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Traducteur au pays de l’altérité : entre théorie, philosophie et pratique
1Tadeusz Sławek, né en 1946, est un philologue, poète, prosateur, essayiste, critique et traducteur (de l’anglais britannique et américain). Il a traduit des poèmes de Wendell Berry, William Blake, Allen Ginsberg, Seamus Heaney, Robinson Jeffers, Thomas Merton, Jerome Rothenberg, Emily Dickinson ou James Dicky, mais aussi des textes de John Lennon, Jim Morrison, Pete Sinfield et Nick Cave.
2Professeur et autorité en matière de théorie et d’histoire littéraires ainsi que d’études littéraires comparatistes, il se spécialise particulièrement dans les enjeux à la frontière entre littérature, culture et philosophie. Associé à l’Université de Silésie, où, entre 1996 et 2002, il a exercé la fonction de recteur, Tadeusz Sławek a été également invité à plusieurs reprises par des établissements étrangers : University of California à San Diego (États-Unis), University of East Anglia à Norwich (UK), Università degli Studi di Napoli Federico II à Naples (Italie), Stanford University en Californie (États-Unis). Également lauréat de nombreux prix et membre de multiples comités et institutions, comme l’Académie Polonaise des Sciences (PAN), ce chercheur est considéré aujourd’hui comme l’un des représentants les plus éminents de la pensée humaniste contemporaine en Pologne.
3Grâce à son esprit ouvert, et aux nouvelles approches à la traduction, qu’il a développées, influencées surtout par la philosophie contemporaine (Emmanuel Kant, Ludwig Wittgenstein, Martin Heidegger, Hans-Georg Gadamer, Walter Benjamin, Jacques Derrida), Tadeusz Sławek inspire ses étudiants et collègues. Dans ses travaux, le critique polonais tient à souligner la dimension intemporelle du travail du traducteur et son influence sur l’avenir des générations futures. C’est le cas notamment dans Na okrężnych drogach. Tłumaczenie literackie i jegoświaty [Sur les chemins détournés : Traduction littéraire et ses mondes] (2021) où il se donne pour mission de rappeler ce que devraient être les idéaux de chaque traducteur mettant ainsi en avant le défi fondamental de la traduction : reconnaître les différences et trouver un langage commun qui ne les élimine pas.
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4L’édition de 2021 des Rencontres littéraires de Gdańsk, « Retrouvés dans la traduction » (Gdańskie Spotkania Literackie, « Odnalezione w tłumaczeniu »), a été l’occasion de rassembler sous forme d’ouvrage les réflexions développées par Tadeusz Sławek lors d’une série de séminaires menés au cours de l’année universitaire 2019-2020 à l’Université Jagellone de Cracovie. L’essai Na okrężnych drogach. Tłumaczenie literackie i jegoświaty [Sur les chemins détournés : Traduction littéraire et ses mondes] a paru grâce à la coopération de l’Institut de la Culture Municipale de Gdańsk (Instytut Kultury Miejskiej w Gdańsku), organisateur du festival susmentionné, et de la maison d’édition Karakter, située à Cracovie. La collaboration de ces deux institutions avait abouti, en 2017, à la publication d’un excellent texte portant sur la même thématique, Pięćrazy o przekładzie [Cinq fois sur la traduction], de la célèbre traductrice polonaise Małgorzata Łukasiewicz, à laquelle on doit un nombre considérable de traductions de l’allemand, œuvres littéraires (Mann, Hesse, Walser, Sebald ou Roth notamment), comme traités philosophiques (Nietzsche, Adorno, Simmel, Gadamer…). L’ouvrage de Tadeusz Sławek nous apporte pourtant un point de vue différent sur le sujet de la traduction. En enrichissant ses propos d’ordre philologique de nombreuses remarques et notions empruntées à différents domaines — principalement la philosophie, l’histoire, l’histoire littéraire et la linguistique — l’auteur propose une démarche ambitieuse et originale.
5Le volume se compose de quatre-vingt-quatre courts essais dont certains forment des séries, et dont les titres guident le lecteur. C’est notamment les cas des chapitres suivants : « Babel 1-11 », « Lettres 1-5 », une série sur Achille et d’autres mythes grecs, « Glace lisse 1-3 », « Entrelacement de lectures 1-9 », « Assez de lectures 1-4 », « Chemin vers la langue 1-3 », « Rien n’est plus grave qu’une traduction 1-11 », « Langue propre 1-5 », huit essais sur Alexander Pope et enfin une série « Langue pas-si-propre 1-9 » qui clôture le volume et dont nous donnons une traduction. Tadeusz Sławek insiste davantage sur certains sujets et motifs — comme la notion de source qui réapparait dans la dernière série —, qui reviennent tout au long du livre et s’entremêlent à d’autres thématiques.
