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9 traductions + 1. La collection « Diecixuno » de l’éditeur Mucchi
1Le catalogue de l’éditeur Mucchi (Modène) présente trois collections consacrées à la traduction, dont la direction scientifique est assurée par Antonio Lavieri. La collection « Strumenti. Nuova serie » publie des volumes traitant de la traduction, abordée à la fois comme une réflexion théorique et une pratique vécue. La collection « Quaderni della Società Italiana di Traduttologia », lancée en 2021 et dirigée par Antonio Lavieri, Franco Nasi et Edoardo Zuccato, se veut le témoin de l’activité scientifique et culturelle de la Società italiana di traduttologia (fondée à Palerme en 2016). Elle publie des ouvrages sur des thèmes ou des questions traductologiques spécifiques, analysés par plusieurs spécialistes. Enfin, la collection « Diecixuno » propose de courts ouvrages, chacun présentant neuf traductions d’un texte poétique ayant marqué l’histoire littéraire, accompagnées d’une dixième traduction inédite rédigée par l’éditeur du volume.
Des outils théoriques et pédagogiques
2Comme son nom l’indique, la collection « Strumenti. Nuova serie » — qui succède à la collection d’esthétique « Strumenti » dirigée par Emilio Mattioli entre la moitié des années 1980 et la fin des années 1990 — propose des outils pour analyser la traduction comme une discipline ouverte qui, par sa nature même, pousse à interroger les savoirs, tant sur le plan philosophique que poétique, historique, culturel, éditorial et sociolinguistique. Aux essais d’intellectuels étrangers ayant marqué l’histoire de la pensée sur la traduction — tels que Jean-René Ladmiral, Vladimir Nabokov, Theo Hermans1 — s’ajoutent des recueils de textes d’intellectuels italiens qui ont mené un travail pionnier sur cette pensée. Il problema del tradurre. (1965-2005) présente par exemple une sélection de textes d’Emilio Mattioli qui intègre sa méthode phénoménologique à la critique des traductions2, dépassant l’approche de Benedetto Croce et de Giovanni Gentile, et inaugurant ainsi une nouvelle école italienne de la pensée traductologique, centrée sur la puissance d’invention d’une pratique toujours mouvante et en constante évolution. Una precoce consapevolezza. Scritti di critica delle traduzioni (1919-1921) propose quant à lui une sélection d’écrits de Piero Gobetti, journaliste et éditeur antifasciste, portant sur ses traductions du russe3. Ces textes révèlent une réflexion d’une très grande originalité, montrant, entre autres, combien la pratique éditoriale contribue à la création symbolique de la vie sociale. La collection comprend également des ouvrages consacrés aux poétiques de grands traducteurs, c’est-à-dire des analyses de leurs projets de traduction. Viviana Agostini-Ouafi retrace les raisons qui ont guidé la stratégie de traduction de Giacomo Debenedetti, critique raffiné et l’un des premiers traducteurs italiens de Proust4. Elle présente également l’introduction aux œuvres complètes de Dante écrite par André Pézard5, traducteur du poète en français et professeur au Collège de France, où il occupa la chaire de littérature et civilisation italiennes de 1951 à 1963. Dans la même collection, on trouve aussi des ouvrages consacrés à la traduction de genres ou de systèmes linguistiques particuliers : Ornella Tajani se penche sur le pastiche, et présente une analyse de trois études de cas (Proust, Rimbaud, Perec)6 ; Sabina Fontana réfléchit aux enjeux de la traduction de la langue des signes, ce qui permet de mesurer combien la traduction est liée aux pratiques sociales du langage 7; et Edoardo Zuccato se concentre notamment sur la poésie dialectale, mettant en lumière l’importance des relations entre langues majoritaires et langues minoritaires dans la pratique traductive8. Des ouvrages tels que De Ricœur à Aristote. Traductions et génétique d’une pensée, dirigé par Michèle Leclerc-Olive9, et Una conversazione infinita. Perché ritradurre i classici, dirigé par Antonio Bibbò et moi-même10, présentent des réflexions collectives sur ce qu’on pourrait appeler le canon de la traduction, tant du point de vue philosophique que pragmatique. Le premier, issu d’une journée d’étude organisée par ARTeSS et le Fonds Ricoeur, revient sur le rapport entre herméneutique et traduction, en analysant les traductions de Temps et Récit dans différentes langues (et notamment du chapitre consacré à La Poétique d’Aristote). Le second, né d’une série d’évènements scientifiques organisés à l’Université de Trente, explore la notion de classique à travers la retraduction. Il propose des études de cas issues de différentes traditions linguistiques et culturelles, des entretiens avec des traductrices, ainsi qu’un panorama des études sur la retraduction qui ont marqué la réflexion théorique des trente dernières années.
