Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Mattia Bonasia et Christophe Mileschi

La poétique de la traduction de Luigi Meneghello, Entretien avec Christophe Mileschi, par Mattia Bonasia

Luigi Meneghello, Libera nos a malo [1963], dans Opere scelte, sous la direction de Francesca Caputo, Milano : Meridiani Mondadori, 2006, p. 3-338.

Poétique de la traduction et opacité

1Mattia Bonasia – Avant de commencer à dialoguer sur ton expérience de traduction de Libera nos a Malo1 de Luigi Meneghello, j’aimerais mettre l’accent sur les affinités qui vous unissent : vous êtes tous deux professeurs de littérature italienne, traducteurs, écrivains. Le thème de ce numéro étant « Écrivains traducteurs », j’aimerais tout d’abord te demander si (et comment) ton activité de traducteur a influencé ton écriture, à la fois créative et scientifique. Je sais que c’est une question énorme…

2Christophe Mileschi – C’est effectivement une énorme question. Ma pratique est celle d'un scientifique et d'un écrivain avant d'être celle d'un traducteur, même si en réalité, comme tu le sais, la formation de littérature italienne à l’université française s’accompagne d’un volet de traduction. Pour préparer l’agrégation d’Italien, que j’ai passée il y a très longtemps, j’ai travaillé la traduction, qui a toujours été pour moi une discipline attirante. Mais je n’étais pas traducteur au sens professionnel du terme, je ne le suis devenu qu’au milieu des années 1990, à la suite de ma thèse, quand j’ai traduit I Canti Orfici de Dino Campana2. Cela dit, ce qui a certainement influencé mon écriture et ma réflexion sur la littérature en général, c’est le fait que je suis issu de l’immigration italienne, et que j’ai été dès tout petit confronté à des situations de bilinguisme ou de plurilinguisme, même si chez moi on ne parlait pas italien. Il y avait ma famille paternelle, mes grands-oncles, mes grands-tantes, ma famille en Italie qu’on fréquentait, qui venait aussi en France de temps à autre… Je sais depuis toujours qu’il y a plusieurs langues, qu’il n’y a pas que le français – contrairement à Meneghello qui explique que c’est à six ans qu’il découvre qu’il y a une autre langue qui s’appelle l’italien, et qu’il commence à l’apprendre comme on apprend le français ou le latin, c’est-à-dire comme une langue étrangère. Moi je savais que le français était une langue parmi d’autres, d’autant que ma mère était anglophone, donc je pense qu’enfant j’étais déjà sensible aux questions de multilinguisme et à la relativité de la langue qui était ma langue maternelle, le français.

3Après, tu me demandes en quoi cela a pu influencer mon écriture… là, c’est très difficile de répondre, sinon que dans l’écriture en français (et ce point relève davantage de la connaissance de l’italien que de la traduction elle-même) ma connaissance d’autres langues m’amène parfois à bousculer les conventions ou les règles de la syntaxe française à partir de la manière dont on parle en italien, en anglais, ou dans d’autres langues. Par exemple : dans le premier roman que j’ai publié3, il y a une phrase qui dit « Impossible raconter ça », en français, il faut dire : « impossible de raconter ça », le « de », je l’ai fait sauter, évidemment pas de manière tout à fait consciente, mais de manière intuitive, sur le modèle de l’italien.

4Mattia Bonasia – « Impossibile raccontare… »

5Christophe Mileschi – Voilà, « impossibile raccontare »… C’est amusant parce que le relecteur de la maison d’édition m’a corrigé à plusieurs reprises dans le roman: une première fois, une deuxième fois, et à la troisième il a mis dans la marge un : « c’est peut-être fait exprès ! »… Donc, il y avait une réticence à ce que le français, qui est très normatif (beaucoup plus que l’italien), accueille une entorse à la règle. Mais dans cet exemple, ce n’est pas tellement la traduction qui est en question, c’est plutôt l’influence d’une langue sur une autre. Ou disons que c’est de la traduction intérieure, si j’ose dire. Quand j’ai écrit ce livre, j’avais publié une ou deux traductions déjà, mais je ne pense pas que ce soit le fait même de traduire qui ait modifié ma manière d’écrire… Disons que, du fait de mes études, de ma vie, de ma famille, de mon goût très prononcé pour les langues, toutes les langues, j’ai bien conscience que la langue qu’on parle est totalement relative et arbitraire, qu’on pourrait parler une autre langue, que le français ailleurs parlé différemment, en Belgique, en Suisse, au Québec, en Afrique. C’est toujours du français, mais ce n’est pas le même français, et le français que la France voudrait introniser comme le français est un français parmi d’autres possibles. D’où ma rencontre avec Meneghello…

6Mattia Bonasia – Je sais que les rapports entre les patois et le français, entre les dialectes et l’italien sont importants pour ta traduction, mais avant de nous pencher sur ta façon de traduire, je voulais revenir sur l’article que tu as écrit portant sur la traduction de Libera nos a malo, « Non si può più rifare con le parole », parce que je pense que plusieurs enjeux théoriques très importants y sont mobilisés. Tu parles de la traduction comme d’une « méthode cognitive pour étudier un texte4 », alors que tu sais bien que Meneghello dans son texte le plus important sur la traduction, Il turbo e il chiaro, écrit que : « tradurre significa spostar egli equilibri interni di un testo » (« traduire signifie déplacer les équilibres internes d’un texte ») et que « si va, traducendo, a colpire punti nevralgici del testo5 » (« l’on va, en traduisant, frapper des points névralgiques du texte »). Il y a des similarités entre vos poétiques de la traduction, n’est-ce pas ?

