
L’erreur en question : réflexions croisées sur l’enseignement, l’art et la littérature
Sous la direction de : Rachid JAMA, Brahim OUMERAOUCH et Zakaria GHAZI
« Rompons, ensemble, avec l’orgueil des certitudes générales, avec la cupidité des certitudes premières.
(…) Et murmurons à notre tour, tout entier à la vie intellectuelle : erreur, tu n’es pas un mal[1]. ».
Dans Éthique à Nicomaque[2], Aristote nous apprend que « faire erreur prend mille formes ». Celles-ci, compte tenu des époques et de l’évolution des sciences, prennent l’allure de l’échec, de la faute, de l’illusion, de l’imprécision, de la maladresse, de l’égarement et de la sérendipité. Au sens de l’heureux hasard, l’on peut, en effet, l’appréhender- lors même du processus de création qui donne forme aux idées originales- par le truchement de l’expérimentation, d’un accident, d’un geste superflu, d’un concours de circonstances que l’on attribuerait à une puissance invisible ou, enfin, de l’erreur comme irrégularité, dérèglement ou errance. L’on prend, alors, conscience de ce qui transcende l’objet, l’expérience ou la réalisation escomptée. Mieux encore, l’on trouve ce que l’on cherche sans chercher ce que l’on veut trouver. Une poétique- du fortuit qui fait sens- qui naît d’une symbiose a priori étrange entre création et chance. Bien qu’elle soit de nature protéiforme, et qu’elle renvoie à un ensemble hétéroclite de notions et de situations souvent associées à un jugement négatif, l’erreur est une révélation.
Aux antipodes de la faute, laquelle est inhérente à la transgression, à l’interdit, au péché et, partant, au pardon, l’erreur appelle la correction et le dépassement. Elle se définit par la présence de règles. C’est, en effet, un écart par rapport à une norme scientifique, morale ou esthétique, que l’on pourrait étudier tantôt comme une déviation ou un manque, tantôt comme une opportunité de création, de quête de « la » vérité et d’apprentissage ; des dimensions cognitive, heuristique et, parfois, autoréflexive sont susceptibles de changer nos rapports au monde, aux objets et aux savoirs. L’on s’interrogerait alors sur l’erreur au fil du temps, comme évolutions s’inscrivant dans des temporalités et des épistèmês- au sens foucaldien du terme- kaléidoscopiques. Aussi, sur les erreurs du temps redéfinissant la frontière entre « vérité » et « fausseté » en quête d’intelligibilité. Et, enfin, sur le temps des erreurs qui fait que l’homme, quel que soit son âge, a droit à l’égarement (erreur du verbe latin « errare » qui veut dire « se tromper », « s’égarer »).
En pédagogie, de longtemps annexée à la symbolique culpabilisatrice de la faute, l’erreur fait désormais partie du processus d’apprentissage. On apprend en essayant, en faisant (le learning by doing de John Dewey[3]) ; on apprend à parler en parlant, à marcher en marchant. On tombe et on fait erreur pour se relever, pour apprendre. L’erreur constitue un indicateur d’un défaut de connaissance, d’une inadéquation entre ce que l’on propose à l’élève et ce qu’il en garde, ou d’une phase transitoire faite d’obstacles que l’élève surmontera grâce au concours d’un adulte. Jean-Pierre Astolfi, en citant Bourdieu et Passeron, dit à ce propos : « Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron écrivaient déjà en 1970 dans leur livre célèbre La reproduction : Lorsque les professeurs plaisantent à propos des “perles”, ils oublient que ces ratés du système en enferment la vérité. [...] Les erreurs commises ne sont plus des fautes condamnables ni des bogues regrettables : elles deviennent les symptômes intéressants d’obstacles auxquels la pensée des élèves est affrontée[4]. ».
L’erreur met à nu un paradoxe lié au contexte scolaire : en effet, elle est à la fois un allié et un adversaire, un obstacle et un tremplin, un dépassement et un renoncement. L’on ne peut apprendre sans erreur, car l’on veut apprendre ce que l’on ne sait pas faire, et il faut le faire sans savoir le faire. Reste à savoir comment faire pour apprendre à faire ! Loin d’être un jeu de mots simpliste, quand il s’agit d’apprendre, l’élève se doit d’accepter l’aventure qui lui montrerait ses imperfections, ses défauts de connaissance, et qui risquerait même de l’entraîner dans le ridicule. Une pédagogie de l’erreur consisterait, souligne Zakhartchouk, à passer de l’erreur comme « écart à une norme extérieure imposée à l’erreur comme confrontation à une exigence intériorisée. Car, n’en doutons pas : dans la première situation, l’élève vivra la correction de l’erreur par le maitre comme une décision arbitraire ou même, dans le pire des cas, comme un conflit entre des croyances ou des convictions irréconciliables (…)[5]. ». Si, a contrario, l’élève accepte l’idée de progresser par l’entremise de l’erreur, celle-ci constituerait par voie de conséquence, toujours selon Zakhartchouk, « un formidable atout pour ses apprentissages et son développement ; elle lui permettra d’exercer sur lui-même ce regard critique qui lui donnera progressivement les moyens de réaliser des œuvres de qualité et de ‘penser par lui-même’[6]. ».