Pour un canon de la traduction
3Comme l’a souligné Antonio Lavieri11, la notion de canon de la traduction renvoie à quatre ensembles principaux : le canon des traductions qui sont devenues des classiques au sein d’une tradition culturelle (en Italie c’est le cas, par exemple, de l’Eneide de Annibal Caro qui date du xvie siècle ou de l’Iliade de Vincenzo Monti du xixe siècle) ; le canon des pratiques traductives, c’est-à-dire l’ensemble des conventions linguistiques, rhétoriques, esthétiques et éditoriales qui influencent la pratique de la traduction à une époque donnée ; le canon traductologique, qui désigne les ouvrages théoriques fondamentaux constituant la doxa sur la traduction à une époque donnée, y compris dans le cadre scolaire et universitaire ; et enfin, le canon de la littérature étrangère, qui représente la vision d’une littérature étrangère véhiculée par les choix de traductions, tant sur le plan linguistique que culturel, que ce soit au niveau des stratégies éditoriales ou de l’image donnée de certaines œuvres spécifiques. En Italie, bien qu’il n’existe pas encore de projet collectif mené à la manière de la magistrale Histoire des traductions en langue française conçue et cordonnée chez Verdier par Yves Chevrel et Jean-Yves Masson, ou de l’Historia de la Traducción en España dirigé par Francisco Lafarga e Luis Pegenaute ou de la Oxford History of Literary Translation in English dirigé par Peter France et Stuart Gillespie, un débat très fructueux se développe autour de la relecture de la littérature italienne dans une perspective transnationale. Ce débat intègre les traductions des œuvres étrangères et met en lumière le rôle de médiation et de création exercé dans ce domaine par les intellectuels, les éditeurs, les directeurs de collection, ainsi que par les institutions de la vies littéraire12.
La collection « Diecixuno »
4Parmi les collections dirigées par Antonio Lavieri chez Mucchi, « Diecixuno » est celle qui porte directement sur la retraduction, en particulier sur la retraduction de la poésie. Comment un poème étranger s’intègre-t-il dans une nouvelle culture linguistique et littéraire ? Quels éléments stylistiques et rhétoriques sont mis en valeur ou, au contraire, laissés de côté ? Comment la relation entre traduction et tradition se manifeste-t-elle dans la retraduction d’un poème ? Et ce type d’activité, que nous apprend-il sur ce qu’est un auteur à un moment donné et sur ce qu’il devient au fil du temps ? Telles sont quelques-unes des questions soulevées par la collection depuis sa création en 2019. Ainsi, en plus des ouvrages consacrés à des poèmes de grands auteurs de la littérature mondiale, tels que William Shakespeare, John Keats, Walt Whitman, Federico García Lorca, Sappho, Emily Dickinson, Vassyl Stous et Marina Tsvetaïeva, Gerard Manley Hopkins, Rainer Maria Rilke, Constantin Cavafis, la collection comprend aussi trois volumes consacrés à des classiques de la littérature française : Arthur Rimbaud, Guillaume Apollinaire et Charles Baudelaire.
