Comment étudier les OLNIs ?
Réflexions méthodologiques et épistémologiques
Séminaire doctoral organisé par Eva Chaussinand (ENS de Lyon), Célia Fernandez (Université Lyon 3) et Zoé Perrier (Université Sorbonne Nouvelle) à Lyon et en comodal à partir de février 2025.
Avec le soutien des laboratoires IHRIM, Marge et THALIM.
L’objectif de ce séminaire est de créer un espace de discussion pour les doctorant·es et jeunes chercheur·euses en littérature étudiant des objets qui dérogent au modèle canonique du corpus d’études littéraires : ce que nous appelons ici les « objets littéraires non identifiés », ou OLNIs, à partir d’un concept proposé par Olivier Cadiot et Pierre Alferi (1995). Si le terme désignait initialement des textes contemporains affichant une ambiguïté générique rétive à toute entreprise taxinomique, nous proposons d’élargir son application à l’ensemble des objets étudiés par des chercheur·ses en littérature qui ne font pas partie du canon littéraire. Nous opérons ce déplacement définitionnel afin d’interroger la place qu’occupent les corpus « atypiques » au sein des études littéraires, et les méthodologies particulières que de tels objets requièrent (ou non).
L’axe principal de ce séminaire consistera en la question suivante : Les OLNIs sont-ils des objets de recherche comme les autres ? Nous proposons aux intervenant·es de partir de leurs propres objets de recherche afin de problématiser leur démarche méthodologique, en vue de nourrir au fil de l’année une réflexion épistémologique sur les transformations que les OLNIs suscitent dans les études littéraires.
Le séminaire se tiendra à Lyon (ENS et Université Lyon 3) en hybride de février à juin 2025, à raison d’une séance par mois (19/02, 19/03, 23/04, 14/05, 11/06) d’une durée de 2 à 3 heures. Les communications issues du séminaire pourront faire l’objet d’une publication sur le carnet Hypothèses « OLNIs ». Le séminaire sera suivi, à l’automne 2025, de la journée d’étude doctorant·es et jeunes chercheur·euses de la Société d’Études de la Littérature de Langue Française des XXe et XXIe siècles (SELF XX-XXI), qui constituera un prolongement des réflexions produites lors du séminaire.
Ce que les OLNIs font au canon littéraire
Définir les OLNIs comme des objets avant tout non-identifiés par la recherche universitaire conduit à questionner la notion de « classique » et la construction historique du corpus universitaire et scolaire. Interroger la mise à l’écart institutionnelle qu’ont pu connaître les OLNIs semble un enjeu d’autant plus important que les études littéraires ont pour particularité d’être déterminées par leur objet et non par leur méthode (Compagnon, 1983). L’inclusion ou l’exclusion d’objets constituent un processus toujours susceptible de redéfinir la discipline dans son ensemble, qui s’est ainsi construite dans une tension entre chercheur·ses « orthodoxes », travaillant à fixer un corpus clos, et chercheur·ses « hétérodoxes », qui explorent les frontières du canon (Bourdieu, 1984 : 88). Cette opposition, sans cesse renouvelée, est particulièrement visible lors de conflits méthodologiques (on peut penser à la querelle de la nouvelle critique, ou aux bouleversements induits par le développement de l’analyse du discours) qui entraînent à terme un élargissement du canon. Si chaque ouverture peut être perçue comme une menace par les chercheur·ses les plus attaché·es à une conception restreinte du corpus [1], on peut également considérer l’analyse des OLNIs comme une occasion pour les études littéraires de mieux penser leurs objets, et de produire une réflexion épistémologique plus précise. On s’intéressera donc en particulier aux relations qu’entretiennent les OLNIs avec le canon littéraire : en sont-ils exclus de manière uniforme, ou certains d’entre eux suivent-ils un parcours d’inclusion à géométrie variable ? Quelles explications (sociologique, historique, épistémologique) peuvent être apportées à leur inclusion ou à leur exclusion du canon ?
