroline Payen — Depuis la publication de votre essai « La experiencia de lo extranjero » [« L’expérience de l’étranger2 »] en 2004, vous vous êtes davantage consacré à la traduction poétique en tant que telle. Vous avez traduit de nombreux poètes, parmi lesquels Francis Ponge, Arthur Rimbaud ou encore, plus récemment, Bernard Noël3. Comment considérez-vous aujourd’hui les réflexions que vous aviez développées dans cet essai ? Ont-elles évolué ?

3Miguel Casado — Oui, j’ai beaucoup traduit depuis, mais je ne suis pas revenu à une réflexion critique sur la traduction. J’ai coordonné, avec trois autres traducteurs, un cycle de tables rondes qui a donné lieu à un ouvrage collectif, Pedir la luna. Una reflexión colectiva sobre el arte de traducir4 [Demander la lune. Une réflexion collective sur l’art de la traduction]. J’ai également écrit un essai sur les traductions de Leopoldo María Panero qui est inclus dans mon livre Un discurso republicano5 [Un discours républicain]. Mais, à proprement parler, je n’ai presque plus écrit sur la traduction. Dernièrement, je me suis replongé dans l’œuvre de Rimbaud, car je prépare la traduction de sa poésie complète, et j’ai traduit des poètes français que j’apprécie, comme Roberto San Geroteo6 et Jean-Yves Bériou7. Par ailleurs, certaines traductions depuis d’autres langues que le français, comme celle de Gastão Cruz8 depuis le portugais, ou plus récemment celle de Liu Xia9 depuis le chinois, qui est paru l’automne dernier, ont apporté de nouveaux défis à ma pratique. Je m’intéresse de plus en plus à l’aspect concret des textes et, sur le plan théorique, je me concentre désormais uniquement sur les éléments susceptibles d’alimenter une réflexion sur la poésie. Par exemple : peut-on parler de textes informes ou mobiles sous différentes formes, comme cela semble être clairement le cas des poèmes traduits ? C’est probablement pour ces raisons que je n’ai pas vraiment eu à l’esprit « L’expérience de l’étranger ». Je me souviens de l’avoir lu attentivement et d’avoir revu quelques phrases lorsqu’il a été traduit en italien il y a quelques années. Aujourd’hui, je le retrouve grâce à votre excellente traduction. Je me sens toujours en accord avec lui, et le fait de le relire m’encourage davantage à poursuivre la traduction qu’à le remanier.

4Caroline Payen — L’importance que vous accordez à la lecture dans votre réflexion sur la traduction est particulièrement frappante. Lisez-vous beaucoup de traduction de poésie ? Pourriez-vous raconter votre dernière grande expérience de lecteur ?

5Miguel Casado — J’ai lu, et continue de lire, de nombreuses traductions de poésie, ainsi que de nombreuses traductions en général, notamment d’essais et de récits. C’est à partir de cet apprentissage que j’ai commencé à traduire, en cherchant à rendre la lecture du texte dans une autre langue plus proche de moi et plus concrète. Avec le temps, les découvertes se font plus rares. Pourtant, en pensant à mon livre La Ciudad de los nómadas10 [La Ville des nomades], un recueil de lectures personnelles qui dévoile peut-être un espace plus intime que mes autres essais, je m’aperçois que la plupart des ouvrages dont je parle sont des livres que j’ai lus en traduction. Ces dernières années — au risque d’oublier quelque chose d’important —, je pourrais évoquer les traductions de Mahmoud Darwich, réalisées notamment par Luz Gómez García11, celle de Tess Gallagher par Eli Tolaretxipi12, ou encore la lecture parallèle des traductions espagnoles et latino-américaines de Paul Celan avec celles en français de Martine Broda13, Jean Bollack14, Jean Daive15 ou encore celle de Jean-Pierre Lefebvre16, une comparaison qui s’est révélée passionnante.

6Caroline Payen — Vous défendez une approche éthique de la traduction, à l’écoute de la langue singulière du poème. Avez-vous ressenti la nécessité d’affirmer cette position en réaction à certaines pratiques de la traduction en Espagne ?