Tour de Babel : réflexion sur l’Europe
6Il en va ainsi pour le thème de la tour de Babel qui ouvre l’essai. Tadeusz Sławek tente de faire ressortir le sens positif de ce mythe et y « voit la promesse d’un nouveau départ dans la multiplicité et le désordre, dont nous devons faire quelque chose pour sauver notre destin commun » (« zobaczyć obietnicę nowego początku, w wielości i rozgardiaszu, z którymi musimy coś począć, aby ocalić nasz wspólny los », p. 7). S’appuyant sur la pensée de Jacques Derrida, qui l’accompagne depuis plusieurs décennies, le critique polonais tente de montrer que, grâce à la traduction, une nouvelle Europe peut s’élever « sur les ruines de la tour de Babel » (« na gruzach wieży Babel », p. 6). Il estime même, à la suite d’Umberto Eco et d’Emmanuel Macron, qu’à cause de la concentration de différentes cultures, « la traduction est la langue de l’Europe1 » (« językiem Europy jest tłumaczenie », p. 12).On est très proche ici de l’hypothèse avancée par Georges Steiner dans son célèbre ouvrage After Babel: Aspects of Language and Translation (1975), selon laquelle le processus de traduction est au centre de la communication humaine, voire de toute compréhension. Le traducteur devient ainsi un « messager » (« wysłannikiem », p. 14) dont la mission est de traiter l’altérité avec respect et compréhension afin de préserver ce qu’il y a d’original, de différent et d’étranger dans le texte source.
7Ainsi, Tadeusz Sławek se positionne du côté de la diversité et de la traduction, comprise comme un dialogue. D’après lui, le traducteur a le pouvoir d’apporter la paix entre plusieurs langues, cultures et peuples sans niveler les différences entre eux. C’est en ce sens que la traduction peut construire un pont entre les hommes, réalisant ainsi le rêve de Walt Whitman : « l’internationalité des poèmes et poètes » (« internationality of poems and poets2 », p. 41). Pour cette raison, Tadeusz Sławek considère la traduction comme une force capable de créer une communauté multilingue transnationale, faite de la somme de ses différences.
8Les concepts de Tadeusz Sławek coïncident avec la pensée de Heinz Wismann, philosophe et philologue allemand, d’après lequel les langues de culture, dont les sources remontent loin dans le passé, constituent le plus précieux élément de notre héritage européen commun à cause de la richesse des significations qu’elles offrent. Les deux critiques sont unanimes sur ce point : les langues se fécondent mutuellement grâce au travail du traducteur. La traduction consciencieuse des œuvres littéraires est donc le seul garant du développement culturel.
Un travail en profondeur
9Toutefois, cela ne sera possible que si la traduction est « consciente et ciblée » (« samoświadome i skupione », p. 30) car, comme l’affirmait Derrida dans Des Tours de Babel (1985), « rien n’est plus grave qu’une traduction » (p. 137). Si le traducteur prend son travail au sérieux, soutient Tadeusz Sławek, « la traduction pénètre [le texte et la langue] en profondeur » (« tłumaczenie jest ruchem zgłębiającym », p. 87). Le traducteur qui fait preuve d’indépendance, mais aussi de distance critique par rapport à ses décisions, s’enfonce sous la surface des significations enregistrées dans le dictionnaire et examine attentivement les mots dont les significations semblent évidentes (p. 85-90). Tadeusz Sławek rappelle aussi la pensée de Martin Heidegger, qui met en garde contre l’apparente sécurité que nous offre le dictionnaire, et plus précisément contre la tentation de la « sécurité sémantique » (« bezpieczeństwo semantyczne », p. 130), en raison du risque d’affaiblir la sensibilité du traducteur aux significations cachées dans les termes. La langue est vivante et les significations évoluent constamment : « par leur nature elles bougent, changent leur place et, partant, le dictionnaire ne parvient pas à les suivre » (« ze swojej istoty nieustannie się przemieszczają, zmieniają miejsca pobytu, więc słownik za nimi nie nadąża », p. 194). Au contraire, il les immobilise, et les aplatit. Il devient évident que le traducteur ne peut pas se restreindre à des entrées de dictionnaire car la traduction a fort peu de points communs avec la « comptabilité linguistique » (« księgowością językową », p. 21).