« Le Bateau ivre » de Rimbaud
5Ornella Tajani, en se penchant sur « Le Bateau ivre » d’Arthur Rimbaud13, passe en revue plusieurs interprétations critiques de ce poème et les niveaux allégoriques qui y ont été identifiés. Elle met en lumière l’innovation qu’il a représentée dans l’histoire littéraire, ainsi que l’importance de l’expérience sensorielle dans la quête esthétique de Rimbaud. Ornella Tajani commente ensuite les traductions du poème qu’elle a sélectionnées pour le volume : parmi une trentaine de traductions italiennes, elle en choisit neuf, auxquelles elle ajoute la sienne, et inclut également celle de Samuel Beckett de 1932. Les différences sont frappantes : Decio Cinti, pour la première traduction italienne des années 1920, choisit d’éviter la contrainte du vers et rendre la puissance visionnaire de l’original par le biais de la prose ; en revanche, une dizaine d’années plus tard, Mario Muner opte pour un rendu de l’alexandrin par l’endécasyllabe, produisant ainsi un texte dont la sonorité s’intègre à la tradition italienne, créant de surprenantes correspondances entre Rimbaud et un poète tel que Guido Gozzano. C’est probablement pour cette raison que, de manière générale, les autres traducteurs italiens préfèrent éviter l’endécasyllabe, en choisissant d’autres combinaisons métriques et en évitant la rime. Ornella Tajani s’arrête également sur le lexique, en comparant ses propres choix avec ceux des autres traducteurs et traductrices. L’inclusion de la traduction de Samuel Beckett permet de constater que, sous la plume de Beckett, Rimbaud devient aussi un instrument pour mesurer les différences entre la langues anglaise et la langue française, à travers la création d’un réseau sémantique lié à la religion, une tendance à la préciosité par le choix d’un vocabulaire recherché, et un penchant pour l’explicitation de certains mots ou formules.
« La Jolie Rousse » d’Apollinaire
6Paolo Tamassia se penche sur « La Jolie rousse » de Guillaume Apollinaire14, invitant à lire ce poème qui clôt les Calligrammes comme un texte qui cherche à ouvrir un nouveau chemin, grâce à l’intensité de l’expérience vécue, abandonnant la logique avant-gardiste pour établir une complémentarité entre passé, présent et avenir. Les enjeux esthétiques et éthiques mis en avant par Paolo Tamassia concernent avant tout la relation de ce poème avec la tradition, ainsi que le délicat équilibre formel sur lequel il repose. Dans l’introduction, il propose une lecture subtile du texte, mettant en lumière le réseau d’oppositions qui le traverse (ancien/nouveau ; tradition/invention ; Ordre/Aventure ; le vous opposé au nous dans la deuxième strophe ; la volonté de combat exprimée dans la deuxième, la troisième et la quatrième strophes contre l’attente de celui qui se laisse emporter par l’objet de l’amour dans la dernière strophe), et soulignant l’importance d’une traduction capable de saisir toutes ses nuances. « La Jolie rousse » n’a pas le caractère péremptoire et définitif d’un manifeste poétique, mais est traversée par la quête d’un équilibre instable, où le poète tente d’établir un rapport particulier entre la perception du monde et la création de l’œuvre d’art. En passant en revue les mérites et les limites de sept traductions italiennes du poème, ainsi que de la traduction en espagnol d’Octavio Paz, Paolo Tamassia explique les raisons qui ont guidé la rédaction de la sienne. Il souligne notamment l’importance du mot qui clôt le premier vers (« Me voici devant tous un homme plein de sens »), dont la richesse polysémique a rarement été restituée ; il relève encore une erreur de transcription du texte original qui se reproduit dans plusieurs traductions et qui engendre une étrange inversion des pronoms dans la troisième strophe. Il met également en lumière des omissions, des ennoblissements ou des ajouts qui induisent des mésinterprétations du texte : en 1947, par exemple, Giorgio Luti et Francesco Mazzoni ne traduisent pas l’adjectif effroyable qui accompagne le substantif lutte dans la première strophe, appuyant ainsi sur la valeur positive que, selon eux, Apollinaire attribuerait à la guerre. En outre, au-delà des traductions sélectionnée, Tamassia analyse également les paratextes qui les accompagnent, notamment les préfaces ou les introductions des recueils dans lesquels elles sont publiées, ajoutant ainsi une couche supplémentaire à la compréhension des choix traductifs. La traduction de Tamassia met à profit toutes ces remarques critiques et propose une version de « La Jolie rousse » qui est moins le testament poétique énigmatique du poète survivant de la guerre que l’expression « d’une confiance inébranlable dans la puissance créatrice de la poésie15 ».
