La Bibliothèque bleue : réemploi et révision textuels
Colloque international, Université Grenoble Alpes, amphithéâtre de la MSH
21-22 mars 2024
Appel à communications
La Bibliothèque bleue est une collection de livres à succès qui a abondamment alimenté le marché français de l’édition entre le XVIIe siècle et le XIXe siècle. Elle doit son nom à l’habitude des imprimeurs de ses débuts de protéger les feuillets fragiles et mal reliés des exemplaires par du papier bleu-gris. Ces ouvrages à l’aspect rudimentaire, accessibles à toutes les bourses et transportables par des colporteurs, ont été produits dans des régions alphabétisées, dans un premier temps la Champagne et la Normandie. Environ cinquante villes ont été impliquées au total, dont dix principales : Troyes, Rouen, Caen, Limoges, Avignon, Toulouse, Orléans, Tours, Lille, Épinal et Montbéliard. Les titres concernés sont au nombre d’environ quatre-cents ; les cent premiers constituent le noyau dur du répertoire. On peut en consulter des exemplaires dans des bibliothèques du monde entier, dont les principales sont, pour la France, la Médiathèque du Grand Troyes (catalogue en ligne avec nombreuses éditions numérisées), la Bibliothèque du Mucem (catalogue prochainement mis en ligne) et la Bnf, malgré une grande déperdition dans le temps.
Le phénomène éditorial n’a été reconnu que tardivement par la critique comme un objet digne d’étude. Après les travaux d’histoire sociale et d’histoire de la lecture de R. Mandrou dans les années 1960, sont venus ceux d’histoire de la lecture et de l’édition de R. Chartier et ceux d’histoire de l’édition et les analyses littéraires de G. Bollème et de L. Andries à partir des années 1980 jusqu’au début des années 2000. Aujourd’hui on commence à prendre en compte sa dimension provinciale, comme l’attestent les recherches de M.-D. Leclerc et de J.-D. Mellot. On se met aussi à discuter sur ses bornes temporelles. Les spécialistes retiennent traditionnellement l’année 1600, voire précisément le début de l’activité de Nicolas I Oudot (c. 1606-1636) à Troyes, comme terminus a quo. Mais H. Blom remarque à juste titre que les romans produits notamment par Pierre I Rigaud, Jean-Antoine III Huguetan et Claude Chastellard à Lyon sont proches dans leur contenu et leur facture de ceux qui ont été publiés à la même époque par Nicolas I Oudot à Troyes et par Pierre Mullot et les Costé à Rouen, ce qui l’incite à étendre la notion de « Bibliothèque bleue » à des éditions produites à partir des dernières années du XVIe siècle dans ces trois centres. Il nous semble pour notre part que ce n’est qu’avec Nicolas II Oudot (1640-1677) à Troyes que prend forme une volonté de concevoir des éditions pour une diffusion à grande échelle et à faible coût. Alors que son père veillait encore à soigner la facture des romans et des livres de piété qu’il imprimait, à la manière précisément de ses confrères lyonnais et rouennais, N. II sélectionne certes des versions vulgarisées d’anciens titres, produits originellement pour un lectorat restreint, mais les configure pour le grand public. L’identification du terminus ad quem de la collection pose moins de difficultés : la production de livres bleus faiblit considérablement vers 1830 et s’arrête tout à fait milieu du XIXe siècle. La collection se définit donc par des stratégies d’impression massive et à bas coût en vue de capter un lectorat très large.
Un point en particulier reste mal éclairci par la critique : la façon dont se met en place le mécanisme du réemploi et de la révision textuels. Le réemploi consiste d’abord dans la reprise de titres produits antérieurement. Au début de la collection, dès 1640, on trouve surtout des œuvres composées et remaniées entre le XIVe et le XVIe siècle. Des domaines variés, recouvrant différents genres de textes, sont concernés : l’instruction (abécédaire, arithmétique, civilité), la morale et la dévotion (œuvres morales, vie de saint, pèlerinage, noël), les métiers (manuels de botanique, jardinage ou médecine), l’imagination (conte de fées, roman), les pièces à rire (chanson, cri de ville), et même la magie et les sciences occultes (livre de secrets, Prophéties de Nostradamus). Le contenu des textes publiés selon la formule de la Bibliothèque bleue correspond souvent à une forme plus ou moins simplifiée d’ouvrages encyclopédiques relatifs aux domaines correspondants.
Les titres sélectionnés font ensuite l’objet d’une révision plus ou moins importante. Les imprimeurs sollicitent en effet des réviseurs anonymes, qui héritent des techniques de sélection et de vulgarisation des textes mises en œuvre à partir du XVe siècle et qui se sont perfectionnées jusqu’au début du XVIIe siècle. Les modifications opérées peuvent être réparties en trois catégories : celles qui portent sur la structure du texte et sur le péritexte (découpage en sections, chapitres et paragraphes, nombre d’illustrations), celles qui touchent au contenu (suppression, ajout ou transformation de passages, qu’il s’agisse de segments de phrases, d’un ensemble de phrases ou de paragraphes entiers) et celles qui concernent la langue (orthographe, ponctuation, lexique et syntaxe). Concernant les modifications du contenu textuel, R. Chartier remarque le rôle de la censure, qui semble purger progressivement les textes de toute évocation du « bas matériel et corporel » et du blasphème.