10La réflexion de Tadeusz Sławek entre alors sur le terrain de la politique. Ce type de références apparaissant à plusieurs reprises dans son essai, ce choix constitue sans doute la particularité du texte. L’auteur remarque notamment que la traduction ne se limite pas, dans son essence, à une dimension purement communicative et pragmatique de la langue, mais se tient du côté de la philologie, qui s’efforce de lutter contre l’industrialisation du langage dont le journalisme serait un exemple parfait. Dans cette optique, la traduction est censée protéger le « potentiel subversif » (« dywersyjnypotencjał », p. 103) véhiculé dans une œuvre littéraire et « dirigé contre les structures qui fabriquent et propagent des discours au service de l’unification idéologique ou esthétique » (« skierowan[y] przeciw strukturom fabrykującym i propagującym mowę służącą ideologicznemu lub estetycznemu ujednoliceniu », p. 103). Ainsi, le traducteur qui remplit dûment sa tâche contribue à la construction d’un certain ordre social et politique propice à l’hétérogénéité et à la diversité.
11Pour réussir, le traducteur doit néanmoins montrer de l’intérêt pour le caractère matériel du langage. Cette partie de l’ouvrage de Tadeusz Sławek est assurément d’une grande valeur. Le critique polonais souligne de nouveau l’importance de l’altérité, mais cette fois-ci il s’agit de la forme des signes verbaux. La « corporalité » (« cielesny kształt », p. 40) de la lettre, phonétique et graphique, laisse toujours sa trace dans le texte cible, le traducteur conscient ne peut donc pas négliger ce que Derrida a appelé « un corps verbal3 » (p. 40). La forme et la sonorité des mots provenant des différentes langues varieront toujours, aussi n’existe-t-il pas d’équivalents parfaits. En effet, le traducteur « erre » (« tułasię », p. 16, 107, 137) entre les langues, voué à l’échec, incapable d’accomplir son travail de manière satisfaisante.
12Ce raisonnement se poursuit dans les chapitres « Lettres », dans lesquels Tadeusz Sławek met l’accent sur la relation entre la forme et la couche sémantique. Le rapport intime entre le signe et la signification qui s’impose au traducteur rend sa tâche impossible à achever, ne lui permettant de transmettre qu’un « écho » (« echo4 », p. 55) du texte source, et non son « image miroir » (« lustrzane odbicie », p. 54). Tadeusz Sławek cite le fameux ouvrage de Henry David Thoreau, Walden (1854), pour expliquer que la susmentionnée difficulté exige du traducteur une grande « magnanimité » (« magnanimity5 », p. 47). En effet, afin de « sauver l’esprit non seulement de l’œuvre, mais de l’époque » (« ocalić ducha nie tylkodzieła, ale i czasu », p. 46), le traducteur doit au texte une lecture attentive, voire « tendre » (« czuła », p. 45, 55). L’emploi de ce terme renvoie au concept de « narrateur tendre » (« czuły narrator ») forgé par Olga Tokarczuk, écrivaine polonaise, lauréate du prix Nobel de littérature 2018, laquelle d’ailleurs a maintes fois souligné dans ses essais6 le rôle que jouent les traducteurs dans la popularisation de la littérature auprès des lecteurs du monde entier.
Un pont vers les civilisations anciennes
13La « lecture n’est jamais un simple décodage de phrases, mais — que nous le voulions ou non — elle nous entraîne dans des contextes plus larges » (« lektura nie jes tnigdy prostym odczytywaniem zdań, lecz — czy chcemy, czy nie chcemy — wciąga nas w szersze konteksty », p. 117-118). Percevoir que la langue, par sa nature, n’est pas « simple » (p. 130, « prosty ») et ne se réduit pas à un message univoque qui habite les mots, demande du traducteur de la patience et « une oreille philologique » (« ucho filologiczne », p. 131).C’est une aptitude qui permet de discerner les « sens latents »(« uśpione sensy », p. 131), de déchiffrer les significations symboliques par lesquelles la littérature « garde le contact avec les couches profondes de la mémoire, avec les civilisations qui sombraient sous terre » (« utrzymuje łączność z głębokimi pokładami pamięci, z cywilizacjami, które zapadły się pod ziemię », p. 214). Cependant, pour accomplir cette tâche, pour faire face aux multiples époques historiques traversées par la langue, le traducteur est supposé s’intéresser à tout. Afin de comprendre non seulement les mots, mais aussi l’esprit du temps auquel le texte a été écrit, le traducteur ne peut ignorer aucun domaine de l’activité humaine, de la mode à la politique, car chacun d’entre eux lui permet de mieux appréhender les différentes « formes de la vie » (« formy życia », p. 60).