7Christophe Mileschi – Oui, certainement ! Et j’ai envie de préciser : déplacer les équilibres internes du texte, oui, mais pour retrouver dans le produit final un texte qui aurait le même genre d’équilibre que le texte initial, c’est paradoxal ! Il faut déplacer les plateaux de la balance, mais pour que l’équilibre final ressemble à l’équilibre du texte de départ, et c’est toujours très difficile. Italo Calvino a dit que traduire, c’était très difficile, voire impossible, mais s’il y a vraiment deux langues qu’on ne peut pas traduire l’une dans l’autre, c’est l’italien et le français. Cela ressemble à une provocation car ce sont deux langues extrêmement proches par rapport au chinois ou au turc, et pourtant je vois bien ce qu’il veut dire : même pour des phrases très simples comme « piove », on déplace l’équilibre puisqu’on introduit un sujet qui n’est pas formulé en italien, donc on dit vraiment autre chose. Quand on dit « il pleut » par rapport à « piove » on n’y pense pas, on pense que ce sont des synonymes. Or ce ne sont jamais des synonymes. Il n’y a pas de synonymes déjà à l’intérieur d’une même langue, mais alors entre deux langues il n’y a vraiment pas d’équivalent, ce n’est pas possible. Et pourquoi je dis que c’est une méthode cognitive ? Parce qu’on peut traduire un mode d’emploi, on traduit très superficiellement, à des fins utilitaires. Mais si on traduit un grand texte littéraire comme Libera nos a malo, alors chaque passage, chaque choix, chaque mot, chaque syntagme engage l’ensemble de la poétique du texte. Et donc on ne peut pas comme ça, de manière anodine, remplacer un mot par un autre et se moquer de la délicatesse avec laquelle l’écrivain a choisi ces termes, l’ordre dans lequel il présente les choses, l’ordre dans lequel il mêle les mots. Tout cela est extrêmement important, c’est une banalité, mais quand on traduit un texte littéraire, on ne traduit pas qu’un message, on traduit la manière dont le message se transmet dans une forme précise. Et cette forme-là n’est pas remplaçable par n’importe quelle autre forme, sinon on peut dire que la Commedia c’est l’histoire d’un mec qui voyage dans l’au-delà, et puis c’est fini.

8Mattia Bonasia – Toujours dans Il turbo e il chiaro [Le trouble et le clair], Meneghello parle de la nature opaque, obscure des textes littéraires. Ce qui me fait penser naturellement à la Poétique de la Relation d’Édouard Glissant6, qui émet la possibilité d’une traduction qui ne cherche pas la transparence entre la langue source et la langue cible, mais qui préserve les différences, les sens sous-jacents, les degrés d’inconnaissabilité. Vois-tu une proximité entre ces deux poétiques ?

9Christophe Mileschi – Je ne connais pas assez Glissant pour me risquer à établir des parallèles avec Meneghello. Je vais te proposer une réponse très généraliste, mais qui pourrait se réclamer de Cervantes… Je pense que dans le cadre d’une culture commune – au sens très large du terme : Glissant, Meneghello, Rushdie, Shakespeare, Dante, Homère, Virgile, on est dans ce que j’appelle la culture commune, la culture gréco-judéo-chrétienne, on pourrait mettre le monde musulman dedans parce qu’il n’y a pas tant de différences que cela ; culturellement parlant, les échanges ont été très profonds pendant des siècles –, dans le cadre d’une culture commune, donc, quand un individu décide de creuser une question, il constate nécessairement de grandes ressemblances entre sa pensée et celle d’un autre individu qui a creusé la même question de son côté. Donc je dirais intuitivement qu’il est fort probable qu’entre Glissant et Meneghello il y ait des parentés, parce qu’ils se sont l’un et l’autre occupés du rapport entre des langues mineures ou minorisées ou opprimées et des langues et donc des cultures dominantes, opprimantes, impérialistes. Je pourrais dire peut-être que chez Antonio Gramsci7 aussi, il y aurait des points communs avec Glissant et Meneghello, je connais beaucoup mieux Gramsci que Glissant.

10Mattia Bonasia – Vois-tu des similarités entre les concepts d’opacité mobilisés par Glissant et Meneghello ? Qu’est-ce que l’opacité selon toi ?

11Christophe Mileschi – Tout texte littéraire a une zone d’opacité qui le définit, qui lui est propre. Le défaut de certains traducteurs, c’est de vouloir clarifier pour les lecteurs, dans la langue d’arrivée, ce qui n’est pas forcément clair pour les lecteurs dans la langue de départ. Et ça, selon moi, ce n’est pas possible. Meneghello a été pour moi un laboratoire parce qu’il y a des degrés d’opacité très divers dans son écriture. Il ne s’agit pas du tout pour le traducteur que je suis de rendre clair au lecteur français ce qui n’est pas forcément clair pour le lecteur italien. J’essaie de faire en sorte que le lecteur français se trouve dans une situation analogue à celle du lecteur italien, de conserver ce qui est ambivalent ou franchement opaque. Je ne peux pas imposer dans la traduction ma propre lecture d’une zone opaque. J’essaie de voir en quoi elle est opaque, pourquoi elle est opaque et d’imiter cette opacité dans ma traduction. Est-ce que l’opacité de Meneghello est comparable à celle de Glissant ou à celle d’autres écrivains ? Difficile à dire, il faudrait que je m’attache beaucoup plus à cette question et que j’y travaille. Je n’y ai jamais réfléchi.

12Mattia Bonasia – Je pense que cette définition est très liée à celle des « transpositions », je cite : « essayer de créer dans la langue d’arrivée le même genre de mouvement autour de cette chose qu’on n’arrive pas à dire, que dans la langue de départ8 ». C’est un terme (et une définition) qui rappelle beaucoup les « trasporti » de Meneghello, que l’auteur utilise dans l’interaction (selon ses termes) entre l’italien, le dialecte et l’anglais : « non mi sono proposto […] né di tradurre né di riprodurre il dialetto ; invece ho trasportato dal dialetto alla lingua qualche forma e costrutto là dove mi pareva necessario, e sempre col criterio che questi miei ’trasporti’ nel loro contesto dovessero riuscire comprensibili al lettore italiano9 » (« Je n’ai pas cherché à reproduire le dialecte, j’ai plutôt voulu transporter du dialecte à la langue quelque forme ou concept là où je le croyais nécessaire, toujours selon le critère que ces « transports » dans leur contexte soient compréhensibles pour le lecteur italien »). As-tu été inspiré par Meneghello ? Cette vision était-elle déjà présente avant la traduction de Libera nos a malo ?

