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La Peste d’Albert Camus : une réorientation traductive
1L’exploit de retraduire un classique littéraire s’inscrit souvent dans une démarche de mise à jour du catalogue éditoriale qui est tout autant tributaire des conditions contemporaines de réception du texte que des circonstances dans lesquelles ce texte a été initialement conçu. De fait, les maisons d’édition estiment que les premières traductions, bien qu’ancrées dans leur époque, correspondent parfois davantage aux rayonnages des bibliothèques qu’aux attentes du lectorat contemporain. La nouvelle traduction de La Peste d’Albert Camus par Yasmina Melaouah (Bompiani, 2017) semble relever de cette bonne pratique d’entretien du catalogue sans pervertir l’intégrité du roman original, paru en 1947 chez Gallimard. La première, et jusqu’alors unique, traduction en italien de La Peste, réalisée chez le même éditeur par Beniamino Dal Fabbro, date de 1948, l’année suivant la publication du roman de Camus en France. Ce court délai peut déjà fournir des indices sur les raisons pour lesquelles le roman nécessitait une nouvelle traduction, plus mûrie et réfléchie. D’après Yasmina Melaouah, des retouches fragmentaires n’auraient pas suffi à sauver la première version, qui, selon la traductrice, aurait mal vieilli ou peut-être été même « mal né dès le départ1 ». Pour ne pas être inéquitable, il faut toutefois garder à l’esprit qu’entre les deux éditions Bompiani soixante-neuf années d’études et d’approfondissements critiques se sont écoulées, consolidant et enrichissant le jugement porté sur l’œuvre de Camus, ce qui permet aujourd’hui d’en proposer sans doute une lecture plus avertie et affinée. Par ailleurs, afin de comprendre les raisons derrière cette nouvelle traduction, il convient de souligner non seulement l’existence des trente-sept rééditions qui ont jalonné cette période, mais aussi de regarder à l’histoire récente, relativement tumultueuse, de la maison d’édition Bompiani2. En octobre 2015, le groupe Mondadori annonce l’acquisition de la branche éditoriale du groupe RCS. Simultanément, en signe d’opposition à la fusion des deux entités, l’ancienne direction éditoriale, dirigée par Elisabetta Sgarbi, quitte la maison pour fonder sa propre structure. Beatrice Masini, l’actuelle directrice éditoriale, prend alors la relève, accompagnant la maison vers sa nouvelle phase de transition. En effet, en février 2016, l’Autorité garante de la concurrence et du marché (AGCM) se prononce en faveur d’un rééquilibrage des parts de marché contrôlées par Mondadori, ce qui conduit, à l’automne suivant, à l’acquisition de Bompiani par Giunti Editore3. Ce passage a sans doute joué un rôle ultérieur dans la volonté de repositionner le roman de Camus au-delà du succès initial obtenu grâce à la traduction de Beniamino Dal Fabbro, en consolidant sa place au sein du canon littéraire italien, où La Peste figure aujourd’hui parmi les œuvres de fiction étrangères les plus emblématiques. Voyons alors quelques-unes des étapes marquantes de ce processus de repositionnement afin de mieux appréhender les enjeux de la nouvelle traduction.