14Cela oblige le traducteur à s’embarquer pour un voyage à travers de nombreuses lectures, souvent apparemment éloignées de son sujet, grâce auxquelles il développera son propre réseau de « cordages » (« olinkowanie », p. 95), qui lui permettra de mieux pénétrer l’ouvrage qu’il est en train de traduire. Ces questions sont soulevées dans les séries de chapitres « Lectures » et « Assez de lectures », où Tadeusz Sławek recommande de lire non seulement des essais scientifiques et historiques, mais aussi des œuvres poétiques tout autant de l’époque du texte traduit que de celle du traducteur. Cet effort contribuera à améliorer sa langue et son imaginaire, à trouver le ton juste, car chaque période historique construit, d’après la théorie de « structure of feeling » de Raymond Williams, sa propre image du monde et sa propre « structure d’expérience émotionnelle de la vie » (« strukturę emocjonalnego doznawania życia », p. 92), qu’elle exprime dans un langage créé dans ce but. Cette hypothèse de l’écrivain gallois — souvent considéré comme l’un des fondateurs du courant des Cultural Studies — révèle la raison pour laquelle chaque génération devrait faire ses propres traductions, mais elle fait voir aussi pourquoi le devoir du traducteur est de remonter à la source de la langue, du texte et de la culture. C’est ainsi, qu’il pourra retrouver « l’esprit et le feu » (« ognia iducha », p. 184) de l’œuvre originale — c’est-à-dire son caractère propre. En ce sens, comme l’écrit Thoreau7, « la littérature ouvre l’accès à l’histoire de l’humanité » (« literatura otwiera dostęp do historii ludzkości », p. 117), et donc aussi aux sources du langage et de notre civilisation.
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15Ce qui frappe dans l’ouvrage de Tadeusz Sławek est la brièveté des essais, qui signalent plutôt certaines corrélations entre les notions et les sujets, sans toutefois les épuiser — une forme du discours qui encourage le lecteur à approfondir les thèmes qui l’intéressent. Riche en références des plus diverses, Sur les chemins détournés se caractérise pourtant par l’absence quasi totale de notes de bas de page expliquant les concepts ou les termes auxquels l’auteur renvoie, laissant une fois de plus au lecteur le soin de trouver lui-même les informations dont il a besoin. Ce choix laisse croire que le critique accorde sa confiance au destinataire de l’essai.
16Le style de l’auteur, qui utilise avec une agilité admirable un langage figuratif et métaphorique — comme il sied à un poète — constitue une qualité incontestable du texte.
17L’autre point fort de la pensée de Tadeusz Sławek est indéniablement son approche du mythe de la tour de Babel, selon laquelle le processus de traduction et le rôle du traducteur deviennent une occasion pour réfléchir sur l’avenir de l’Europe. Tadeusz Sławek met surtout en exergue l’importance de l’altérité culturelle dans le travail du traducteur, dont la mission est d’accueillir la richesse linguistique et ethnique dans le texte cible et dans sa propre langue en évitant de penser en termes de pureté linguistique. L’auteur de Sur les chemins détournés invite à voir dans la traduction littéraire un outil qui peut contribuer au développement d’une Europe cosmopolite, et dans la littérature, un moyen de prendre conscience que ce sont les différences qui font la richesse de la culture (p. 29).
18La lecture de l’ouvrage de Tadeusz Sławek, en particulier par les étudiants auxquels ces essais étaient initialement destinés, peut amener à changer de regard sur la traduction, considérée non seulement comme un processus, mais surtout comme une confrontation et une rencontre entre plusieurs cultures, comme « une vertu de l’hospitalité » (« cnota gościnności », p. 232) qui constitue une composante importante de la construction de « l’esprit de l’Europe » (« ducha Europy », p. 185). Il s’agit donc d’un ouvrage important qui offre une perspective originale sur le métier du traducteur, dont le rôle serait, selon Tadeusz Sławek, de se faire gardien de l’altérité et de la démocratie.