13Christophe Mileschi – Je pense que sur cette question, Meneghello a été extrêmement important pour moi, qu’il a remodelé ma conception de la traduction de fond en comble, et je pense que je ne traduis plus de la même manière depuis que j’ai traduit son œuvre. Libera nos a malo, c’est un livre de traduction, tu viens de le rappeler. C’est un livre dans lequel il y a du dialecte pur, il y a toute cette nomenclature des types des dialectes. Il joue bien sûr avec son lecteur, il y a une sorte de parodie de l’appareil critique, mais en même temps, ça n’est pas que parodique. Il y a aussi des « transpositions », des « transports » comme il les appelle, du dialecte pur vers un dialecte rectifié (comme on dit café rectifié, c’est-à-dire un café où l’on verse un peu de grappa), et là, on sent toute son ironie de Vénète. Et donc oui, ça a modifié ma manière de concevoir ce qu’est le travail de traducteur, et comment donner à entendre au lecteur une langue qu’il ne comprend pas, tout en le mettant dans la position de la comprendre. Moi, j’aurais bien aimé que Andrea Camilleri soit encore vivant, pour lui poser la question de ses rapports avec Meneghello, parce qu’il est bien possible que Meneghello ait inspiré Camilleri, malgré les distances kilométriques entre leurs deux régions.

La traduction de Libera nos a malo : transports, multilinguisme, autobiographie

14Mattia Bonasia – Penchons-nous sur la traduction de Libera nos a malo : quelles techniques as-tu utilisées pour rendre ces transpositions du dialecte à la langue italienne ?

15Christophe Mileschi –Libera nos a malo, je l’avais lu, ou parcouru, ou vaguement étudié, quand j’étais étudiant en littérature italienne au début des années 1980. C’est trente ans plus tard qu’un éditeur me propose de le traduire. Ma première réaction a été : « mais il est certainement déjà traduit ! » Il me dit : « non, jamais ». Je suis alors enthousiaste ! Pour le coup, je ne relis même pas le livre, parce que je sais qu’il m’avait enthousiasmé à l’époque, donc je dis « oui, d’accord, je signe le contrat ! ». Je commence à lire le livre et là, je pleure. Je regrette d’avoir accepté, parce que je me dis : « c’est impossible, c’est intraduisible ! ». Donc j’appelle l’éditeur, je lui dis que je suis bien embêté… il y a les notes en plus, les notes qui sont, comme tu le sais, à la fois sémantiques, syntaxiques, historiques, philologiques, phonétiques, créatives évidemment… mais aussi phonétiques, dont une où il commente un son qui n’existerait qu’en dialecte de Malo, en réalité qui existe dans tous les dialectes de Vénétie, « st’ch ». Donc je suggère à l’éditeur de retirer les notes, mais il me dit qu’il faut en garder au moins certaines … et moi, pendant longtemps, je me suis demandé comment traduire tout ce qui n’était pas en italien, c’est-à-dire une énorme partie du livre. Et je ne peux pas le laisser en version originale comme on le fait parfois, en expliquant ensuite ce que cela veut dire, ou en mettant une note moi-même, parce qu’il y aurait 250 notes de Meneghello et 600 du traducteur, ce serait ridicule. Et donc je ne sais pas comment faire, l’éditeur me dit qu’il faut inventer une langue, ce qui était une bonne solution. C’est un éditeur passionné de Meneghello, d’origine sicilienne, Michel Valensi, qui avait été en contact avec Meneghello jusqu’à sa mort en 2007, et qui tenait absolument à publier en français quelque chose de lui. Il pensait d’abord aux essais, notamment Jura10. Donc, mettre des notes dans un roman, l’auteur l’a fait, c’est son droit, mais ajouter des notes aux notes, cela me paraissait monstrueux. Je déteste les notes de traducteur.

16Mattia Bonasia – Est-ce que cette pratique va contre l’opacité ?

17Christophe Mileschi – Oui, elle va contre l’opacité, contre la finalité du livre. Et moi je suis un ennemi des notes de bas de page des traducteurs, je n’en mets pratiquement pas. J’en mets un peu plus volontiers si l’auteur en a déjà mis, éventuellement pour les compléter un peu, mais s’il n’en met pas ou si, comme le fait Meneghello, il met des notes créatives, pas didascaliques, alors non, jamais. C’est finalement une des traductrices de Camilleri11, Dominique Vittoz, qui m’a inspiré. Pour un des romans de Camilleri, elle a utilisé le patois de Lyon. Cela m’a donné l’idée d’utiliser un « dialecte français ». En France on n’a plus de dialectes, le commun des mortels, contrairement à l’Italie, appelle ça des patois, un terme beaucoup plus dévalorisant parce que la France est centralisée politiquement depuis des siècles, parce qu’on a combattu les langues alternatives. Et donc je décide d’utiliser des patois régionaux, parce que, dans le dialecte de Meneghello il y en a plusieurs : il y a le dialecte de Malo, le dialecte de Faedo, juste à côté, les différents dialectes chronologiques de Malo, les dialectes des gens plus anciens, les dialectes des gens qui sont partis à l’étranger, qui reviennent et qui ne parlent plus comme les gens qui sont restés, les idiolectes familiaux, ou par quartier ; il y a du polylinguisme dans le dialecte même, outre l’italien bien sûr. Mon choix s’est orienté vers des patois du Nord-Est de la France, pour deux raisons : parce que c’est ma région en France, le Nord-Est (Lorraine), et parce que ma région en Italie c’est le Nord-Est (Vénétie). Le lien s’est donc fait de manière totalement subjective et en même temps avec une sorte d’objectivité géographique.

18Mattia Bonasia – J’avais lu ton entretien avec Caroline Zekri, dans lequel vous proposez la définition de « traduction autobiographique12 ». Cette définition est particulièrement pertinente pour la traduction d’un écrivain aussi autobiographique que Meneghello. Est-ce que tu peux la développer ?