Reconfiguration éditoriale, nouvelle perspective
2Dans une optique de construction du canon littéraire, si l’on admet que « non c’è un’autorità che individua i modelli, ma è l’istituzione letteraria che, in successivi momenti, se li sceglie » (Segre 2001 : 179)4, ce repositionnement de La Peste reflète une démarche éditoriale visant à inscrire progressivement l’œuvre au sein des collections phares du catalogue, renforçant ainsi sa légitimité et sa visibilité, selon un projet structuré. Tout d’abord, en 1976, la traduction de Beniamino Dal Fabbro fut incluse dans la collection « Tascabili », où convergent les nouveaux titres une fois achevé leur premier cycle de vie : une série à l’esprit « variegato di “deposito in costante valorizzazione”5 ». Finalement, avec l’édition de juin 2017, La Peste rejoint Lo Straniero de Perroni — retraduction de L’Étranger de Camus — dans la série « Classici Contemporanei », collection où convergent les retraductions des grandes œuvres du xxe siècle. Les échéances proches des droits d’auteur ont probablement influencé ce changement de collection. De fait, en janvier 2030, soixante-dix ans se seront écoulés depuis la mort de l’auteur, entraînant l’expiration des droits sur l’œuvre : l’éditeur vise donc à en optimiser la rentabilité commerciale. Mais ce n’est pas tout. Très récemment, Bompiani semble avoir perçu une opportunité dans les circonstances exceptionnelles imposées par la pandémie. Celle-ci a non seulement remis tragiquement en lumière les thèmes de La Peste, mais a également entraîné une augmentation significative des ventes de l’œuvre, tant en Italie qu’à l’étranger. La maison d’édition a réagi rapidement en intégrant une réédition spéciale de La Peste dans la collection « Tascabili Narrativa », enrichie d’une introduction d’Alessandro Piperno. Parallèlement, en octobre 2021, est parue en librairie Saremo leggeri. Corrispondenza (1944-1959), un volume présentant pour la première fois la correspondance entre Camus et María Casarès, dont la traduction a été réalisée également par Yasmina Melaouah et Camilla Diez pour être inclus dans la collection « Bompiani Overlook », dédiée à la publication d’essais et d’œuvres diverses depuis 1999. Il convient de noter aussi que deux autres traductions de Yasmina Melaouah avaient été publiées dans la même période : L’esilio e il regno en 2018, dans la collection « Tascabili Narrativa », et Conferenze e discorsi (1937-1958) en septembre 2020, une compilation de trente-quatre discours publics prononcés par Camus. De toute évidence, la présence récurrente des œuvres de Camus en librairie, associée à la publication régulière de nouvelles traductions, ne peut qu’encourager l’intérêt vers leur auteur et les inciter à (re)découvrir ses écrits, qui se valorisent mutuellement par cette cohabitation dans le catalogue Bompiani. Quelle perspective nouvelle est alors proposée, plus précisément, sur La Peste ? Bompiani tente d’orienter la lecture autour de deux aspects clés. Le premier aspect se recèle dans l’introduction d’Alessandro Piperno à l’édition de 2021. Si l’on peut raisonnablement supposer que l’interprétation particulière du roman proposée par Piperno est cautionnée par Bompiani, c’est surtout en raison de la place privilégiée qu’occupe cette introduction dans l’édition spéciale (avec une présentation graphique renouvelée et le nom de Piperno mis en avant). La préface s’ouvre en effet sur une directive claire : « Di norma i libri sono più intelligenti, onesti, lungimiranti di chi li scrive, e assai meno pretenziosi. Ecco perché tra i molti modi per leggere male un capolavoro letterario, il peggiore è prendere troppo seriamente i moventi morali che hanno indotto l’autore a scriverlo ».6 Piperno fait ici référence aux différents niveaux de lecture – social, politique (la peste totalitaire du nazisme) et métaphysique – auxquels le récit se prête. Conscient du fardeau des idées préconçues auxquelles le lecteur contemporain pourrait être confronté en abordant La Peste, en particulier lors d’une relecture, Piperno nous invite dès les premières lignes non pas à écarter ces préconceptions, mais plutôt à les envisager comme un filtre interprétatif potentiel n’entraînant qu’une pression herméneutique modérée, qui ne devrait pas donc écraser l’expérience de la page vierge. En d’autres termes, c’est une invitation à savourer ce que le livre narre avant même d’examiner ce qu’il symbolise. Cela concerne aussi la proximité entre les événements tragiques ou les atmosphères sombres décrits dans le roman et les contingences où la retraduction trouve son nouvel écho : au milieu d’une pandémie mondiale, les correspondances entre les scènes relatées et la réalité contemporaine sont parfois si frappantes qu’elles en deviennent troublantes. Plus loin dans sa préface, Piperno écrit :