7Miguel Casado — Plus que d’un objectif éthique de la traduction, je parlerais d’une attitude éthique à l’égard de la traduction. Ce que j’apprécie le plus dans l’acte de traduire, c’est la prise de conscience que le texte ne m’appartient pas ; je l’ai reçu en tant que lecteur et je dois le restituer dans ma langue le plus fidèlement possible à ce qu’il est dans sa langue d’origine. Je me mets à sa disposition. C’est ainsi que je me suis progressivement positionné. Il est probable que des exemples m’aient poussé à réagir pour en arriver là : des traducteurs qui expliquent l’original, ajoutent des liens et des relations logiques pour le rendre plus univoque, ou qui cherchent à se mettre en avant par leur propre rhétorique ou leur virtuosité lexicale. Cela dit, je ne considérerais pas que ces pratiques sont propres à la traduction espagnole — je pense qu’en Espagne, on traduit beaucoup et bien — je les retrouve également dans d’autres langues. Ces erreurs, à mon sens, m’ont permis d’affiner ma position — ce qui est d’ailleurs souvent le cas pour de nombreuses choses. Ce qui manque peut-être le plus, comme vous le mentionnez, c’est l’écoute d’une langue et d’un monde personnels, la conscience de la singularité du poète, le respect de l’étranger et de l’altérité, ainsi que la volonté de se laisser influencer par l’autre langue et de forcer un peu la sienne pour qu’elle puisse accueillir l’autre.

8Caroline Payen — Comment abordez-vous le projet d’une traduction ? Quelles sont vos étapes de travail ?

9Miguel Casado — Je crois que, pour tous les poètes que j’ai traduits — à l’exception de Liu Xia, en raison des particularités liées à sa diffusion —, j’avais une vision d’ensemble beaucoup plus large de leur œuvre avant de me lancer dans la traduction. Cependant, j’aime commencer comme si je ne savais rien : traduire le plus rapidement possible, sans prêter attention à quoi que ce soit d’extérieur au texte. Mon impression — et, à ce stade, mon expérience — est que dans cette première traduction, dans cette première lecture, avec toutes les erreurs ou omissions possibles, on parvient à saisir le ton du poète. Il n’est pas facile de définir ce ton ; c’est, en quelque sorte, la manière de parler propre au texte, la voix qu’il me confie, ce que j’entends en le lisant. Une fois cette première version terminée, je consulte tout le matériel à ma disposition : d’autres parties de l’œuvre de l’auteur, des critiques, d’autres traductions… et je reconsidère chaque mot. À ce stade, je sais que je n’aurai aucune difficulté à respecter le ton que j’ai trouvé. J’ai déjà un texte, une forme, dans laquelle je peux apporter des modifications sans craindre d’altérer quoi que ce soit de substantiel. Chaque cas est différent, mais cette méthode de travail s’est imposée à moi très tôt et est restée la même au fil des années. C’est pourquoi je préfère ne pas avoir d’échéances trop strictes et laisser les choses suivre leur cours.

10Caroline Payen — Vous affichez clairement le privilège de la littéralité en traduction. Comment lire et traduire un poème de façon littérale ? Pourriez-vous l’expliquer à travers un exemple ?