19Christophe Mileschi – Cette belle formule, « traduction autobiographique », est de Caroline Zekri. Je savais que Meneghello était né dans un village, Malo, à 10-12 km de Vicenza, et que mon grand-père paternel, celui dont je tiens le nom de famille, est né dans un village à 10-12 km de Vicenza, Montebello, et a vécu dans un village qui est à 10-12 km de Malo, Montecchio Maggiore. C’était aussi pour ça que le livre m’avait plu dans les années 1980, j’avais eu l’impression de retrouver ma famille. Je ne comprenais absolument pas tout, mais il y avait une musique, une coloration, une tonalité que je retrouvais chez mes parents de Vénétie. D’où la question autobiographique. Peut-être tout simplement l’émotion de me dire : Meneghello est né en 1922, mon grand-père était né en 1900, son frère que j’aimais beaucoup, Vittorio Mileschi, en 1904. Ce que raconte Meneghello, c’est ce que ces gens de ma famille, mes ancêtres, ont vécu de manière précise. Ils étaient d’un milieu social beaucoup plus défavorisé, c’étaient des « braccianti », des paysans sans terre, qui ne sont pas allés beaucoup à l’école, mais quand même, ils ont eu le temps d’apprendre qu’à côté de leur langue naturelle, maternelle, familiale, celle qu’on parle entre copains et cetera, il existait une autre langue qui était l’italien, et ça, ça fait partie de mes souvenirs au sens jungien, plutôt que freudien du terme. Pas des souvenirs que moi-même j’ai vécus, mais des souvenirs que je porte dans l’histoire de ma famille italienne. Ma traduction est autobiographique, parce que quand je traduis Meneghello je pense à des figures très spécifiques de sa génération, ou presque, qui ont traversé cette chose-là… et puis biographie sur la biographie, autobiographie sur l’autobiographie, il se trouve que je suis descendant d’Italiens de la région de Meneghello, mais que je suis aussi ascendant d’Italiens, puisque j’ai un fils d’une maman italienne qui vit depuis l’âge d’un an à Padoue et qui a maintenant une petite fille qui est née à Padoue. Donc je suis descendant et ascendant de Vénètes. À l’époque où j’ai traduit Libera nos a malo, mon fils, qui a maintenant 36 ans, était déjà né, et donc je me reconnectais aussi par le passé et par l’avenir avec cette région, avec cette histoire, avec cette tension entre la langue officielle et la langue réellement parlée. Cette expérience de traduction était donc très forte, parce que j’étais dans un bain affectif très puissant, en même temps que j’étais dans une dynamique de création, de réécriture du texte de Meneghello.

20Mattia Bonasia – Mais il n’y a pas que le dialecte dans Libera nos a malo. Meneghello déclare avoir appris à écrire en traduisant de l’anglais, l’activité a duré de 1960 à 1963, elle s’est arrêtée (on pourrait dire, elle s’est traduite) avec la publication de Libera nos a malo : un roman « dispatriato » (dispatrié), qui découle du retour de Meneghello à Malo pendant les vacances d’été, après quinze ans passés en Angleterre, comme professeur d’études italiennes à l’Université de Reading. Comment as-tu géré la présence de la langue anglaise ? La trouves-tu structurelle dans le roman ?

21Christophe Mileschi – Il y a une convention, que l’on peut évidemment ne pas toujours respecter, mais qui globalement s’impose quand on traduit : si on traduit un texte d’une langue x à une langue y, et que dans la langue x il y a des présences, des incrustations d’une langue z qui ne sont pas explicitées, traduites, glosées (et là, en l’occurrence, Meneghello ne commente jamais, ne traduit pas ses emprunts à l’anglais…), la convention, c’est de laisser les emprunts de la langue tierce tels quels. Moi, je suis traducteur de l’italien au français, je ne suis pas traducteur de l’anglais…Je plaisante, mais s’il se trouve de l’anglais dans un texte italien, soit c’est de l’anglais qui est glosé en italien, auquel cas je traduis la glose, soit c’est de l’anglais qui est donné tel quel, et auquel cas je le laisse, sauf bien sûr lorsque ce sont des mots anglais qui sont passés dans l’usage italien : je ne vais évidemment pas laisser « software », en français on dit « programme », si je trouve « hard-disk » je vais traduire par « disque dur » ; mais si je trouve « apprehended », comme dans Libera nos a malo, je laisse « apprehended ». Je n’ai aucune raison de me substituer à l’auteur qui a voulu que ce soit en anglais pour le traduire en français. D’ailleurs, s’il ne l’explique pas, pourquoi l’expliquer à sa place ? Je respecte toujours cette position. C’est une fiction évidemment de transposer autant que possible en modifiant les équilibres internes comme il le dit, pour obtenir à la fin quelque chose qui respecte à peu près les équilibres du point de départ, même si au milieu, il a fallu les bousculer, les revisiter, les remodeler, de façon parfois assez conséquente.

22Mattia Bonasia – C’est intéressant que tu aies cité précisément le mot « apprehended », parce qu’il est présent dans un passage très important de Libera nos a malo où Meneghello parle du rapport entre italien et dialecte, en passant justement par la langue anglaise : « C’è un nòcciolo indistruttibile di materia apprehended, presa coi tralci prensili dei sensi ; la parola del dialetto è sempre inchiavicchiata alla realtà13 » (« Il y a un noyau incassable de matière apprehended, prise avec les sarments préhensiles des sens ; le mot du dialecte est toujours emboîté à la réalité »).

23Christophe Mileschi – Il fallait peut-être que Meneghello, primo, en passe par la traduction et, secundo, observe ça depuis une autre langue encore, une langue tierce, pour sortir d’une sorte d’opposition dichotomique entre italien et dialecte de Malo. Qu’il y ait une troisième langue qui le sorte du « scontro », du heurt entre les deux langues. Et finalement il fallait, partir de l’anglais qui est par définition la langue de l’international, déjà à l’époque de Meneghello – la langue des échanges, la langue plus ou moins parlée dans plusieurs endroits du monde, la langue de l’empire, les États-Unis – pour redonner sa pleine dignité à une langue qui est vraiment microscopique, qui est parlée par très peu de gens, qui n’a plus aucun pouvoir politique et qui est le dialecte de Malo. En plus, les années 1920 sont marquées par le fascisme, qui mène une véritable guerre contre les parlers locaux, contre les dialectes. Un point de vue extérieur au débat italo-italien sur langue et dialecte était certainement nécessaire.