3Più il lettore si convincerà che i “singolari avvenimenti” che hanno investito i cittadini di Orano non vanno presi alle lettera, ma considerati una specie di grande pomposa metafora del buio della ragione che ha travolto l’umanità, più si negherà i piaceri – complessi, non privi di spine – che solo la buona narrativa è in grado di suscitare. […] Ciò che conta è ridimensionare il valore ideologico dei suoi romanzi, a vantaggio di quello artistico. […] mi sento tuttavia di consigliare al lettore di non lasciarsi andare a questa fuorviante e fin troppo comoda mozione degli affetti. Raramente capita di trarre dalla letteratura qualche utile insegnamento sulla vita. Avviene più di frequente il contrario: che alcune esperienze forti forniscano al lettore impressionabile una piattaforma emotiva abbastanza solida da agevolare l’immersione in un libro. E’ questo il caso.7
4Compte tenu de la grande charge métaphorique du deuxième roman de Camus, cette mise en garde n’est pas anodine. Elle est pleinement assumée dans la stratégie adoptée par Yasmina Melaouah. Comme la traductrice l’a souligné dans une interview concernant sa version de La Peste8, elle nourrit l’idée que, parmi les traducteurs qui se succèdent sur un même texte, une sorte de course de relais se met en place : chacun se passe le flambeau, poursuivant un texte qui les devance toujours. C’est précisément cette capacité à être et à demeurer un texte ouvert qui constitue l’élément central, la dominante (dans son acception traductologique) de cette nouvelle traduction, qui parvient à ne pas noyer les différents éléments du texte au profit des aspects thématiques plus évidents. À titre d’exemple, Beniamino Dal Fabbro avait particulièrement accentué le ton de chronique du récit, mettant en exergue l’ennui et la monotonie ambiante, au risque d’alourdir parfois le texte. Pourtant, la force du roman réside dans le fait que, parallèlement à la rigueur de la chronique et au dépouillement stylistique — incarnant la voix collective de la ville —, émergent aussi des instants où s’élève la voix de l’individu, marquée par la souffrance et le sentiment d’exil. Cette voix exprime une nostalgie du bonheur personnel, refoulée en temps de fléau, tenue à distance sans pour autant être effacée de l’œuvre. À l’opposé du premier traducteur, Yasmina Melaouah ne se focalise manifestement pas sur la reproduction littérale des phrases originales, mais s’engage, en fonction des exigences du texte, dans une quête de correspondances sémantiques et d’équivalences stylistiques qui cherchent à recréer cette voix : il s’agit davantage d’une restitution que d’une imitation, où les traits distinctifs de l’original restent reconnaissables à travers un timbre qui s’inscrit dans une cohérence textuelle propre.
À l’épreuve du texte
5La retraduction de Yasmina Melaouah pallie souvent, et avec finesse, de nombreux défauts présents dans la version de son prédécesseur. Une analyse comparative de nombreux passages des deux traductions met en évidence l’attitude fortement plus sourcière de Beniamino Dal Fabbro envers la prose camusienne. Cependant, malgré sa fidélité apparente à la lettre originale, le premier traducteur expose son lecteur à des erreurs d’interprétation, à plusieurs imprécisions lexicales, ainsi qu’à une distorsion fréquente du rythme textuel résultant de changements importants de la ponctuation. En général, plusieurs des modifications apportées ne semblent pas toujours motivées par un besoin réel dans la première traduction. Cela se manifeste, par exemple, lorsque Beniamino Dal Fabbro tend à expliciter les pronoms personnels (« egli », « essi », etc.) avec insistance, même si aucune emphase anaphorique est requise ; ou bien lorsqu’il conserve des structures phrastiques qui, en italien, introduisent un marquage syntaxique bizarre entraînant un poids sémantique mal placé. De