Les OLNIs dans les études littéraires aujourd’hui
Bien que ces questionnements autour des frontières des études littéraires ne soient pas nouveaux, ils semblent trouver un écho particulièrement fort à l’époque actuelle, marquée par un processus de « déspécification du littéraire » (Mougin, 2019). La littérature perdrait en autonomie dans le cadre d’une porosité croissante des pratiques de discours, compliquant les travaux de classification et de patrimonialisation des productions contemporaines à l’université (Ruffel, 2015). S’ouvrirait alors pour la critique universitaire la possibilité d’intégrer au domaine littéraire des pratiques d’écriture variées (Gefen, 2021 : 33), mettant en lumière les OLNIs d’hier ou d’aujourd’hui. Cette ouverture récente nous semble inviter à s’interroger non seulement sur les réticences aux OLNIs, mais aussi sur leur reconnaissance croissante et ses effets sur la recherche : les études littéraires peuvent-elles (ou doivent-elles) conserver leur spécificité, tout en poursuivant une dynamique d’ouverture ? Si oui, comment peuvent-elles renouveler leurs méthodes ? Enfin, l’inclusion croissante des OLNIs dans les recherches en littérature doit nous conduire à interroger la pertinence même du concept : la reconnaissance institutionnelle de certains de ces nouveaux objets d’étude est-elle suffisamment importante pour rendre l’idée même d’OLNIs caduque ?
Gradient de littérarité, gradient de publicité, gradient de légitimité
Ainsi que l’explique Yves Citton, la notion d’OLNIs comporte en elle-même une limite en ce que « sa compréhension est essentiellement négative » (Citton, 2010 : 2) : avant toute chose, les OLNIs ne sont pas des objets couramment reconnaissables comme littéraires. En prenant cette définition comme point de départ, nous proposons de considérer comme OLNIs tous les objets de recherche qui ont pour point commun de ne pas correspondre aux attendus traditionnels selon trois gradients : de littérarité, de publicité et/ou de légitimité.
Nombre de recherches actuelles portent sur des écrits situés aux marges du domaine littéraire, qu’il s’agisse par exemple de textes théoriques, scientifiques, journalistiques ou encore politiques (gradient de littérarité). L’enjeu n’est pas ici de perpétuer le vaste débat sur la littérarité dont il a été établi, par Robert Escarpit parmi d’autres (Sfsic, 1994), qu’elle constitue avant tout un phénomène de réception et dépend donc moins de qualités intrinsèques aux œuvres que de conventions extérieures. Il s’agit plutôt de questionner les implications méthodologiques suscitées par la prise en compte de textes jusqu’à présent considérés comme des documents (archives, tracts…) ou comme des écrits appartenant à des domaines plus ou moins séparés de la littérature (médias, sciences sociales, sciences exactes et médicales…).
De la même manière, il s’agit de réfléchir à la façon d’appréhender des objets littéraires couramment qualifiés de « hors du livre » (gradient de publicité). Publiés en 2010 et 2018, les deux numéros de la revue Littérature consacrés à la « littérature exposée » ont permis de mettre au jour le tropisme des études littéraires en faveur de l’objet livre et de relativiser l’apparente hégémonie de ce dernier dans l’histoire littéraire. À la suite d’autres chercheurs, Olivia Rosenthal et Lionel Ruffel ont ainsi rappelé que, même à l’ère de l’imprimé, la littérature n’a jamais été associée qu’à un seul support et mode de diffusion dans l’espace public. À l’époque contemporaine, ce processus semble accru par l’avènement d’Internet, les accointances toujours plus étroites entre art plastique et littérature, et les nombreuses « sorties sur le terrain » des écrivain·es (Roussigné, 2023). Invitant les chercheur·ses à favoriser une conception plus processuelle de la littérature, une telle évolution pose de nombreuses questions méthodologiques et interroge la capacité des outils des études littéraires à se saisir d’objets qui se passent parfois même du support écrit.
Nous proposons enfin de considérer les objets mis de côté par les études littéraires en ce qu’ils seraient dénués d’intérêt ou insuffisamment prestigieux (gradient de légitimité). Si du temps s’est écoulé depuis la conceptualisation de la « paralittérature » par Marc Angenot (1974), certaines réticences subsistent, comme le déplore le chercheur dans son ouvrage Les Dehors de la littérature (2013). L’étude des genres dits mineurs (roman policier, roman rose, chanson populaire, science-fiction…) ou des écritures ordinaires (correspondance, journaux et archives personnelles, écrits amateurs…) s’avère néanmoins de plus en plus fréquente, ce qui suppose de développer une réflexion méthodologique spécifique.