24Mattia Bonasia – C’était une langue de civilisation aussi : Meneghello écrit que c’est en Angleterre qu’il voit la vraie résistance au nazi-fascisme, je pense en particulier à la description de la Battle of Britain dans Il dispatrio14 (La dispatriation), dans laquelle il lie notamment l’austérité du peuple anglais à la sortie de la deuxième guerre mondiale aux caractéristiques de la langue. Mais il y a surtout un rapport très créatif avec la langue, je pense en particulier aux Trapianti15, à ses traductions de l’anglais au dialecte de Vicenza. Que penses-tu de ces traductions ?

25Christophe Mileschi – Je les trouve vraiment magnifiques. Tu sais, quand il traduit aussi Shakespeare en dialecte de Vicenza, c’est ironique en soi, évidemment, parce que, d’un côté, on a une langue de la très haute tradition littéraire mondiale, la langue de la plus grande puissance économique actuelle, et de l’autre, on a une langue microscopique, comme je le dis, que personne ne parle à l’époque, et qui aujourd’hui n’est encore connue que d’un très petit nombre de gens, encore moins nombreux qu’à l’époque, qui continuent un peu à la comprendre, mais en réalité plus grand monde ne la parle vraiment. C’est la rencontre entre David et Goliath, le Goliath anglo-américain et le David vicentin, et il y a quelque chose d’à la fois très ironique et en même temps de très puissant ontologiquement, parce que cela revient à réclamer, à affirmer la pleine dignité de toute langue humaine, aussi minoritaire soit-elle, aussi inexistante soit-elle, littérairement (il dit à plusieurs reprises dans Libera nos a malo ce qui n’est pas tout à fait vrai : « j’écris depuis une langue qui ne s’écrit pas » ; ce n’est pas tout à fait vrai, il y a évidemment une tradition en vénitien et il cite d’ailleurs des comptines, des choses qui ont été écrites…). Cela illustre un fait éminemment politique : dans n’importe quelle langue humaine on peut porter la puissance de la représentation du monde qu’illustre Shakespeare par exemple. Il y a une revendication vraiment politique là-dedans, que l’on peut généraliser : même le wolof, les langues bantoues, le swahili, des langues qui ne s’écrivaient pas, des langues qui ont été malmenées évidemment par la colonisation, sont des hautes langues de culture, parce que ce sont des langues humaines, et que toutes les langues humaines portent les questions fondamentales du pourquoi, du comment, du sens de l’existence, de la mort, du désir, de la peur, de l’amour. Chacune dans son propre système de représentation du monde, mais il n’y a pas de hiérarchie possible. L’anglais de Shakespeare n’est pas meilleur que le dialecte de Malo proposé par Meneghello dans Libera nos a malo.

26Mattia Bonasia – Je suis absolument d’accord avec toi sur la tension politique qui habite Meneghello, qui n’est pas toujours très évidente à comprendre à cause de son dispatrio, mais je pense que peut-être la chose la plus politique dans ces traductions est la décision de faire des traductions qui soient vivantes dans le dialecte vicentin. Dans Il turbo e il chiaro il écrit que « l’essentiel de la traduction est qu’elle soit vivante dans la langue cible16 », et donc dans « la langue de David » !

27Christophe Mileschi – Absolument, Meneghello est un cibliste, je pense, même si la tension cibliste/sourcier n’existait pas encore, du moins n’était pas formulée de cette façon à l’époque du Meneghello de Libera nos a malo. Il traduit Shakespeare comme si c’était un type au bar du village qui parlait et pas du tout pour donner le sentiment que son texte a été traduit depuis une langue de culture autre, en utilisant la langue d’arrivée, pas du tout. Et moi aussi, je suis aussi totalement cibliste dans ma conception de ce qu’est le travail du traducteur.

28Sur la politique, Meneghello n’est jamais très explicite, c’est vrai. Ce n’était pas un marxiste, c’était un gars du Parti d’Action, donc une gauche non marxiste, mais quand même, dès le début de Libera nos a malo, par le biais de l’ironie, par le biais des enfants qui entendent les hymnes fascistes et qui les retraduisent dans leur dialecte parce qu’ils ne connaissent pas d’autres langues, on voit bien qu’il y a une critique du fascisme ; Meneghello a un passé de résistant, réel, pas fictif. Il y a aussi une critique de ce que Gadda avait appelé la « mono lingua », la langue unique dominante qui écrase des variétés régionales, locales, individuelles et qui porte toujours le risque d’une monoculture, d’une mono-pensée et donc d’un régime uniforme, unilatéral, univoque. C’est toujours comme ça, dès qu’on touche la question de la langue, c’est immédiatement politique.

29Mattia Bonasia – Je pense aussi à une critique très politique contre Benedetto Croce, car quand Meneghello écrit que sa pensée poétique naît de la traduction, il me semble qu’il établit un dialogue intertextuel avec « l’impossibile traduzione della poesia17 » de l’auteur. La dé-fascisation de la langue à travers l’interplay avec les autres langues c’est vraiment la chose la plus politique que l’on peut faire contre l’autarcie fasciste.

30Christophe Mileschi – Je suis d’accord, mais il n’est pas très explicite sur la question, il n’est pas Pasolini, en somme, il n’en tire pas des conséquences politiques explicites. Pourtant je trouve qu’il y a un potentiel politique dont, peut-être, n’était lui-même pas pleinement conscient, ou qu’il n’avait pas envie de développer. Parce qu’il a une œuvre essayiste importante, il aurait très bien pu parler dans ses essais de la charge politique des questions linguistiques, mais il ne le fait pas.

Meneghello et la littérature italienne contemporaine

31Mattia Bonasia – Le rapport entre Meneghello et le politique est très singulier, et je pense qu’il faut le comprendre aussi à travers son rapport avec les autres écrivains. Tu as écrit un essai fondamental sur Gadda (L’écriture comme champ de bataille18), tu sais qu’en Italie Meneghello est considéré comme l’un des « fils de Gadda », quelles similarités et différences vois-tu entre les deux ?

