« Féministes, queer et mainstream : politiques des succès populaires contemporains »
Université de Bourgogne (Dijon) - 20 et 21 novembre 2025
En 1997, l’autrice expérimentale punk féministe américaine Kathy Acker interroge le groupe des Spice Girls pour le magazine Vogue peu de temps avant leur première apparition à la télévision américaine sur Saturday Night Life. Valérie Rauzier dans sa thèse sur Kathy Acker et Diamada Galàs écrit dans une note de bas de page :
Si Acker reconnaît les stéréotypes nourris par le groupe, elle n’en est pas moins charmée de trouver de jeunes femmes lucides et téméraires, en révolte contre le mépris des classes privilégiées : « The Spices, though they deny it, are babes - the blonde, the redhead, the dark sultry fashion model - and they’re more. They both are and represent a voice that has too long been repressed. The voices, not really the voice, of young women and, just as important, of women not from the educated classes ». Acker offre ainsi une analyse politique du Girl Power et montre que malgré une certaine récupération commerciale, leurs voix ne peuvent être ignorées : ces jeunes femmes lancent un réel défi à un mouvement d’émancipation féministe souvent encore trop ancré dans la différence des classes. (RAUZIER 2016 : 129).
Le geste de Kathy Acker est original au regard d'une certaine méfiance de la critique universitaire quand il s’agit d'interpréter en termes politiques des œuvres populaires, ces dernières étant notamment produites depuis des centres (économiques, sociaux, symboliques) dont elles reproduisent les normes et valeurs – blanches, hétérocispatriarcales, capitalistes. Si on pense récemment à la réception partagée du film Barbie (SELLIER 2023), ou aux nombreux questionnements et prises de positions dans les milieux drag, on voit bien qu’il existe une tension d’ordre politique quand des pratiques ou des idées féministes et queer, originellement marginales, se retrouvent dans des productions gros budget distribuées à grande échelle, alimentant alors l’industrie capitaliste. Notre premier réflexe de pensée consiste à opposer la sphère de production mainstream, c’est-à-dire la grande distribution, et la potentialité politique d’une œuvre. Nous optons alors pour une lecture généalogique (JAUDON, 2024 : 45-60) visant à prendre en compte les conditions de production d’une œuvre pour en faire son analyse, lui donner un sens et lui accorder une portée politique. Une œuvre produite depuis les marges n’aurait donc pas la même valeur politique qu’une œuvre produite depuis des centres. De la standardisation des normes de beauté hétéropatriarcales en passant par le rejet de l’américanisation des arts, très présent dans la culture française (SELLIER 2024), ainsi que par la critique plus générale de la massification de pratiques artistiques originellement plus confidentielles parce que marginales, tout semblerait nous pousser à ne pas analyser ces œuvres pour leurs prétentions politiques.
Néanmoins, faire de cette lecture un cadre d’analyse unique des phénomènes culturels populaires associés au féminisme et aux luttes queer nous semble reproduire des réflexes de pensée consolidant des oppositions que la sociologie des subcultures féministes comme queer tendent pourtant à remettre en cause (LABRY 2011 ; BARRIÈRE et MARULL 2022). Nombreux sont les éléments qui pourraient compléter le prisme de lecture généalogique d’une œuvre et venir ainsi enrichir son analyse : les discours et positions mouvantes des auteur·ices, les esthétiques et contenus même des œuvres, l’étude des différents contextes de réception que les pratiques actives de réception et de réinvestissement des cultures populaires au sein de ces arts, autant d’éléments pouvant faire l’objet d’analyses. Plutôt que de réfléchir à qualifier une œuvre de politique ou non, nous pouvons en outre nous poser la question de l’image qui est donnée du féminisme et des luttes queer dans les œuvres populaires : quelles images et critiques féministes/du féminisme peut-on lire dans une grosse production telle que Barbie (2023), reproduisant de façon visible des logiques commerciales, capitalistes et une vision du monde très cishétéronormative ? Qu’en est-il d’autres productions hollywoodiennes à l’exemple de Thelma and Louise (1991), pourtant aujourd’hui film culte des études féministes ? Plus qu’en simple opposition, la culture populaire semble aussi pouvoir se situer en articulation avec les milieux et les idées féministes et queer.
Organisé à l’Université de Bourgogne (Dijon), ce colloque donc l’occasion d’ouvrir le questionnement sur les échanges et intersections des cultures tant féministes que queer et du mainstream, et ce dans la perspective de croiser études de genre et études culturelles.