Pistes méthodologiques
S’interroger sur les outils et méthodes du·de la chercheur·euse en littérature en vue d’étudier les OLNIs implique en outre de prendre la mesure des propositions déjà existantes. Nous invitons ainsi à réfléchir aux apports de méthodologies spécifiques (génétique textuelle, approche comparatiste…) et aux entrelacements toujours plus fréquents entre les études littéraires et les autres sciences humaines et sociales (sociologie de la littérature, sociostylistique, science de l’information et de la communication, études culturelles…). Il s’agira de tenir compte des travaux déjà menés sur de tels objets - pensons aux études que Denis Saint-Amand a initiées au sein de l’Observatoire des Littératures Sauvages (OLSA) [2], ou aux nombreuses contributions sur la littérature numérique, par exemple par Gilles Bonnet (2017, 2023), ou par Magali Nachtergael (2020). Nous appelons en outre à questionner les apports et les limites des gestes méthodologiques et critiques amenés par les OLNIs. Ce séminaire sera ainsi l’occasion de mettre à l’épreuve la crainte, notamment exprimée par Dominique Maingueneau (2006, 2008), que les études littéraires ne parviennent pas à sortir d’une relation herméneutique aux œuvres consacrées, et ne fassent que prudemment emprunter « lectures », « approches » ou « éclairages » à d’autres méthodologies perçues comme simples « cautions ».
Il s’agit donc, à partir de nos objets d’étude, d’analyser ce qui fonde leur légitimité, et partant les méthodes mises en œuvre pour les appréhender. Nous proposons une approche critique de nos objets, afin de mieux déterminer ce qui fait leur spécificité. Nous ne limitons pas notre séminaire aux OLNIs issus de la période contemporaine : tout objet dérogeant au canon littéraire pourra faire l’objet d’une communication.
Les axes de recherche suivants, sans être exhaustifs, pourront permettre de préciser les objets et questionnements attendus :
• OLNIs selon le gradient de littérarité : archives, tracts, pamphlets, articles journalistiques, discours politiques, traités scientifiques, techniques ou médicaux, ouvrages critiques ou théoriques, livres scolaires, beaux livres, dictionnaires…
• OLNIs selon le gradient de publicité : domaine numérique (publications sur Wattpad, créations collectives, littérature sur les réseaux sociaux), domaine oral (contes et transmissions orales, chansons…), performances (danse, musique, théâtre, arts picturaux, architecture, design…).
• OLNIs selon le gradient de légitimité : paralittérature et genres dits mineurs (roman policier, roman rose, Romance, Young Adult, science-fiction, Fantasy, littérature jeunesse…), écritures ordinaires (correspondance, archives personnelles, écrits amateurs…), ouvrages à diffusion limitée (auto et microédition…).
• Approches méthodologiques (nouvelles ou instituées) : comparatisme, intermédialité, analyse de discours, sémiologie, génétique, sociologie, cultural studies…
• Processus de légitimation des OLNIs au sein du patrimoine littéraire ; place des OLNIs à l’université.
• Résistances institutionnelles aux OLNIs (approches historiques, sociologiques, politiques…).
• Place des OLNIs dans les bibliothèques, enjeux de classification et de légitimation.
Une version plus développée de l’appel est disponible sur le carnet Hypothèses du séminaire.
Modalités de soumission
Les propositions de communication, d’une longueur maximale de 500 mots et accompagnées d’une brève notice biobibliographique, doivent être envoyées aux formats PDF et Word avant le 18 octobre 2024 à Eva Chaussinand (eva.chaussinand@ens-lyon.fr), Célia Fernandez (celia.fernandez@univ-lyon3.fr) et Zoé Perrier (zoe.perrier@sorbonne-nouvelle.fr).