Quelles conséquences alors sur les méthodes d’enseignement/apprentissage et sur les évaluations formative et sommative ? Quelle place donner à l’erreur dans les pratiques pédagogiques actuelles- celles commises aussi bien par les élèves que par les enseignants- à l’heure où l’intelligence artificielle s’empare de l’école ? Que peuvent apporter les pédagogies dites « alternatives » au processus de déstigmatisation de l’erreur en contexte scolaire ? Quel rôle, enfin, peut jouer la formation des enseignants pour « changer » nos rapports à la Norme, et apporter des réponses aux besoins effectifs des élèves ?
En littérature, l’intentionnalité de la parole est sempiternellement remise en question. Si elle miroite tantôt un choix délibéré tantôt une alternative fortuite, elle risque de subir, dans les deux cas de figure, l’irréversibilité du verbe. Le discours dépendrait, dans ce sens, de celui qui le produit -l’acte d’écrire de l’entité créatrice- et de celui qui le reçoit -l’acte de lire à dessein herméneutique-. Ainsi donc, toute altération du texte « est perçue soit comme une erreur involontaire soit comme une tentative délibérée de modifier un modèle hautement ritualisé de discours[7]. ». Cette « modification » est dès lors fondatrice de notre acte de lecture, elle nous engage dans des allers-retours in/sensés- producteurs de style[8]- qui forgent notre rapport au texte, et qui font que nos interprétations se nourrissent de nos erreurs d’appréciation.
Proust le dit : « Les beaux livres sont écrits dans une sorte de langue étrangère. Sous chaque mot chacun de nous met son sens ou du moins son image qui est souvent un contresens. Mais dans les beaux livres tous les contresens qu’on fait sont beaux[9]. ». Ces beaux contre-sens, d’une étrangeté qui compromet toute posture herméneutique, ces beaux écarts face à la norme (grammaticale, littéraire, sociale ou autres), sont constitutifs de nos expériences de l’instant, une sorte de priméité qui peut être aisément établie en multipliant l’usage de l’objet écrit. La quête d’une beauté esthétique est tributaire d’une poétique du lisuel[10] qui marie concomitamment le lisible, le visible et le visuel. Dans l’acte d’écrire, l’auteur le vit aussi ; ces moments d’hésitations et d’éloignement délibérés ou involontaires de l’ordre établi, de la norme exigée. André Gide le révèle en parlant de la Prisonnière de Proust : « Je trouve un bon exemple d’indécision, d’incertitude grammaticale chez Proust…[11] ».
En art, par l’un de ces souffles créateurs et irrépressibles qui accompagnent souvent le cours des choses, la création humaine est une élévation qui peut émaner d’accident, de fausse route, d’expérimentation, d’expression aléatoire, de l’expérience de l’erreur créatrice. La phrase du peintre français Francis Picabia en est la parfaite illustration : « l’art est le culte de l’erreur[12]. ». Picabia célèbre, en effet, les imperfections dont regorge le processus de création artistique, en repoussant incessamment les limites de l’homme et en s’aventurant non sans peine au travers des horizons inexplorés. Tel est, d’une part, et à titre d’exemplification, le propre du Kintsugi qui veut dire en japonais « jointure en or ». C’est un art qui met en avant les failles, ce que l’on rate dans la fabrique d’un objet d’art ; une ode à la vulnérabilité, à l’inconstance et à l’imperfection. Tel est, d’autre part, l’enjeux du glitch art depuis une quinzaine d’années. Il repose, en effet, sur l’esthétisation des erreurs qui prennent la forme- analogique et numérique- ou d’artéfacts ou de bugs. Il s’agit pour des artistes, à l’image de la néerlandaise Rosa Menkman, de quérir une espèce d’élévation cathartique à travers le prisme de la désintégration et de la rupture.
Ce diptyque sous-tend, par ailleurs, l’œuvre Card File du plasticien américain Robert Morris, réalisée entre juillet et décembre 1962, et qui s’avère être une des œuvres fondatrices de l’art conceptuel lors des années soixante du 20èmesiècle. Elle se compose de quarante-huit fiches décrivant en détail toutes les phases de son élaboration ; on y retrouve plusieurs catégories dont deux- faisant écho à nos propos- intitulées « Accidents » et « Erreurs ». Ce parcours créatif et autoréflexif fait somme toute l’éloge de l’errance et de l’erreur.