même, il emploie parfois des constructions impersonnelles qui, bien que grammaticalement acceptables, apparaissent peu naturelles dans leur contexte. En outre, son usage d’un lexique précieux et d’un registre soutenu, bien qu’en phase avec le ton du narrateur, Bernard Rieux, dans certaines instances, produit par moments des interprétations monotones, donnant à la voix narrative une gravité plus appuyée que celle que Camus avait probablement envisagée. Visiblement, Beniamino Dal Fabbro exerce donc un contrôle limité sur les phénomènes d’interférence inhérents à la traduction, en particulier dans le couple de langues français-italien. L’un des exemples les plus notables est la fréquence des anomalies de marquage syntaxique, causées par des placements inhabituels des constituants en italien, ce qui entraîne souvent des divergences dans l’interprétation pragmatique des énoncés. Comme le souligne Sara Vecchiato9, il importe de noter que, bien que le français présente des constructions syntaxiquement proches de l’italien, des différences de registre peuvent néanmoins surgir. En italien, certaines de ces structures peuvent apparaître archaïques, appartenir au code écrit ou à un registre soutenu, tandis que d’autres peuvent être perçues comme plus informelles et familières. Dans le cadre d’une traduction, il s’agirait certes de formes grammaticalement correctes, mais elles ne seraient pas toujours adaptées au contexte d’usage. Tout en souscrivant largement à l’hypothèse de BrunoOsimo (2002) — selon laquelle les phénomènes d’interférence en traduction ne compromettent pas nécessairement le résultat final, mais peuvent au contraire enrichir le processus en ouvrant des perspectives cognitives inédites pour l’utilisateur du métatexte —, l’analyse de La Peste traduite par Beniamino Dal Fabbro suggère que le traducteur, s’appuyant sur les similitudes structurelles entre les deux langues, a en partie laissé à la perméabilité de l’italien face au français la responsabilité d’accueillir la voix de Camus. Ce faisant, il semble avoir sous-estimé les ajustements nécessaires pour satisfaire les attentes du lectorat cible. En revanche, Yasmina Melaouah, dans les mêmes passages, se montre plus attentive à ces écarts linguistiques, surtout lorsqu’elle identifie des frontières syntaxiques et lexicales qui ne peuvent être franchies par des procédés directs (de traduction mot à mot), sans entraîner une déviation excessive par rapport aux effets stylistiques du texte source. En témoigne déjà sa traduction de l’incipit :
Camus (1947: 11) |
Dal Fabbro (1948: 5) |
Melaouah (2017: 9) |
Les curieux événements qui font le sujet de cette chronique se sont produits en 194., à Oran. De l’avis général, ils n’y étaient pas à leur place, sortant un peu de l’ordinaire. À première vue, Oran est, en effet, une ville ordinaire et rien de plus qu’une préfecture française de la côte algérienne. La cité elle-même, on doit l’avouer, est laide. |
I singolari avvenimenti che dànno materia a questa cronaca si sono verificati nel 194... a Orano; per opinione generale, non vi erano al loro posto, uscendo un po’ dall’ordinario: a prima vista, infatti, Orano è una città delle solite, null’altro che una prefettura francese della costa algerina. La città in se stessa, bisogna riconoscerlo, è brutta. |
I singolari avvenimenti descritti in questa cronaca si sono prodotti nel 194. a Orano. Era opinione diffusa che capitassero nel luogo sbagliato, trattandosi di avvenimenti un po’ fuori dal comune. E Orano è invece, a prima vista, un posto comunissimo, una semplice prefettura francese della costa algerina. La città, a onor del vero, è brutta. |
6Point d’entrée dans la matière textuelle et vestibule de certains des thèmes centraux de l’œuvre, ainsi que du ton et du style archivistique auquel le lecteur sera confronté, le prologue de La Peste constitue un miroir privilégié pour une analyse traductologique. Il rassemble de nombreuses isotopies du roman, annonce un programme narratif et établit d’emblée la position du narrateur, créant ainsi une relation de confiance dans sa voix de chroniqueur. Oran est dépeinte par soustraction, dans sa banalité dépouillée de tout attribut distinctif, demeurant identique à elle-même par la suite et, de ce fait, neutre : elle se constitue ainsi en un véritable non-lieu, propice à accueillir