Comité scientifique
Gilles Bonnet (Université Lyon 3)
Guillaume Bridet (Sorbonne Nouvelle)
Anthony Glinoer (Université de Sherbrooke)
Sarah Mombert (ENS de Lyon)
Magali Nachtergael (Université Bordeaux-Montaigne)
Denis Saint-Amand (FNRS, Université de Namur)
Bibliographie indicative
ALFERI Pierre et Olivier CADIOT (dir.) (1995), « La Mécanique lyrique », Revue de littérature générale, n°1.
ANGENOT Marc (1974), « Qu’est-ce que la paralittérature ? », Études littéraires, vol. 7, n°1, p. 9-22 [en ligne] : https://id.erudit.org/iderudit/500305ar
— (2013), Les Dehors de la littérature. Du roman populaire à la science-fiction, Paris, Honoré Champion.
BONNET Gilles (2017), Pour une poétique numérique. Littérature et Internet, Paris, Hermann.
BONNET Gilles, Erika FÜLÖP, Gaëlle THÉVAL (2023), Qu’est-ce que la littéraTube ?, Montréal, Les Ateliers de [sens public].
BOURDIEU Pierre (1984) Homo Academicus, Paris, Minuit, « Le sens commun ».
CITTON Yves (2010), « La métaphore ufologique », préface à Christophe HANNA, Nos dispositifs poétiques, Paris, Questions théoriques, coll. « Forbidden Beach ».
COMPAGNON Antoine (1983), La Troisième République des lettres. De Flaubert à Proust, Paris, Le Seuil.
GEFEN Alexandre (2021), L’Idée de littérature. De l’art pour l’art aux écritures d’invention, Paris, José Corti, « Les Essais ».
MAINGUENEAU Dominique (2006), « Quelques implications d’une démarche d’analyse du discours littéraire », COnTEXTES, n°1 [en ligne] : https://doi.org/10.4000/contextes.93
— (2008), « Analyse du discours et littérature : problèmes épistémologiques et institutionnels », Argumentation et Analyse du Discours, n°1 [en ligne] : https://doi.org/10.4000/aad.351
MASSEAU Didier (2011), « L’enseignement de la littérature à l’Université : un champ d’étude incertain et menacé », Fabula-LhT, n°8 [en ligne] : https://www.fabula.org/lht/8/masseau.html
MOUGIN Pascal (2019), Moderne / contemporain. Art et littérature des années 1960 à nos jours, Paris, Les Presses du réel.
NACHTERGAEL Magali (2020), Poet Against The Machine. Une histoire technopolitique de la littérature, Marseille, Le mot et le reste.
ROSENTHAL Olivia et Lionel RUFFEL (dir.) (2010), « La Littérature exposée. Les écritures contemporaines hors du livre », Littérature, n°160.
— (2018), « La Littérature exposée 2 », Littérature, n°192.
ROUSSIGNÉ Mathilde (2023), Terrain et littérature, nouvelles approches, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes.
RUFFEL Lionel (2015), « Les deux contemporanéismes : Réflexion sur les études littéraires du contemporain », dans ANDRÉ Marie-Odile et Mathilde BARRABAND (dir.), Du « contemporain » à l’université. Usages, configurations, enjeux, Paris, Presses Sorbonne Nouvelle, coll. « Littérature et traduction », en ligne : https://books.openedition.org/psn/295?lang=fr
SAINT-AMAND Denis (dir.) (2023), « Les écrits sauvages de la contestation », Fabula / Les colloques, [en ligne] : https://www.fabula.org/colloques/sommaire9277.php
SFSIC (1994), Les Fondateurs de la Sfsic : Robert Escarpit, Paris, Éditions SFSIC.
VIALA Alain (1993), « Qu’est-ce qu’un classique ? », Littératures classiques, n°13, p. 11-31.
[1] Pensons aux réticences de Didier Masseau dans « L'enseignement de la littérature à l'Université : un champ d'étude incertain et menacé » (2011), qui redoute que l’exploitation de ces corpus en marge du canon institué, reflétant selon lui une excessive « fascination pour la modernité », ne se substitue complètement à l'étude nécessaire des classiques.
[2] https://olsa.unamur.be