Partant du constat d’une cohérence d’ensemble des choix faits pour sélectionner et réviser les œuvres, qui sont d’ailleurs à l’origine de l’existence même d’une collection, nous émettons l’hypothèse qu’un véritable travail d’édition est effectué dans les ateliers des imprimeurs. Contre l’idée d’une inertie de ces derniers, nous souhaitons voir comment se manifeste au plan textuel une volonté de faire des livres que l’on qualifie à raison aujourd’hui « de grande diffusion », plutôt que de « populaires », car les lecteurs n’appartiennent pas nécessairement au peuple. Nous souhaitons centrer l’enquête sur les débuts de la collection (1640-1700), sans exclure les ouvertures au-delà de cette période. Les travaux pourront porter sur un titre en particulier ou un ensemble de titres relatif à un genre, sur les stratégies éditoriales d’un imprimeur en particulier ou d’une dynastie d’imprimeurs ou sur d’autres aspects de la constitution et du développement de la collection. Ils gagneront à adopter une démarche philologique, de façon à fonder de manière solide les analyses du devenir des titres à l’entrée dans la collection (1640-1700) et, si nécessaire, dans les décennies suivantes. Nous invitons à procéder à la comparaison des états textuels avec l’amont (les texte-sources du XVIe siècle et des siècles précédents) et éventuellement avec l’aval (les éditions du XVIIIe siècle).
Toutes les pistes qui permettent de cerner les modalités et les enjeux des choix effectués par les éditeurs de la Bibliothèque bleue sont bonnes à suivre. Plusieurs semblent particulièrement prometteuses :
-le travail de sélection : une fois identifiée l’œuvre à l’origine de tel ou tel titre, il faut déterminer la ou les éditions qu’a pu consulter tel ou tel éditeur ; il s’agit aussi de voir la position de celles-ci dans la tradition textuelle ;
- le travail de révision : il serait bon de repérer les remaniements effectués et d’en identifier la nature, matérielle ou textuelle ; au plan matériel, cela implique d’examiner la mise en page et le péritexte, notamment les illustrations ; au plan textuel, cela amène à voir le découpage en sections, les ajouts ou les suppressions de passages et les choix linguistiques ; il faudrait alors voir comment ces interventions changent la lecture du texte, qu’elles la facilitent ou l’orientent idéologiquement ;
- l’évolution du texte ou des textes au sein de la collection : il semble intéressant de comparer les versions d’un même titre entre les différents centres de production et d’un imprimeur à l’autre au sein d’un même centre de production ; cela permettrait de mettre au jour la filiation des éditions bleues et de voir s’il y a ou non une permanence du texte une fois le titre entré dans la collection.
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Les propositions de communication, qui prendront la forme d’un résumé de 5 à 10 lignes assorti d’un titre, sont attendues pour le 1er décembre 2023 au plus tard.
Comité scientifique
Helwi Blom (Radboud Universiteit)
Marie-Dominique Leclerc (Université de Reims Champagne-Ardenne)
Elisa Marazzi (université de Milan)
Jean-Dominique Mellot (Bnf)
Comité d’organisation
Pascale Mounier (université Grenoble Alpes, UMR 5316 Litt&Arts)
Pauline Saccol (université Grenoble Alpes, UMR 5316 Litt&Arts)
Contact
mounier.pascale@wanadoo.fr
pauline.saccol@univ-grenoble-alpes.fr
Pistes bibliographiques
Lise Andries et Geneviève Bollème, La Bibliothèque bleue : littérature de colportage, Paris, Laffont, « Bouquins », 2003.
Lise Andries, La Bibliothèque bleue au dix-huitième siècle : une tradition éditoriale, Oxford, The Voltaire Foundation at the Taylor Institution, 1989.
Helwi Blom, « Une Bibliothèque bleue lyonnaise ? Romans chevaleresques et livres populaires à Lyon (XVIIe-XVIIIe s.) », in « À qui lira ». Littérature, livre et librairie en France au XVIIe siècle, dir. M. Bombart, S. Cornic, E. Keller Rahbé et M. Rosellini, Tübingen, Narr/Francke, 2020, p. 367-383.
Bibliothèque bleue, dir. M.-D. Leclerc et A. Robert, La Vie en Champagne, n° 90, 2017.
La Bibliothèque bleue de Normandie, dir. P. Mounier, Annales de Normandie, n° 71/2, 2021.
La Bibliothèque bleue et les littératures de colportage, dir. T. Delcourt et É. Parinet, Paris, École des Chartes / Troyes, La Maison du Boulanger, 2000.
Roger Chartier, « Livres bleus et lectures populaires », in Histoire de l’édition française, t. II, Le livre triomphant, 1660-1830, dir. R. Chartier et H.-J. Martin, Paris, Promodis, 1984, p.657-673.
Colportage et lecture populaire. Imprimés de large diffusion en Europe. XVIe-XIXe siècles, dir. R. Chartier et H.-J. Lüsebrink, Paris, IMEC Éditions-Éditions de la Maison des Sciences de l’Homme, 1996.
European Dimensions of Popular Print Culture, dir. M. Grenby, E. Marazzi et J. Salman, Quaerendo, n° 51, 2021.
Jean-Dominique Mellot, « Richard sans Peur imprimé en Normandie : enquête sur une logique éditoriale (fin XVIe-début XIXe siècle) », in Richard sans Peur, duc de Normandie. Entre histoire et légende, dir. L. Mathey-Maille et É. Gaucher-Rémond, Annales de Normandie, n° 64/1, 2014, p. 189-214.