les événements dramatiques auxquels les habitants seront confrontés. Ces événements peuvent dès lors être interprétés à la fois comme l’histoire d’un peuple singulier — les Oranais — et comme celle de l’humanité entière. Ce paragraphe liminaire instaure ainsi une première opposition entre l’habituel et l’inhabituel (l’ordinaire et l’extraordinaire), une dualité qui soutiendra la structure de tout le chapitre, tant sur le plan sémantique que stylistique. Au niveau du discours, l’opposition se reflète immédiatement dans le polytope du terme « ordinaire », employé ici avec la double valeur d’adjectif et de nom : cet expédient fait dialoguer la répétition (le même signifiant) et la variation (les différentes fonctions grammaticales), autrement dit l’habitude et la nouveauté, mais précisément dans les termes qui, sur le plan sémantique, sont annonciateurs du même noyau sémantique de l’ordinaire, qui se trouve ainsi immédiatement mis en valeur. Dès le début, les choix des deux traducteurs révèlent des approches assez différentes, qui perdureront tout au long du roman, avec quelques variations subtiles en fonction des passages. En examinant, par exemple, la deuxième phrase, arbitrairement introduite par un point-virgule dans la première traduction, on observe l’un des nombreux calques peu idiomatiques qui tentent de reproduire maladroitement les constructions françaises en tournure négative (« non vi erano al loro posto ») ainsi que la locution restrictive « null’altro che ». À cela s’ajoute l’usage du gérondif pour traduire le participe présent attributif « sortant ». Bien que ces formulations soient grammaticalement correctes, elles révèlent une forte interférence linguistique. Dans le premier cas, « al loro posto » traduit de manière imprécise l’idée de « au bon endroit » véhiculée par le texte source. Par ailleurs, ces structures s’avèrent mal adaptées au registre expressif courant de l’italien : par exemple, « uscendo un po’ dall’ordinario » introduit un effet de distorsion absent dans l’original, puisque l’expression « sortir de l'ordinaire » est au contraire assez courante en français. De surcroît, Beniamino Dal Fabbro rompt ici le lien établi plus loin par la répétition significative de « ville ordinaire », qui soutenait jusqu’alors la construction d’une opposition entre les événements singuliers et la banalité de la ville. Bien que les répétitions ne soient pas toujours indispensables, il est évident, compte tenu de la position dans l’incipit, que Camus a sciemment choisi de réitérer le terme pour en souligner le sens. Cette intention se perd dans le transfert approximatif de « una città delle solite », qui, tout en suggérant un caractère péjoratif, recentre l’attention sur une comparaison avec d’autres villes côtières et, surtout, éclipse la référence directe à la première occurrence du terme « ordinaire ». Yasmina Melaouah s’efforce de pallier ces faiblesses par une série de modulations et de reformulations destinées à concilier le respect des isotopies stylistiques avec une adaptation italienne plus fluide. Cela se manifeste, tout d’abord, par la transposition du syntagme prépositionnel en un prédicat nominal, comme dans « Era opinione diffusa », suivi d’un complément qui ajuste la sémantique du segment équivalent dans le texte source. Le sème central se passer contenu dans « avvenimenti », sujet anaphorique, est astucieusement transposé dans le verbe « capitassero », ce qui permet d’éviter que le verbe générique « étaient » reste en suspens, sans lien explicite avec son sujet implicite. Par ailleurs, afin de ne pas altérer l’isotopie négative de ce passage, la modulation de la forme verbale (du négatif « n’y étaient pas » au positif « capitassero ») est compensée par l’introduction de l’adjectif « sbagliato », qui récupère le sémantisme négatif au niveau lexical, marquant ainsi un déplacement ingénieux du niveau morphosyntaxique vers le niveau sémantique. Vient ensuite l’explicitation du syntagme gérondif « trattandosi di avvenimenti », qui reformule le sujet logique du paragraphe tout en assurant la transposition verbe/adverbe « sortant » en « fuori ». Cette adaptation exprime de manière fluide l’idée d’extraordinaire, tout en compensant la répétition perdue dans la version de Beniamino Dal Fabbro, désormais rétablie sous la forme superlative « un posto