Cet ouvrage collectif a pour dessein d’examiner les représentations, les enjeux et les fonctions de l’erreur en éducation, en art et en littérature. Il ambitionne de redonner vie et sens aux débats sur « l’erreur » et à la visée émancipatrice dont celle-ci dispose dans tout processus de création. Les contributions pourront s’inspirer de l’un des axes suivants, sans que cette liste, notons-le, ne prétende à l’exhaustivité.
- Erreur, norme et épistémologie : comment les sciences de l’éducation, les arts et la littérature traitent-ils la notion d’erreur ? Quelle place donnée à l’erreur, en tant qu’écart, face à la norme ? Quelles perspectives didactiques, pédagogiques, linguistiques et neuroscientifiques prévoir dans ce sens ?
- Erreur et créations littéraire et herméneutique : dans quelles mesures l’erreur, la méprise et les contre-sens contribuent-ils à multiplier l’usage de l’objet écrit et à s’emparer de l’inexploré ?
- Erreur et traduction : quelles approches interdisciplinaires et interlangues pour prévenir la survenance d’une erreur de traduction et/ou d’une traduction de l’erreur ?
- Erreur, éthique et esthétique : quelles sont les vertus créatives et innovatrices de la faille et de l’imperfection ? Sont-elles des actes prémédités ou contingents dans le processus de la création artistique ? Quelles responsabilités engage l’erreur dans les processus de création ou d’enseignement/apprentissage ?
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Bibliographie
Aristote, (2004). Éthique à Nicomaque, éd. Flammarion.
Astolfi, J.-P. (1997). L’erreur, un outil pour enseigner, éd. Sociales Françaises, pp. 15-17.
Bachelard, G. (2000). La formation de l’esprit scientifique, éd. Vrin, p. 290.
Ben Abdelali, A. (2006). Fi Tarjamah [De la traduction], Traduction de Kamal Toumi, éd. Dar Tobqal.
Besson, F., Kikuchi, C. (dir.) (2015). « L’Erreur, l’échec, la faute », Questes, 30.
Boutet, M. (2016). « Expérience et projet : la pensée de Dewey traduite en action pédagogique. », Phronesis, 5(2), 23–34. https://doi.org/10.7202/1038137ar.
Degos, L. (2013). Éloge de l’erreur, Paris, Ed. du Pommier.
Gide, A. (2012). Journal, éd. Gallimard, Coll. Folio, p. 236.
Goody, J. (1987). La raison graphique, éd. Minuit, p. 229, Paris.
Gullentops, D. (2001). Poétique du lisuel, éd. Paris-Méditerranée.
Métayer, M., Trahais, F., (dir.) (2016). « Erreur et création », Essais, vol. n°8.
Picabia, F. (2004). Écrits critiques, éd. Mémoire du livre.
Proust, M., (1987). Contre Sainte-Beuve, éd. Gallimard, pp. 297-298.
Reuter, Y. (2013). Panser l’erreur à l’école, de l’erreur au dysfonctionnement, éd. PU Septentrion.
Schwerter, S., Gravet, C., Barège, T., (dir.) (2019). L’erreur culturelle en traduction : Lectures littéraires, Presses universitaires du Septentrion.
Wismann, H. (2012). Penser entre les langues, éd. Albin Michel, p. 48.
Zakhartchouk, J-. M. (2019). Enseigner avec les erreurs des élèves, « Préface », éd. ESF Sciences Humaines.
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Avec l’aimable soutien du Laboratoire de Recherches Appliquées sur la Littérature, la Langue, l’Art et les Représentations Culturelles – Université Sultan Moulay Slimane – Maroc.
Éditions de l’Association Eurêka pour les Recherches et les Études sur la Langue, la Littérature et l'Identité – Maroc.
Modalités de contribution
Cet ouvrage collectif accueillera des articles en français, en arabe et en anglais dans l’un des axes susmentionnés, ou dans un autre s’en approchant. L’article complet doit être envoyé aux adresses électroniques suivantes : r.jama@usms.ma, b.oumeraouch@usms.ma et z.ghazi@usms.ma, accompagné d’une brève notice biobibliographique, d’un résumé de 150 mots en français, en arabe et en anglais et de cinq mots-clés.
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Calendrier
· Le 20 mars 2025 : Publication de l’appel à contribution.
· Le 30 juin 2025 : Date limite d’envoi des articles.
· Le 31 juillet 2025 : Réponses aux auteurs, retours de l’évaluation des articles.