32Christophe Mileschi – Ils sont apparemment assez proches, mais en même temps je trouve qu’ils sont extrêmement différents. Il est vrai que chez le Gadda de L’Adalgisa19, il y a une certaine vocation documentaire de montrer la réalité de la façon dont parle la bourgeoisie milanaise dans les années 1930. Donc on pourrait se dire qu’il y a des points communs avec Meneghello, qui essaie lui aussi de montrer comment les gens réellement s’exprimaient dans les années 1920 et les années 1930, ce sont à peu près les mêmes années racontées à des moments différents. D’un autre côté, chez Gadda, il y a quand même une ambition beaucoup plus importante, quasiment démesurée : Gadda veut proposer, idéalement, un roman qui serait une sorte de reproduction mimétique du monde entier dans tous ses aspects. Les notes typiques, les notes de Gadda et les notes de Meneghello, ne répondent pas du tout aux mêmes objectifs. Gadda, j’ai envie de dire que c’est plus fort que lui, il se laisse emporter par sa passion de tout dire, et met des notes pour expliquer qu’il a dit ceci, mais qu’en fait ceci veut aussi dire cela, et puis il met une note sur la note et sur la note de la note… Chez Meneghello c’est quand même beaucoup mieux maîtrisé et contenu… Je ne suis pas le premier à le dire, Gadda est en partie animé par sa profonde névrose et par son traumatisme de la Première Guerre mondiale. Je ne crois pas que Meneghello écrive sous le coup d’un traumatisme. Il achève ses livres, Gadda en laisse la plupart en plan, les reprend, les remanie…

33Mattia Bonasia – C’est une écriture continue, un retour constant sur soi-même…

34Christophe Mileschi – Continue et habitée de « pentimenti », d’ailleurs c’est le dernier mot de Quer Pasticciaccio : l’enquêteur est porté « a ripentirsi, quasi20 », donc il y a un « pentimento » autobiographique qui s’exprime dans le livre ; chez Meneghello il n’y a pas du tout ça. Toutefois, l’ironie de Gadda ressemble aussi à celle de Meneghello, il y a des points communs, indubitablement, mais chez Gadda c’est une ironie misanthrope, une qu’on pourrait qualifier de toujours malveillante : Gadda pense que l’homme est fondamentalement de la merde, lui compris, et qu’il n’y a rien à espérer, de rien ni de personne. Alors que chez Meneghello, c’est une ironie d’amour, il y a des différences éthiques qu’on ne peut pas négliger quand on aborde le texte. Moi je ne suis pas du tout narratologue. Cette saison critique, quand j’ai commencé à m’intéresser à la littérature, battait son plein, c’était la grande mode des études littéraires. J’ai toujours été extrêmement méfiant, parce qu’aborder le texte uniquement par les processus stylistiques, formels, structurels, en ne tenant jamais compte de ce que ça porte comme contenu, comme valeur, pour employer un mot un peu démodé, mais comme valeur ici au sens éthique du terme… ça me laisse franchement perplexe.

35Mattia Bonasia – L’opacité…

36Christophe Mileschi – L’opacité, si tu veux, oui, qu’est-ce qu’il y a dans cette opacité en fait ? Ça me paraît difficile. On ne peut pas dire simplement : il y a des processus d’écriture semblables chez Gadda et Meneghello, donc finalement ils sont semblables. Ils sont à la fois semblables, c’est vrai, dans des processus d’écriture très voyants, les notes par exemple. Mais parce qu’il y a une ressemblance du point de vue formel, on ne peut pas en déduire que ce sont des écrivains semblables. Ils sont à la fois semblables et à la fois très dissemblables. Après, que Meneghello ait pris modèle sur Gadda parmi d’autres, c’est possible bien sûr…

37Mattia Bonasia – Oui, la critique littéraire, je pense notamment à Cesare Segre21, a beaucoup insisté sur la ligne Gadda-Meneghello du plurilinguisme dialectal…

38Christophe Mileschi – Bien sûr, mais chez Gadda, ce n’est pas tellement axé sur le réalisme. Certes, dans L’Adalgisa il utilise le milanais, mais dans d’autres textes il mélange le molisan, avec le romanesque, le napolitain, il crée une sorte de surlangue, un surdialecte, il n’a plus du tout de perspective réaliste ou mimétique, tandis que Meneghello reste quand même dans la mimesis, il ne va pas mettre du turinois dans le parler des gens de Malo.

39Mais il faut aussi noter qu’en 1964 paraît l’article de Pier Paolo Pasolini Nuove questioni linguistiche22, où il parle de l’homologation linguistique, du rapport entre l’italien fictif de la télévision et la réalité des dialectes qui est en train d’être écrasée. Libera nos a malo paraît en 1963, il n’est pas tout à fait impossible que Pasolini en ait eu connaissance et que cela ait joué un rôle dans ce qui l’a amené à écrire Nuove questioni linguistiche. En tout cas, il y a entre ces deux écrivains une sensibilité commune à la question du dialecte, et au risque d’uniformité idéologique que comporte la canonisation de l’italien comme seule langue légitime. Là non plus, ça ne veut pas dire que Meneghello et Pasolini sont semblables, il peut y avoir des points de contact sans qu’il y ait de ressemblance véritable.

40Mattia Bonasia – Oui, alors que Meneghello critique ouvertement Pasolini pour cette vision un peu folklorique du dialecte… Finalement Meneghello ne parlait pas trop bien des autres écrivains en général… En revanche, surtout dans la dernière partie de sa carrière, Meneghello se met à évoquer Italo Calvino à plusieurs occasions. Tu as notamment traduit le Lezioni Americane23, est-ce que tu vois de grandes différences entre traduire Meneghello et traduire Calvino ?