comunissimo » (un lieu des plus communs). Pour accentuer davantage l’opposition isotopique fondamentale mentionnée précédemment, Yasmina Melaouah va jusqu’à transposer l’élément discursif « infatti » dans une structure adversative formée par la conjonction « E » (ajoutée également pour des raisons d’euphonie) et l’adverbe « invece », introduisant ainsi, par anticipation syntaxique, la préfiguration d’un contraste. Enfin, la distribution de la locution restrictive chez Beniamino Dal Fabbro est reconvertie en l’adjectif « semplice », qui, bien qu’ayant perdu son aspect négatif, s’inscrit néanmoins dans le champ lexical de la mediocrité, utilisé pour qualifier de façon récurrente la ville d’Oran, se constituant ainsi en une forme de compensation stylistique. L’effort de Yasmina Melaouah pour échapper aux pièges de la littéralité se révèle aussi dans la dernière phrase, où l’expression parenthétique « on doit l’avouer » est transformée en « a onor del vero ». Ce choix phraséologique respecte, sur le plan prosodique, le rythme ternaire général de l’incipit et maintient le registre formel de la narration originale.
7D’autres exemples illustrant les divergences d’approche apparaissent dans la scène de la mort du petit Othon, fils du juge et figure christique :
Camus (195-197) |
Dal Fabbro (166-168) |
Melaouah (228-231) |
– Il n’y a pas eu de rémission matinale, n’est-ce pas, Rieux ? Rieux dit que non, mais que l’enfant résistait depuis plus longtemps qu’il n’était normal. Paneloux, qui semblait un peu affaissé contre le mur, dit alors sourdement : – S’il doit mourir, il aura souffert plus longtemps. |
«Non ha avuto la tregua mattutina, nevvero, Rieux?» Rieux disse di no, ma che il ragazzo resisteva da più tempo che se fosse stato normale. Paneloux, che sembrava un po’ accasciato contro la parete, disse allora sordamente: «Se ha da morire, avrà sofferto più a lungo». |
“Non c’è stata la remissione mattutina, vero Rieux?” Rieux disse di no, ma aggiunse che il bambino resisteva più a lungo della norma. Paneloux, che sembrava quasi accasciato contro il muro, disse allora con voce sorda: “Se deve morire, avrà sofferto più a lungo.” |
C’est à peine si on entendit Grand partir en disant qu’il reviendrait. Tous attendaient. L’enfant, les yeux toujours fermés, semblait se calmer un peu. |
Appena si sentì Grand che se ne andava, dicendo che sarebbe tornato; tutti aspettavano. Il ragazzo, con gli occhi chiusi, sembrava calmarsi un poco. |
A stento si udì Grand che se ne andava dicendo che sarebbe tornato. Tutti aspettavano. Il bambino, con gli occhi sempre chiusi, pareva calmarsi un poco. |
8Les calques syntaxiques et lexicaux du premier paragraphe (en gras) sont assez flagrants dans la version de Beniamino Dal Fabbro, et ils s’ajoutent à quelques emplois linguistiques qui apparaissent désuets pour un lecteur moderne. Dans le deuxième paragraphe, encore une fois, en raison du calque de la locution française « à peine », la lecture de la phrase initiale tend à induire l’interprétation de celle-ci comme une subordonnée temporelle, alors qu’elle constitue en réalité la proposition principale, ce que Yasmina Melaouha restitue ensuite correctement par « A stento si udì Grand ». De plus, la substitution du point final par un point-virgule — une intervention très fréquente dans la traduction de Beniamino Dal Fabbro —, peut sembler anodine, mais engendre ici une altération sémantique significative. En effet, elle resserre la logique entre les deux énoncés et laisse croire que l’attente générale se concentre sur le retour de Grand, alors que celle-ci porte exclusivement sur l’efficacité du sérum sur l’enfant Othon. À ces maladresses se superposent l’utilisation de « ragazzo » pour traduire « enfant » ainsi qu’un énième emploi de « sembrava ». Bien qu’acceptable dans le contexte, ce verbe alourdit la structure par un effet de répétition à l’intérieur du paragraphe, altérant ainsi la richesse stylistique du texte source qui, tout au long du chapitre, varie avec subtilité les verbes de perception. En revanche, ici comme ailleurs, Yasmina Melaouah recourt à des solutions créatives pour reproduire la voix de Camus dans un italien littéraire mais non figé. Par ailleurs, son utilisation nuancée et stratégique de la compensation permet d’approcher les effets stylistiques et rythmiques du texte original.