11Miguel Casado — La littéralité fait partie de l’attitude que j’ai décrite précédemment : je suis à la disposition du texte, je n’en suis pas le propriétaire. Je suis un lecteur qui écrit ce qu’il entend, l’auteur étant l’autre. Être littéral signifie ne pas dire plus ni moins que le texte original, ne pas inclure une image là où il n’y en a pas, ne pas éviter une répétition là où elle existe. Il s’agit de ne pas améliorer, embellir, clarifier ou obscurcir. La différence entre les langues limite souvent les possibilités, notamment lorsque celles-ci sont très éloignées, comme le chinois et l’espagnol. Cependant, pour moi, la ligne directrice doit rester la littéralité. Cela inclut non seulement le vocabulaire, mais aussi les tonalités personnelles, les registres, les choix poétiques de l’auteur, et surtout la syntaxe et la disposition des mots dans le vers. Dans ce domaine, où la logique de chaque langue oppose souvent plus de résistance, il faut parvenir à trouver des moyens de forcer sans casser, sans sortir du cadre de la langue ni devenir artificiel. C’est une attitude si générale qu’il m’est difficile de donner des exemples précis. Je pourrais évoquer la syntaxe de ma traduction de A moeda do tempo de Gastão Cruz, ou la manière dont je m’appuie sur la rareté des connecteurs syntaxiques propres au chinois pour rendre la syntaxe quelque peu syncopée de Liu Xia. Cette pratique de ne pas expliciter les relations logiques entre les phrases est également très utilisée par Rimbaud. Je ne vais pas dire « parce que » ou « comme » si le poète ne le fait pas.

12Caroline Payen — Vous vous opposez à l’idée que le rythme se réduirait à un simple décompte syllabique et affirmez qu’il est l’expression d’un souffle personnel. « [C]’est en respirant que le traducteur doit trouver en lui la trace du rythme lu, son propre rythme17 ». La respiration permettrait ainsi le passage du rythme du poème à celui du traducteur. Comment s’est opéré concrètement ce passage dans une de vos traductions ?

13Miguel Casado — En relisant la citation que vous faites de mes propos, je réalise à quel point cette respiration peut sembler abstraite, peut-être même plus que le ton évoqué précédemment. Il m’est cependant difficile de vous dire quelque chose de plus concret ; en réalité, la réponse réside dans la matérialité du texte produit par la traduction. Ma poésie est écrite en vers libres. Les derniers vers réguliers que j’ai composés figurent dans un livre publié en 1987. Avant cela, durant une période d’apprentissage, j’ai sans doute intériorisé une certaine maîtrise de la métrique classique, mais je ne suis pas revenu à celle-ci depuis. Il me semble que le poème ne peut pas être élaboré à partir d’un modèle prédéfini, mais qu’il doit chaque fois trouver son propre rythme. Je sais que Bernard Noël, par exemple, ne partageait pas ce point de vue, et pourtant ses poèmes conservent une immense liberté et une respiration singulière. Ce n’est pas ma manière de procéder. Lorsque je lis une traduction en vers réguliers espagnols — surtout si ceux-ci sont rimés —, j’ai du mal à reconnaître la voix du poète traduit. J’ai l’impression que le savoir métrique et la capacité à rimer du traducteur ne correspondent pas à ceux de l’original. Cela m’étonne d’entendre dire qu’il faut conserver la mesure et la rime en traduisant, car cela n’existe pas : la rime dans la traduction est celle que le traducteur a choisie, rien n’a été préservé. Comment la respiration du poème original se transmet-elle au poème traduit ? Je n’ai pas de réponse définitive ; il n’existe pas de formule. Cela se décide à chaque fois, pour chaque poème. Mais j’ai l’intuition que cela est étroitement lié à deux aspects que nous avons déjà abordés : la recherche du ton et la littéralité. Cela implique un travail sur la syntaxe, la composition de chaque vers et la transition entre eux, la composition de chaque phrase et la transition entre elles, ainsi qu’une attention particulière aux sons — la nature des sonorités, leur répétition ou variation — et aux répétitions…

14Caroline Payen — Pourriez-vous nous faire part d’une traduction qui vous a particulièrement amené à travailler et à bousculer l’espagnol pour trouver le ton du poème ?