41Christophe Mileschi – Alors là, c’est le contraire du rapport entre Meneghello et Gadda, c’est une question très intéressante, parce qu’entre Meneghello et Gadda il y a des ressemblances formelles de structure extérieure, et pourtant je l’ai dit, ils sont très différents. Avec Calvino et Meneghello c’est l’inverse. À première vue, il n’y a pas grand-chose en commun. Calvino n’utilise jamais de dialecte, il aurait eu l’occasion d’en mettre, il n’en met pas. Il écrit dans un italien classique, son italien à lui en tout cas. Il n’y a pas de notes de bas de page, il n’y a pas tous ces processus vertigineux de désemboîtement du texte dans le texte. Bon, il y a évidemment Se una notte d’inverno un viaggiatore24, c’est un contre-exemple, mais là on est sur autre chose, on est dans l’Oulipo, dans l’écriture sous contrainte. Il y a des dissemblances extérieures assez importantes et pourtant ils sont assez proches dans la bienveillance ironique, dans l’auto-ironie. Parce que chez Gadda, il y a de l’auto-ironie, mais elle est surtout autopunitive, et en même temps, quand même, il y a souvent de l’ironie contre l’autre : une ironie qui est une manière de se dévaloriser soi-même, ou de s’excuser soi-même d’être ce que l’on est, ou d’avoir fait ce qu’on a fait ; je pense à la Première Guerre Mondiale qu’il a voulue avec passion. Même politiquement, ils ne sont pas dans les mêmes camps. Il y a Meneghello et Calvino qui ont été résistants et Gadda qui a été collaborationniste, interventionniste. Alors interventionniste en 1915, ce n’est évidemment pas pareil que collaborationniste pendant la Deuxième Guerre mondiale mais il était quand même fasciste au moment de la Deuxième Guerre mondiale, il est du mauvais côté et il va le payer par la suite par l’énorme sentiment de remords qui va le tenailler jusqu’à la fin de ses jours et qui l’amène à arrêter d’écrire dix ans avant de mourir.

42Avec Meneghello et Calvino, il y a quelque chose de british, pour employer un lieu commun, un humour qu’on appellerait à l’anglaise. Et beaucoup de pudeur aussi, beaucoup de discrétion. Moi, cette idée que Meneghello n’a écrit que des romans autobiographiques… j’ai envie de dire, avec un peu de vulgarité, je n’en ai rien à foutre. Pour moi ça ne veut rien dire. On peut très bien lire ses livres en ne se souciant pas du tout de savoir quelle a été sa vie, réelle ou pas. Ça peut être de la fiction pure, c’est totalement indifférent. Et c’est pareil avec Calvino, il n’y a jamais d’épanchement autobiographique sur ses peines de cœur, ses difficultés à se rapporter aux autres, son ambition sociale de trouver une place dans le monde. Le livre de Vitaliano Trevisan, Works25, que je suis en train de traduire avec Martin Rueff, ça, c’est un livre autobiographique, où il raconte vraiment ses « trascorsi », quand il prend de la drogue, quand il est dealer, quand il travaille pour ci, travaille pour ça, et là il est vraiment difficile de pas se souvenir en permanence qu’il est en train de raconter sa vie, ses propres tripes, sa propre sensibilité. Pour moi, Meneghello, c’est la distillation de l’autobiographie, ce n’est pas de l’autobiographie.

43Mattia Bonasia – C’est d’ailleurs pour cette raison qu’on parle de romans et pas d’« autobiographies narratives ». Ce que je crois important dans les rapports entre autobiographie et écriture chez Meneghello, je ne sais pas si tu es d’accord ou non, c’est qu’il y a cette réévaluation du point de vue du sujet – à la fois relationnel, démultiplié, mais toujours un sujet – pour comprendre le monde, qui dans ces années-là n’est pas du tout évident. Et par conséquent, le rapport de l’homme avec le monde passe toujours à travers le self. C’est aussi ce que Meneghello écrit en se reliant à Italo Calvino…

44Christophe Mileschi Oui c’est ça, pour moi, ce n’est pas de la biographie, ça. C’est de savoir qu’on ne voit le monde que depuis là où on est. En fait on est loin de l’époque des Promessi Sposi26, et Gadda a encore ça! Gadda prend quand même beaucoup pour modèle Manzoni, mais il n’y arrive pas, c’est pour ça qu’il écrit de manière totalement déstructurée. Parce qu’il essaie d’avoir une posture d’observateur et de narrateur omniscient qui n’est plus possible à son époque. Donc oui, il y a un point commun de ce point de vue là aussi entre Calvino et Meneghello.

45Mattia Bonasia – Meneghello dans La virtù senza nome commente les vertus exposées dans les Leçons Américaines de Calvino, notamment la multiplicité, en écrivant qu’il hésite un peu sur la possibilité décrite par Calvino d’arriver à une connaissance objective au-delà du self alors qu’il pense qu’il y a toujours besoin d’un self qui regarde le monde. Mais surtout il ajoute d’autres vertus, notamment l’ironie, dont on a beaucoup parlé, mais aussi la « virtù senza nome », à savoir la capacité de toucher par l’écriture « il nucleo sotterraneo di realtà contenuto nell’esperienza di ciascuno di noi27 » (« le noyau souterrain de réalité contenue dans l’expérience de chacun d’entre nous »). Penses-tu que cette vertu puisse être liée à la traduction et à l’opacité ?

