Appel à contributions pour un prochain numéro de Fabula-LhT
Direction : Jan Baetens et Annick Ettlin
Toucher au « vrai » : l’intelligence de la poésie
Bizarrement, peu de travaux portent sur la notion de vérité en poésie, sans doute pour plusieurs raisons. Tantôt, la notion va tellement de soi qu’il ne paraît pas même nécessaire de l’interroger. Plus fréquemment ces dernières années, on l’a jugée vague ou trop marquée idéologiquement, on a redouté son caractère essentialisant. Mais le problème tient peut-être plus fondamentalement à autre chose : la réflexion devrait pouvoir s’appuyer sur une articulation entre deux questions, l’une très ancienne (la question du lien entre poésie et savoir) et l’autre typiquement moderne (la question du rapport entre poésie et vérité). Une telle articulation, qui n’a pas encore été bien explorée, requiert une approche à la fois historique et théorique.
Nous voudrions interroger et répertorier dans ce numéro diverses formes de savoirs, de vérités détenus et diffusés par la poésie, mais en soulignant d’emblée leur volatilité et leur instabilité, en supposant que les rapports entre poésie et savoir (ou vérité) sont pris dans des contextes, se construisent dans des discours et reposent sur des croyances.
Nous sommes intéressés par toute contribution qui repérerait les liens variables, établis à différentes époques et dans différents cadres institutionnels, entre poésie et savoir ou poésie et vérité, au sein des discours qui les justifient et des contextes dans lesquels ils émergent. Quel rapport à la vérité ou au savoir la poésie revendique-t-elle pour affirmer sa légitimité face à la prose ? Quel prestige retire-t-elle du contenu scientifique qu’elle met en forme ? Quel aura lui confère-t-elle en retour ? Plus tard, comment les poètes utilisent-ils la notion de vérité pour préserver, spécifier et valoriser la fonction (parfois la mission) de la poésie ?
Les rapports de la poésie au savoir remontent au moins à Lucrèce, mais leur longue histoire subit plusieurs tournants. Si les premiers troubadours jouaient sur l’homonymie, en occitan, des mots « vers » et « vrai », les travaux de l’équipe d’Adrian Armstrong et Sarah Kay, publiés entre 2007 et 2013, ont permis de déplacer au XIIIe siècle, en réaction à l’émergence de la prose, l’invention supposée moderne d’une vérité spécifiquement poétique – ou plutôt d’une forme et d’une qualité de savoir que seule la poésie pourrait contenir et transmettre, car c’est encore surtout de science qu’il est question à ce moment. Plus tard, les poètes de la Pléiade laissent s’exprimer par le jeu leur appétit scientifique ; au XVIIIe siècle, les vers apportent à la science le prestige du discours noble ; le XIXe siècle voit la prolifération des poèmes « scientifiques », que les travaux d’Hugues Marchal ont bien documentée. À partir du romantisme pourtant, la notion de vérité, qui ne remplace pas encore celle de savoir, est montée en épingle, préparant un rapport de force qui s’établit si bien au début du XXe siècle qu’il a pour conséquence, opposant désormais la poésie à la science, la disqualification des poésies scientifique et didactique. La modernité invente la figure du poète-penseur et assigne à la poésie ses prétentions ontologiques, du moins au sein d’un discours dominant, qui n’exclut pas l’existence de points de vue divergents.
Des récits didactiques en vers de Christine de Pizan à la remise en cause chez Yves Bonnefoy du langage conceptuel, il existe ainsi bien des manières de penser les rapports de la poésie à la science, d’abord, puis à une vérité qui s’en est émancipée : celle par exemple de Vigny, qui fait du poème l’expression « voluptueuse » de l’idée, de Lautréamont, dont la poésie emprunte allègrement au discours des sciences, de Rimbaud, qui use et abuse du mot « vérité » dans ses deux recueils en prose, sous les auspices d’un « suprême savant », de Mallarmé, qui quant à lui substitue l’Idée à la vérité, qualifiant celle-ci de « rien » dans une lettre à la « Gloire du mensonge », de Ponge, dont le rapport au savoir reste difficile à cerner, entre utopisme et ludisme, de Michaux, répétant son mépris pour le scientisme, d’Éluard, qui affiche son rapport à la vérité tout en bouleversant le sens du mot…
Les articles rassemblés enquêteront sur la manière dont les poètes empruntent aux savants et utilisent leur lexique, jusqu’au mot évidemment clé de « vérité », auquel ils donnent des valeurs et des sens divers, pour des raisons qu’on peut essayer de cerner. Ils orienteront la discussion non sur le contenu, la nature ou la véritable spécificité du savoir ou de la vérité poétiques, mais sur les effets qui sont visés à travers l’usage de termes savants et/ou ontologiques, d’une part, et sur les techniques et les dispositifs, les formes qui permettent de fabriquer la valeur scientifique ou la valeur de vérité des poèmes, d’autre part. Comment la poésie scientifique forme-t-elle sa propre scientificité ? la poésie lyrique sa sincérité, ou les poésies de l’absolu leur contenu ontologique ? Comment, au moyen de quelles stratégies les poèmes attirent-ils l’attention sur leur valeur de vérité ? On supposera aussi que les poètes puissent étendre le lexique, le faire varier, pour rendre compte de la plasticité ou de l’ambivalence de leur « vrai ». Voire pour le mettre en cause : des notions telles que le mythe, la fable, l’illusion, la fiction, l’hallucination et même le mensonge, ou d’autres encore, leur servent-elles à penser la poésie ? Sur quel support, dans quel contexte, avec l’aide de quels agents et pour produire quelle valeur ?
Modalités de participation
Les propositions, d'environ deux pages rédigées, avec bibliographie et ébauche de plan, devront être adressées avant le 15 septembre 2019 aux adresses suivantes : romain.bionda@fabula.org et jeannelle@fabula.org. Elles seront évaluées de manière anonyme, conformément aux usages de la revue.
Une version complète des textes sélectionnés devra être remise au plus tard le 15 janvier 2020 et pourra éventuellement faire l’objet d’une séance de travail, en présentiel ou à distance, avant la publication.
Éléments de bibliographie
ARMSTRONG Adrian et KAY Sarah, Knowing Poetry : Verse in Medieval France from the « Rose » to the « Rhétoriqueurs », Ithaca, Cornell UP, 2011.
BOUVERESSE Jacques, La Connaissance de l’écrivain. Sur la littérature, la vérité et la vie, Marseille, Agone, 2008.
COHN Danièle, L’Artiste, le Vrai et le Juste. Sur l’esthétique des Lumières, Paris, Rue d’Ulm, 2014.
DECOUT Maxime, En toute mauvaise foi. Sur un paradoxe littéraire, Paris, Minuit, 2015.
DELÈGUE Yves, Imitation et Vérité en littérature. Origine et devenir d’une mutation, Strasbourg, PU de Strasbourg, 2008.
DIXON Rebecca (dir.), Poetry, Knowledge and Community in Late Medieval France, Woodbridge, Boydell & Brewer, 2008.
MANNING Nicholas, Rhétorique de la sincérité. La poésie moderne en quête d’un langage vrai, Paris, Honoré Champion, 2013.
MARCHAL Hughes (dir.), Muses et Ptérodactyles. La poésie de la science de Chénier à Rimbaud, Paris, Seuil, 2013.
MAZZARELLA Arturo, La Potenza del falso. Illusione, favola e sogno nella modernità letteraria, Rome, Donzelli, 2004.