· Le 1er septembre 2025 : Remise des versions finales des articles.
· Novembre 2025 : Publication de l’ouvrage.
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Comité scientifique
Pr. Abdelfettah NACER IDRISSI, Université Ibn-Zohr, Maroc.
Pr. Abdellah EL HOULALI, Université Sultan Moulay Slimane, Maroc.
Pr. Amal OUSSIKOUM, Université Sultan Moulay Slimane, Maroc.
Pr. Anass EL GOUSAIRI, Université Mohammed V, Maroc.
Pr. Jean-Philippe ZOUOGBO, Université Paris Cité, France.
Pr. Khalid NAB, Université Sultan Moulay Slimane, Maroc.
Pr. Meriem KHALIL, Université Mohammed V, Maroc.
Pr. Mounir OUSSIKOUM, Université Sultan Moulay Slimane, Maroc.
Pr. Najat OUSSIKOUM, Université Sultan Moulay Slimane, Maroc.
Pr. Palakyem Stephen MOUZOU, Université de Kara, Togo.
Pr. Rahma BARBARA, Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Maroc.
Pr. Yassine ELHAJOUBI, Université Cadi Ayyad, Maroc.
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Normes rédactionnelles
Les auteurs désireux de soumettre un article sont priés de se conformer aux normes rédactionnelles suivantes :
· Format : Word.
· Longueur des articles : 20 000 à 40 000 signes : espaces, bibliographie et notes comprises (soit environ 5000 à 8000 mots).
· Présentation de l’auteur: l’auteur(e) joindra à son article une notice biographique qui inclut : le nom, le prénom, la profession, l’institution, le champs de recherche ou la spécialité et le courriel.
· Police utilisée : Garamond, taille 12.
· Interligne : simple.
· Alinéa : 0,5 cm.
· Notes de bas de page : Toutes les notes seront ramenées en bas de page et numérotées en continu sur l’ensemble de l’article. Elles ne doivent comporter ni tableau ni graphique, et être relativement succinctes.
· Citations :
Pour les citations de moins de trois lignes, elles seront placées dans le texte, en italique et entre des guillemets français (« ... »).
Quant aux citations de plus de trois lignes, elles seront détachées du texte (saut de ligne et retrait 0,5 cm à gauche), toujours en italique et entre des guillemets français.
· Les voyelles écrites en majuscules portent, s’il le faut, l’accent graphique (À, É, Ê, Î).
· Pour les graphies œ, æ utiliser un seul caractère (œ, Œ, æ, Æ).
· Pour l’indication des siècles, le E est toujours en caractère réduit et en haut (XVIe siècle).
§ Citer un livre :
Flaubert, G. (1981). Madame Bovary. Bantam Classics.
§ Citer un article de revue :
Juillard, C., Canut, C., Danos, F., Him-Aquilli, & Panis, C. (2019). Le langage, une pratique sociale. Éléments d’une sociolinguistique politique. Langage et Société, 2(3), pp. 167-170. https://doi.org/237643827654
§ Citer une page internet :
Debret, J. (2020, 10 avril). Manuel APA de Scribbr. Scribbr. https://www.scribbr.fr/manuel-normes-apa/
§ Citer un rapport :
Royal Bank of Scotland. (2015). Annual Report and Accounts 2014. http://investors.rbs.com/~/media/Files/R/RBS-IR/2014-reports/annual-report-2014.pdf
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[1] Bachelard, G. (2000). La formation de l’esprit scientifique, éd. Vrin, p. 290.
[2] Aristote, (2004). Éthique à Nicomaque, éd. Flammarion.
[3] Boutet, M. (2016). « Expérience et projet : la pensée de Dewey traduite en action pédagogique. », Phronesis, 5(2), 23–34. https://doi.org/10.7202/1038137ar.
[4] Astolfi, J.-P. (1997). L’erreur, un outil pour enseigner, éd. Sociales Françaises, pp. 15-17.
[5] Zakhartchouk, J-.M. (2019). Enseigner avec les erreurs des élèves, « Préface », éd. ESF Sciences Humaines.
[6] Ibid.
[7] Goody, J. (1987). La raison graphique, éd. Minuit, p. 229.
[8] Wismann, H. (2012). Penser entre les langues, éd. Albin Michel, p. 48.
[9] Proust, M. (1987). Contre Sainte-Beuve, éd. Gallimard, pp. 297-298.
[10] Gullentops, D. (2001). Poétique du lisuel, éd. Paris-Méditerranée.
[11] Gide, A. (2012). Journal, éd. Gallimard, Coll. Folio, p. 236.
[12] Picabia, F. (2004). Écrits critiques, éd. Mémoire du livre.