15Miguel Casado — La hiérarchie entre théorie et pratique ne fait pour moi aucun doute : c’est la pratique qui précède et qui sait. J’ai souvent utilisé cette expression pour dire, par exemple, que les poèmes en savent plus que le poète, et, bien sûr, plus que les discours sur la poésie. Concernant la traduction, je dirais que l’acte de traduire en sait plus que la théorie. Ainsi, je n’ai jamais abordé la traduction comme l’application de principes théoriques. Le désir de concrétude et d’ajustement à chaque texte entraîne inévitablement, je suppose, une évolution des traductions plus rapide que celle de la réflexion théorique qui les accompagne. Cela conditionne mes réponses, car cela signifie que les critères généraux sont, par définition, insuffisants pour rendre compte du véritable travail de traduction. J’ai déjà évoqué mon travail avec Gastão Cruz ou Liu Xia. Cependant, lorsque je traduis, je n’ai pas la sensation que deux langues s’affrontent et qu’il faut secouer l’espagnol pour qu’il accueille la langue étrangère. J’ai plutôt l’impression que deux voix distinctes se rencontrent — celle de l’autre poète et la mienne — et que la secousse se produit à cet endroit. Il me faut être suffisamment souple pour que les brusques changements de ton et de position que je trouve chez Rimbaud ne soient ni atténués ni perdus, ou pour que le relief matériel et sensible des choses qu’il nomme soit bien perceptible. Je dois accepter l’effort didactique que l’on trouve parfois chez Ponge et donner l’impression que je crois moi aussi à ce qu’il essaie de démontrer, même si cette posture me déplaît. Les images passionnées et vibrantes d’un poète comme Jean-Yves Bériou doivent pouvoir être lues naturellement, comme si elles m’étaient venues à l’esprit, moi qui n’utilise presque jamais d’images. Ce n’est pas facile ; je dois devenir un autre tout en restant moi-même. Bien sûr, le choc des langues se produit souvent, mais ce qui me secoue le plus, pour continuer avec ce verbe très explicite, c’est le choc des mondes et des voix, des poétiques.

16Caroline Payen — La fidélité à l’original et le choix d’étrangéiser l’espagnol vous ont-ils déjà fait courir le risque de l’illisibilité et de la perte du poème ?

17Miguel Casado — Pas de manière suffisamment évidente pour que je m’en souvienne aujourd’hui. Il est certain qu’après la première version, il y a eu des moments où, en relisant le texte original, je me suis demandé si cela fonctionnait vraiment en espagnol. Parfois j’ai tranché dans un sens, parfois dans l’autre. Cependant, je pense que l’ensemble du processus est plus fluide et naturel qu’il n’y paraît, et que seuls quelques passages isolés posent réellement problème, donnant l’impression qu’aucune solution satisfaisante ne pourra être trouvée. Ces difficultés relèvent généralement de questions concrètes, comme des choix lexicaux ou syntaxiques, plutôt que d’une crise générale. Dans ces cas-là, il est souvent préférable de mettre le texte de côté jusqu’au lendemain. En y revenant, le problème paraît souvent moins grave. Je me souviens d’un exemple concret qui pourrait éclairer votre question. C’était une observation de Bernard Noël. Il trouvait que la structure interrogative en espagnol, avec ses doubles points d’interrogation, était trop lourde, tandis qu’il se contentait de placer le sujet après le verbe, sans aucune ponctuation. Il m’a demandé s’il était possible de supprimer ces points d’interrogation. Cela a révélé une collision concrète entre les deux langues, mettant en lumière une différence de fluidité. J’en ai tenu compte et j’ai supprimé autant de signes d’interrogation que possible. Nous avons ensuite passé en revue toutes les marques que j’avais éliminées et discuté des raisons pour lesquelles certaines étaient indispensables, afin que la question du poème reste bel et bien une question — et nous avons trouvé un accord.

18Caroline Payen — J’aimerais parler du nettoyage du poème. La tâche qui incombe au traducteur de distinguer la langue du poète des codes culturels hérités de son époque pour l’en nettoyer semble extrêmement difficile. Comment y parvenir ? Comment avez-vous procédé pour la traduction de Verlaine ou de Rimbaud par exemple ?