Les rides du temps
9Il reste à examiner la relation temporelle entre la langue du texte source et celle de ses traductions, à savoir ce vernis d’antiquité qui, par endroits, teinte la traduction de Beniamino Dal Fabbro, face aux choix opérés ultérieurement par Yasmina Melaouah. En comparaison avec d’autres romans de son époque et compte tenu du décalage entre la langue littéraire et la langue courante, La Peste, bien que classique dans sa structure et dans certains passages rhétoriques, présente une langue globalement neutre sur le plan synchronique. Si elle n’intègre qu’un faible degré de diachronie (les formes désuètes ou les termes obsolètes y sont rares pour l’époque à laquelle Camus écrivait), elle n’innove pas non plus de manière audacieuse en matière de registre, par exemple en explorant les variations diaphasiques ou diastratiques — à l’exception peut-être des discours de certains personnages tels que Cottard, Gonzalès, M. Michel, ou le vieil Espagnol. Les choix lexicaux, l’élaboration syntaxique et l’utilisation des temps verbaux n’introduisent donc pas d’expérimentations formelles significatives, comme c’était le cas dans L’Étranger, ni ne cherchent à récupérer des modèles, maniérismes ou termes issus du passé. Par conséquent, la lecture de La Peste ne présente pas de difficultés particulières, et c’est plutôt le registre soutenu adopté par le narrateur, dans son rôle de chroniqueur, qui contribue à l’impression d’une langue classique. Ainsi, plutôt que d’être confrontée au dilemme de choisir entre une traduction fidèle à la langue du lecteur moderne ou à celle du contexte d’origine, Yasmina Melaouah devait se poser la question de la manière dont elle allait se positionner par rapport à la première version italienne du texte. Cette dernière montre en effet des signes évidents de ce que Anton Popovič appelle le facteur intertemporel de la traduction, « compris comme une différence de conditions communicatives résultant du fait que le prototexte et le métatexte n’ont pas été réalisés au même moment historique10 ». Ces signes se relèvent non seulement au niveau linguistico-textuel (dans l’italianisation des noms propres ; dans le recours massif aux calques, plus largement acceptés à l’époque où Beniamino Dal Fabbro traduisait ; dans les archaïsmes lexicaux et orthographiques fréquents), mais également dans les « matricial norms » telles que définies par Gideon Toury11. Ces normes concernent notamment la complétude du texte de Beniamino Dal Fabbro, qui est affectée par des omissions sporadiques, ainsi que sa segmentation textuelle, modifiée dans certains cas par rapport à l’original. Dans le continuum proposé par Jones et Turner à propos du vieillissement des langues en traduction, allant de l’hyperarchaïsation à une modernisation radicale de la langue12, la retraduction de Yasmina Melaouah se situe donc plutôt au centre, adoptant une stratégie hybride et prudente de modernisation minimale. En plus de restaurer l’onomastique originale (pour les noms des personnages et des lieux), elle n’introduit aucun anachronisme, tout en privilégiant des termes plus proches de la langue contemporaine lorsque les équivalents italiens, bien que formellement similaires au signifiant français, sont devenus soit totalement obsolètes, soit asymétriques en raison de l’évolution dans l’extension sémantique atteinte à ce jour. Il en va de même pour les légers ajustements diachroniques de l’usage grammatical, que l’on peut illustrer par trois exemples : chaque fois que cela est possible, Yasmina Melaouah évite l’emploi des subjonctifs passés ; dans de nombreux cas, elle actualise les allocutifs et les pronoms de référence pour les aligner sur l’usage contemporain ; enfin, elle simplifie les phrases fortement nominalisées en recourant à des structures plus fluides, telles que des infinitifs ou des propositions relatives introduites par « che ».