46Christophe Mileschi Alors, liée à la traduction… je dois réfléchir pour répondre à ta question mais je ne connais pas cet article, je crois que je ne l’ai pas lu… mais ce que tu dis, ce qu’il dit sur cette « virtù senza nome », d’aller toucher le noyau intime finalement d’une expérience commune, ça, je l’ai très fortement senti en traduisant Libera nos a malo, alors même que j’ai vécu mon enfance dans une région où il y avait presque plus de patois, il y avait plus de dialectes, la Meuse, en Lorraine. Malgré tout, je pense que n’importe qui, même dans des régions où il n’ya plus de dialecte, a l’intuition de ce dont il parle quand il parle de sa découverte de la langue italienne, de la langue officielle par rapport à la langue qu’il croyait être la seule, le dialecte. Parce qu’on a tous, petits, une langue de l’enfance, avec nos copains, et en tout cas, dans ma région, en Meuse, il y avait quelques mots que je croyais être des mots de français et dont j’ai découvert à l’école, et même dans certains cas dont j’ai découvert en traduisant Meneghello, que ce n’étaient pas des mots de français. C’étaient des restes, des incrustations dans mon français d’un parler local du Nord-Est de la France, des mots qui ressemblent à des mots français comme certains mots de dialecte ressemblent à des mots italiens. Dans toutes les langues d’Italie, on trouve des mots de dialecte qui ressemblent à l’italien. Et Meneghello dit : c’est impossible d’expliquer ça, ce que c’est d’avoir un dialecte comme langue maternelle, à ceux qui n’ont pas de dialecte, je crois que c’est toujours dans le chapitre 5. Mais je crois que là-dessus, il se trompe. Je crois que ce dont il parle, même si on n’a pas eu de dialecte petit, on peut le comprendre et le sentir, parce qu’on a tous éprouvé la tension dialectique entre la langue de l’enfance et la langue de l’école, la langue des jeux avec ses copains quand on a cinq ans, six ans, et la langue qu’on peut parler à l’école, il y a des mots qu’on ne peut pas dire à l’école et donc il y une langue secrète, il y a une tension dialectique entre les deux, entre ce qu’on peut bien appeler un dialecte, le dialecte de l’enfance, le dialecte de son groupe d’amis. Ces livres vont toucher ce noyau-là, qu’on connaît tous, de tension entre langue des affects, langue de l’enfance, et langue dominante, langue officielle. Et il y a ça à l’intérieur même du dialecte, parce qu’il le fait, lui, avec les différents registres ou les différents niveaux de dialecte à Malo même.

Politiques de la traduction entre France et Italie

47Mattia Bonasia – Pour conclure, je voudrais aborder le sujet de l’invisibilité ou de la visibilité du traducteur. J’ai remarqué que dans beaucoup de tes traductions, ton nom figure sur la couverture (voir Libera nos a malo et les Leçons américaines), une pratique qui n’est pas encore très courante en Italie. As-tu insisté pour que ton nom figure sur la couverture ? La maison d’édition te l’a-t-elle proposé ? Penses-tu que ce soit lié à ton auctorialité et que soit est important ?

48Christophe Mileschi – Il y a une grande différence entre la France et l’Italie qui s’est beaucoup creusée ces dernières décennies. Aujourd’hui, on peut dire que la pratique déontologique d’un éditeur sérieux, c’est de faire figurer le nom du traducteur au moins en quatrième de couverture, donc à l’extérieur du livre, pas à l’intérieur sous le copyright, dans un endroit quasiment caché où on peut oublier tout simplement qu’il existe. En France, ce n’est plus possible. Il y a encore des éditeurs qui le font, mais ce sont des renégats parce qu’il y a deux instances politiques qui ont fait évoluer cette situation : l’Association des Traducteurs Littéraires de France, l’ATLF, qui est une sorte de syndicat des traducteurs sans couleur politique – c’est une sorte d’association corporatiste –, et le Centre National du Livre, qui est un organisme d’État ; en travaillant ensemble au fil des décennies, ils ont fini par obtenir des éditeurs du Syndicat National de l’Édition des accords importants. On a fini par obtenir des conditions de rémunération des traducteurs, de reconnaissance de leur travail et de contractualisation du travail, qui les met au niveau des auteurs juridiquement. En France, un traducteur est assimilé à tous les égards à un auteur, c’est-à-dire que ses droits sont protégés jusqu’à 70 ans après sa mort, comme un écrivain. Et il touche non seulement un à-valoir, un forfait sur la traduction, mais aussi normalement un pourcentage sur les ventes, comme un auteur. Évidemment, le pourcentage est inférieur, mais il existe. En Italie, on est payé au forfait une fois pour toutes, et plutôt mal, et il n’y a pas de pourcentage sauf cas exceptionnel. Il faut sans doute se battre et être très reconnu pour l’obtenir, il n’y a pas de pourcentage sur la suite, le nom apparaît quelque part, on ne sait pas où, certainement pas en couverture. Sauf, peut-être si c’est Pavese qui traduit Joyce28, ou qui traduit Melville29… Autrement, le nom n’y figure pas. Même si on est un traducteur reconnu, notre nom n’apparaît ni en quatrième de couverture ni en couverture, il apparaît quelque part à l’intérieur ; il y a donc là une énorme différence avec la France. Et puis la rémunération aussi, qui est le double de celle qu’elle est en Italie. En France, on est plutôt bien payé par rapport à la plupart des autres pays où on traduit, on traduit beaucoup en France…

49Mattia Bonasia – Penses-tu qu’il y a aussi des enjeux culturels ?

50Christophe Mileschi – Je pense que c’est quand même aussi politique, non ? Il y a eu en France des combats pour la reconnaissance des traducteurs, des combats qui n’ont probablement pas été menés en Italie ou qui n’ont pas été menés de manière assez efficace. Il y a aussi la Société des Gens de Lettres, la SDGL, qui fédère les auteurs et les écrivains mais qui accueille les traducteurs. Donc c’est peut-être culturel, mais je ne vois pas très bien pourquoi ce ne serait pas comme en France en Italie, parce qu’en Italie aussi il y a de grands écrivains qui ont été de grands traducteurs. Je parlais il y a un instant de Pavese, à lui tout seul il aurait justifié qu’on se dise : « Ah voilà, traducteur, ce n’est pas juste un travail de service, quoi ! », c’est un travail de création, c’est un travail qui mériterait qu’on le reconnaisse, au même titre qu’on reconnaît le travail d’écrivain. Il suffit de penser à Elio Vittorini30, il y a une tradition forte dans les années 1930 dans les années 1940.

51Mattia Bonasia – On oublie beaucoup cette facette de ces écrivains-là lorsqu’on nous les enseigne à l’école ! On nous parle bien évidemment de l’anthologie Americana de Pavese et Vittorini31 mais sinon on a généralement tendance à cacher à la fois l’écriture dans les langues étrangères et la pratique de la traduction. Je pense à des écrivains comme Marinetti, Ungaretti, des écrivains du canon littéraire. Il me semble que c’est aussi pour cette raison que Meneghello n’est finalement pas vraiment entré dans le canon italien : peu de place lui est finalement accordée, même s’il est étudié à l’école… J’aimerais bien terminer notre entretien sur ces questions politiques liées à la traduction, merci !