Dans cette perspective, nous indiquons les pistes suivantes (non exhaustives) pour orienter les recherches des futur·es participant·es :
Axe 1 : Trajectoires, fluidité et inter-actions des marges aux centres (et vice versa)
Les femmes et minorités de genre ont jusqu’à peu été exclu·es des institutions de production et de reconnaissance légitimes, ou ont été cantonné·es à certains rôles secondaires. Dans le champ de la bande dessinée, par exemple, les « maîtres du neuvième art » ont longtemps occulté l’apport essentiel des créatrices (RENNÉ HERTIMAN et DE SINGLY 2024). Il en va de même dans d’autres champs artistiques tels que le cinéma ou la littérature où il est encore difficile pour des créateur·ices marginalisé·es du fait de leurs idées ou identités, d’accéder à la notoriété en dehors de certains standards (de genre, de race, de classe).
Le colloque invite justement à réfléchir à des cas où des personnes, à l’engagement queer ou féministe revendiqué, « percent », et dont les œuvres rencontrent le succès. Quelles sont leurs postures énonciatives ? Quelle(s) posture(s) auctoriale(s) sont adoptées ? De façon générale, que se passe-t-il pour les acteur·ices des milieux artistiques féministes et queer avec la massification de leur art, autrement dit le passage à la culture populaire ? Est-il possible d’occuper une place de l'entre-deux ? Comment les acteur·ices féministes se positionnent-iels au sein de leur champ, notamment quand celleux-ci bénéficient d’un large public et d’une forte audience ?
Nous aimerions en outre réfléchir à la manière dont des personnalités artistiques publiques, à l’engagement revendiqué, agissent au sein même de leur champ pour en critiquer les logiques, voire pour en modifier le fonctionnement. Peut-on observer différentes logiques propres aux champs artistiques concernés ?
Axe 2 : La ou les réception(s) accordé(es) aux oeuvres mainstream féministes et queer
Du rejet et de la distance critique, en passant par la célébration, la réappropriation ou la mise en débat, de multiples postures à l’égard de la culture populaire queer et féministe apparaissent. On pourra ainsi se demander comment réagissent les différents publics. Quelles sont les positions des publics concerné·es et militant·es ? Qu’en est-il aussi de la réception populaire de ces œuvres populaires et de celle de la critique et des universitaires ?
Nous invitons par ailleurs à réfléchir aux procédés de citation et de référencement des « icônes » féministes et queer au sein même de la production artistique contemporaine. On pourrait dans cette perspective relever une volonté commune de faire matrimoine autour d’œuvres ou de figures populaires ayant marqué l’histoire collective et individuelle des femmes et minorités de genre. Les grandes personnalités de l’histoire artistique des femmes et minorités de genre, ce qu’on appelle la « HERstory » dans les milieux queer, nourrissent les imaginaires et les récits, de multiples façons (parodies, relectures au miroir d’une conscience féministe…).
La construction d’un matrimoine semble en outre se passer des frontières artistiques, comme peut en témoigner la fluidité des interactions entre différents médias. Le colloque souhaite à ce titre réunir des réflexions sur les déplacements d’une pratique artistique à une autre. Des artistes créent des effets de filiation et de sororité (sisterhood) au sein même des œuvres, sans se soucier des frontières établies entre les arts (citation, hommage à des artistes et des œuvres féministes au sein d’autres médias…). Notons enfin qu’au-delà de la posture critique, les acteur·ices des milieux culturels queer et féministes, s’emploient aussi parfois à se réapproprier les œuvres de la culture populaire, pour les détourner dans un esprit comique ou politique. Les œuvres populaires offrent des images partagées qui circulent et font l’objet de détournements, parfois grotesques, et de ce fait laissent alors la possibilité au rire et à la joie d’émerger comme ciment de ces communautés (BERGAM et MONTGOMERY 2021).
Axe 3 : Questions d’esthétique
Réfléchir aux succès populaires féministes et queer invite également à se poser des questions d’ordre formel (esthétiques, narratives, génériques) relatives à ce que l’œuvre propose en elle-même. Ces dernières années les théories réfléchissant à l’existence d’un style proprement queer ou féministe se sont multipliées : on pense évidemment aux concepts de female gaze, feminist gaze, queer gaze, utilisés autant dans l’analyse de l’image que de l’écrit (BREY 2020 ; FAYOLLE 2023 ; DESSY et FAYOLLE 2024). Quand on croise la perspective esthétique féministe ou queer et la culture populaire, survient alors une série de questions : quels genres, récits, personnages sont privilégiés dans les grands succès populaires ? Peut-on noter des tendances ?
Nous pouvons en somme réfléchir à ce que le choix de formes accessibles et populaires engage comme politique dans le monde des arts et de la théorie queer et féministe. Au sein et hors du champ académique, de nombreux·euses auteur·rices cherchent à vulgariser et à donner accès à ces théories. Il importe d’étudier l’implication de certain·es personnalités dans la vulgarisation de la théorie féministe et queer pour le grand public, ainsi que ses apports. Il pourrait alors s’agir d’étudier différentes stratégies discursives : choix de la simplification et de l’analyse globale (Mona Chollet), émergence de postures d'entre-deux révélant l’existence de frontières poreuses entre le militant, le scientifique, l’intime (Liv Strömquist, Virginie Despentes…).