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10L’une des raisons pour lesquelles il ne faut pas présumer que chaque nouvelle traduction affaiblit nécessairement les précédentes, mais plutôt admettre qu’elles peuvent coexister au sein de l’espace épistémique créé par la série de retraductions et en fonction des perspectives variées des lecteurs, réside dans la dimension de l’enrichissement linguistique induit par l’acte de traduire : l’appartenance à un patrimoine culturel partagé. Les traits d’étrangeté issus des interférences linguistiques, tels qu’évoqués dans cette étude, peuvent représenter une véritable richesse. En effet, la traduction entre langues génétiquement proches, comme le français et l’italien, ne se limite pas à la simple transposition de structures figées. Elle ravive parfois des schémas syntaxiques, des souvenirs étymologiques ou des règles tombées en désuétude, aujourd’hui perçus comme incongrus par le lecteur contemporain. Pourtant, ces éléments appartiennent à un fonds linguistique reflétant une histoire de filiation culturelle commune, à laquelle la littérature peut offrir un droit de séjour. Une traduction, aussi éphémère soit-elle, peut ainsi servir de lieu d’accueil provisoire, préservant ces traces pour la durée, certes limitée, de sa propre existence textuelle. Un exemple particulier réside dans l’utilisation du mode conditionnel des verbes qui, grâce à la traduction de Beniamino Dal Fabbro, fait preuve de sa mobilité morphologique au sens diachronique. L’emploi du conditionnel passé, à la place du conditionnel présent conforme à l’usage français, a en effet supplanté souvent dans la retraduction de Yasmina Melaouah un mode d’expression qui manifestement montrait encore une certaine vitalité dans l’italien de l’époque où Beniamino Dal Fabbro a traduit, puisqu’il n’avait été expurgé ni par le traducteur ni par aucun réviseur. D’autant plus que ce choix se rencontre, par exemple, dans une position textuelle particulièrement visible, à savoir dans l’explicit du roman, où il ne pouvait guère passer inaperçu :
[…] et que, peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l’enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse. (Camus, p. 279)
[…] e che forse verrebbe giorno in cui, per sventura e insegnamento agli uomini, la peste avrebbe svegliato i suoi topi per mandarli a morire in una città felice. (Dal Fabbro, p. 235)
[…] , e che forse sarebbe venuto il giorno in cui, per disgrazia e monito agli uomini, la peste avrebbe svegliato i suoi topi e li avrebbe mandati a morire in una città felice. (Melaouah, p. 326)
11La juxtaposition des deux formes conditionnelles en italien, conjuguées à des temps verbaux différents, dont seul le second suit les normes contemporaines de la consecutio temporum, suggère que cette interprétation de Beniamino Dal Fabbro relève en réalité d’un choix délibéré, reflet d’un usage linguistique alors couramment admis. Il en va probablement de même pour d’autres structures qui, aujourd’hui, pourraient être perçues comme de simples calques imputables à la négligence ou à un manque de maîtrise. Les stratégies de traduction et l’évaluation de leurs résultats ne peuvent, de ce fait, être dissociées de leur ancrage historique, puisqu’elles constituent le produit de normes s’exprimant à travers le prisme des idiosyncrasies individuelles, contribuant ainsi à la singularité de chaque nouvelle version. En ce sens, nous rejoignons l’approche de Emilio Mattioli, qui envisage la traduction littéraire comme une interaction entre poétiques13 : une perspective que la retraduction de Yasmina Melaouah illustre admirablement, permettant à l’œuvre de Camus de résonner dans des nouvelles lectures.