« Le Cygne » de Baudelaire
7Pierluigi Pellini, en se penchant sur « Le Cygne » de Baudelaire16, démontre combien une nouvelle traduction peut révéler sous un jour inédit les subtilités d’un texte poétique, tout en offrant une compréhension approfondie des différentes interprétations de ce texte au fil du temps. Dans l’introduction du volume, Pierluigi Pellini explique d’abord son choix : selon un changement de paradigme critique survenu au cours du dernier demi-siècle, décrit par Ross Chambers, Baudelaire est devenu le poète de l’allégorie moderne, et « Le Cygne » serait donc le texte qui incarne le mieux cette modernité, réunissant le haut et le bas, la mesure classique et la fragmentation, le symbole et l’allégorie, l’écoulement millénaire du temps et la simultanéité, le passé mythique et la réalité urbaine du présent, la mémoire permanente de la tradition et le souvenir individuel éphémère. Le choix de l’éditeur est lié à la fois à la valeur que « Le Cygne » a acquise au fil du temps et à sa richesse stylistique, tant du point de vue des références historiques et des résonances littéraires que de celui de la structure formelle. Toutefois, à travers sa lecture, il souhaite également réexaminer l’interprétation du rôle de l’allégorie chez Baudelaire, qui serait plus proche que ce que l’on croit de l’allégorie à clé de la tradition classique ou baroque. Il n’y pas de partition nette, mais tout est plusieurs choses à la fois : solennité classique et dissymétrie, symbole et allégorie, éternel et périssable. En ce qui concerne les traductions italiennes, Pierluigi Pellini souligne d’abord l’absence d’un ouvrage critique qui analyse de manière approfondie les cinquante éditions italiennes des Fleurs du mal publiés à ce jour. De manière générale, on peut observer deux grandes tendances : la traduction en prose — qui renonce au mètre au profit des images et qui crée des écarts rythmiques grâce aux variations de registre, aux changements de la ponctuation et au choix du vocabulaire — et la traduction en vers — qui relève le défi du télescopage entre la tradition italienne et la tradition française, au risque de tomber dans le kitsch. Pierluigi Pellini passe en revue les huit traductions italiennes qu’il a sélectionnées (dont deux en prose), mettant en relief aussi bien les réussites que les échecs, tant au niveau de la compréhension du texte que des mots isolés ou de l’enchaînement des vers. À côté des versions italiennes, il inclut la traduction-réécriture anglaise de Robert Lowell, et le volume se clôt sur la traduction de Pierluigi Pellini lui-même, une traduction en vers libres qui vise à reproduire l’« équilibre instable » du « Cygne » et qui met en avant le canevas narratif du texte : « c’est la vision à la fois onirique et concrète d’un flâneur moderne, ancrée dans une géographie urbaine précise et quotidienne, aussi que dans une tradition littéraire tragique et sublime17 ».
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8Avec cet aperçu de l’un des projets traductologiques de l’éditeur Mucchi, j’ai essayé de montrer la valeur critique et pédagogique que peut revêtir la retraduction d’un poème classique. Les volumes de la collections « Diecixuno » ont le mérite de proposer des lectures critiques novatrices, grâce au travail théorique et formel accompli sur le texte. Ils sont précieux pour les étudiants en lettres, mais peuvent également représenter d’excellents outils pédagogiques dans le cadre scolaire, dès le lycée. Et ils constituent, bien évidemment, une lecture passionnante pour n’importe qui s’intéresse à la littérature.