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Comité d’organisation :
Camille Baudry, Julie Dagenbach, Pauline Julia et Léa Picot, doctorantes en littérature comparée à l’Université de Bourgogne, laboratoire CPTC (axe Littératures, arts mineurs, arts majeurs).
Modalités de soumission et calendrier :
Le colloque se tiendra les 20 et 21 novembre 2025. Les interventions seront en français. Elles dureront 20 minutes et seront suivies de 10 minutes d’échange.
Les propositions de communication comprendront 500 mots (espaces compris) et seront accompagnées d’une notice bio-bibliographique.
Vous pouvez soumettre vos propositions jusqu’au 31 mai 2025 à l’adresse mail suivante : colloque.fem2025@gmail.com
La réponse sera donnée fin juin 2025.
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Bibliographie
BARRIERE Louise et MARULL Mélodie (dir), « Activisme culturel LGBTIQ », Genre, sexualité & société, n°28, 2022 (en ligne : https://journals.openedition.org/gss/7426).
BERGMAN Carla et Nick MONTGOMERY, Joie militante. Construire des luttes en prise avec leurs mondes, Juliette Rousseau (trad.), Rennes, Éditions du commun, 2021 (édition originale : Joyful Militancy. Building Thriving Resistance in Toxic Times, Edinburgh, AK Press, 2017).
BREY Iris, Le Regard féminin. Une révolution à l’écran, Paris, Éditions de l’Olivier, coll. « Les feux », 2020.
DESPENTES Virginie, King Kong Théorie, Paris, Grasset, 2006.
DESSY Clément et Azélie FAYOLLE, « Male gaze, female gaze, feminist gaze, queer gaze… : quel(s) style(s) pour les études de genre ? XVIII-XXIe siècles », sur Fabula, 12 juin 2024 (en ligne : https://ltc.ulb.be/colloque-male-gaze-female-gaze-feminist-gaze-queer-gaze-quels-styles-pour-les-etudes-de-genre-xviii-xxie-s?RH=1542016133431&LANGUE=0 ; consulté le 11 décembre 2024).
FAYOLLE Azélie, Des femmes et du style. Pour un feminist gaze, Paris, Éditions Divergence, 2023.
HEBDIGE Dick, Sous-culture : le sens du style, Paris, La Découverte, coll. Zones, 2008.
RENNE HERTIMAN Marys et DE SINGLY Camille (dir.), Construire un matrimoine de la bande dessinée : créations, mobilisations et transmissions des femmes dans le neuvième art, en Europe et en Amérique, Dijon, les Presses du réel, coll. « La grande collection ArTeC », 2024.
JAUDON Raphaël, Cinémas politiques, lectures esthétiques. Cinq thèses sur l’engagement des films, Grenoble, UGA Éditions, 2024.
LABRY Manon, « Le cas de la sous-culture punk féministe américaine : vers une redéfinition de la relation dialectique “mainstream-underground” ? », thèse de doctorat en sociologie sous la direction de Nathalie Dessens et de Philippe Birgy, Toulouse II, 2011.
PADJEMI Jennifer, Féminismes et pop culture, Paris, Stock, 2021.
RAUSCHER Mélanie, « Regard : Analyse d’une tendance : le pop féminisme et ses nouvelles représentations du féminin ». Les dessous des tendances. Quand l’éphémère fait avancer le monde, Paris, Ellipses, 2022, p. 302-313 (en ligne : shs.cairn.info/les-dessous-des-tendances--9782340066199-page-302?lang=fr ; consulté le 11 décembre 2024).
RAUZIER Valérie, « Diamanda Galás et Kathy Acker : contre-pouvoir à corps et à cris », thèse de doctorat en littératures anglophones sous la direction de Claude Chastagner, Université Paul Valéry - Montpellier III, 2016.
SALLES-PAPOU Antoine et Mathis AUBRET BRIELLE, « DragRace France : une autre télévision est possible ? », sur Mediapart, 11 août 2022 (en ligne : https://blogs.mediapart.fr/antoine-sallespapou/blog/110822/dragrace-france-une-autre-television-est-possible ; consulté le 11 décembre 2024).
SELLIER Geneviève, Le Culte de l’auteur, Paris, La Fabrique, 2024.
SELLIER Geneviève, « Barbie : une opération commerciale de blanchiment féministe », Le Genre et l’écran, 30 juillet 2023, (en ligne : https://www.genre-ecran.net/?barbie ; consulté le 11 décembre 2024).