19Miguel Casado — J’ai souvent réfléchi à ma position, peut-être trop tranchée, sur le nettoyage des traits d’époque, non tant en raison des résultats de son application, mais à cause de sa formulation en tant que principe général, susceptible d’interprétations excessives. Vous avez raison de souligner que, en tant que principe général, c’est un principe très complexe et, j’ajouterais, peut-être peu souhaitable. Lorsque j’ai écrit ce texte, la traduction de Rimbaud était très présente à mon esprit. Il me semble évident que les nombreuses exclamations dans son œuvre reflètent son époque, et qu’elles passaient beaucoup plus inaperçues aux yeux de ses contemporains, car elles étaient courantes. Il est vrai que parfois ces exclamations ont un sens : elles cherchent à rompre le ton ou expriment une ironie envers le système poétique dans lequel il évoluait. Mon objectif est que le lecteur d’aujourd’hui puisse lire Rimbaud avec la même aisance, fluidité, ironie et rupture qu’à l’époque. Je ne suis pas certain qu’il soit pertinent de considérer le texte de Rimbaud comme aussi poétique — dans un sens rhétorique, voire un peu mièvre du terme, comme on l’entend parfois — ou aussi emphatique en conservant toutes ces exclamations. Je préfère donc éliminer celles que je peux. De même, si j’ai deux options lexicales pour traduire avec un degré de littéralité similaire, je choisis généralement la plus simple et la plus courante, sauf lorsque l’intention de souligner le choix du vocabulaire est évidente. Dans ce dernier cas, il n’y aura pas deux options, l’une sera clairement plus appropriée. En résumé, je relativiserais l’affirmation générale que vous évoquez, mais en ce qui concerne le résultat concret de la traduction, notamment son ton, je m’y reconnais pleinement.

20Caroline Payen — Et que dire de Bernard Noël, pour qui la distance temporelle est moindre ?

21Miguel Casado — La faible distance temporelle est significative ici, car nous parlons de gestes rhétoriques caractéristiques d’une époque. Il est bien plus difficile de les évaluer de manière juste lorsque l’on est encore proche de leur contexte. Des ouvrages tels qu’Extraits du corps18 — qui propose une approche pionnière des poétiques du corps — ou même Journal du regard19 — en raison de sa proximité avec des préoccupations théoriques alors en vogue — peuvent porter les marques de leur temps. Pour ma part, je n’ai pas ressenti la nécessité d’un nettoyage. En revanche, je pense qu’il était essentiel pour ces deux livres de préserver une rigueur extrême dans la littéralité de la traduction, afin d’éviter l’introduction de la moindre nuance explicative ou interprétative qui ne soit pas clairement présente dans le texte original.

22Caroline Payen — Ne court-on pas le risque d’adapter le poète à soi-même en cherchant une traduction contemporaine ?

23Miguel Casado — Ce risque est toujours présent, et ce dans chaque choix du traducteur. Je pense cependant qu’il peut se manifester indépendamment de la poétique qui le guide. En ce qui concerne le lien entre ce risque et la notion de nettoyage, je renvoie à ma réponse précédente. Mon intention n’est pas de remplacer les marques temporelles par des éléments contemporains, mais simplement d’éliminer les obscurités qui semblent involontaires de la part de l’auteur. Le fait que différents poètes traduits par le même traducteur finissent par sonner tous de la même manière me semble relever d’un autre danger, qu’il est évidemment important d’éviter.

24Caroline Payen — Vous affirmez à la fois le statut créatif du texte traduit et son inventivité langagière tout en insistant sur sa fragilité. La traduction d’un poème est-elle elle-même de la poésie ?

25Miguel Casado — Mon expérience en tant que lecteur de poésie traduite est contradictoire. D’un côté, je suis certain d’avoir beaucoup appris et vécu des expériences de lecture intenses grâce à elle. Cependant, lorsque je passe d’un traducteur à un autre, je reconnais toujours le poète. Ce qui me semble mystérieux, c’est que, même lorsqu’une traduction me paraît confuse ou maladroite, je parviens tout de même à identifier l’auteur en lisant une autre version. Certains poètes restent pour moi difficiles à lire correctement, malgré de nombreuses relectures de leurs traductions, et pourtant, ils occupent une place importante à mes yeux, comme Gottfried Benn20, par exemple. Il y a là quelque chose d’étrange que je ne parviens pas à expliquer. Tout cela pour dire que je ne peux pas répondre de manière définitive à votre question. Il y a de la poésie dans un poème traduit ; on peut y discerner une langue et un monde poétique qui lui sont propres. La traduction peut produire des formes imprécises, mobiles et plus éphémères que les poèmes eux-mêmes. Elles doivent être révisées avec le temps, mais elles nous permettent d’accéder à la poésie. La contradiction dans mes propos peut sembler significative, mais elle fait partie intégrante de l’expérience de la lecture.

26Caroline Payen — Est-ce que l’une de vos expériences de traduction a modifié votre écriture poétique ? Pourriez-vous nous faire part du passage d’une traduction à l’écriture d’un poème ?

27Miguel Casado — J’ai écrit de nombreux essais et textes critiques, et j’ai toujours considéré qu’il devait y avoir une coupure entre le poète et le critique. Selon moi, on ne peut pas écrire son propre poème à partir de la critique ou de la théorie : c’est le poème qui doit guider l’écriture, et non des éléments extérieurs. Il est tout à fait possible d’écrire sur des poètes aux poétiques très différentes, voire opposées, tant que l’on peut les aborder avec intérêt. La traduction et la critique sont des formes de lecture active, une lecture qui s’écrit. Ainsi, je considérerais la traduction de la même manière que la critique. En revanche, il me semble que les évolutions de l’écriture poétique ne suivent pas des processus linéaires ni des apprentissages directs. Nous portons tous en nous nos lectures et nos expériences — ainsi que tout ce qui peut s’ajouter à cette énumération inépuisable, du cinéma à la mémoire, du paysage aux conversations ou aux rêves — et l’écriture s’approprie ce matériau à sa manière, plus ou moins consciemment, à travers des mécanismes de synthèse qui nous surprendraient souvent s’ils étaient analysables. C’est pourquoi je n’ai pas l’impression que ce dont vous parlez se soit réellement produit, même si les poètes que j’ai traduits me sont très proches grâce à mon immersion dans leur langue particulière. Il est indéniable qu’ils ont laissé une trace en moi et continuent d’y être actifs.

28Caroline Payen — Avez-vous déjà eu besoin de mettre à distance un poète que vous avez traduit pour retrouver votre propre écriture personnelle ?

29Miguel Casado — Non. En dehors de la coupure que je considère essentielle entre le poète et le traducteur ou le critique, je n’ai pas rencontré ce problème. Parfois, en écrivant un poème, je remarque qu’une phrase porte l’empreinte de Rimbaud, de Ponge, ou d’un autre poète sur lequel j’ai travaillé, ou encore d’une autre lecture. Cependant, cela ne menace pas l’écriture. Que cette phrase soit intégrée ou non, ce phénomène est courant dans l’écriture, comme le sait toute poésie moderne.

30Caroline Payen — Ce que révèle la traduction — comme espace ouvert et flottant, lieu du doute et de la mise en mouvement des textes — devient-il une poétique de votre écriture ? Intégrez-vous cette instabilité dans votre poésie ?

31Miguel Casado — Comme je l’ai mentionné précédemment, ce sont les poèmes eux-mêmes qui en savent le plus, et c’est principalement d’eux que le poète apprend, à travers ce qu’il écrit. Cependant, l’idée que vous évoquez, introduite pour la première fois dans « L’expérience de l’étranger » — et qui a été suggérée à plusieurs reprises dans ces réponses — me semble de plus en plus pertinente pour réfléchir à la poésie contemporaine et tenter de comprendre théoriquement son fonctionnement. Je remarque un nombre croissant et varié de manifestations de ce type d’espace, et je réalise qu’elles modifient complètement notre conception de la forme poétique, ébranlant ainsi une certaine mythologie de la forme fixe, fermée et immuable21.