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« Traduire, c’est avancer sans jamais quitter la chaussée » Entretien avec Ottavio Fatica, par Eleonora Bellentani
Traduit par Eleonora Bellentani
1Ottavio Fatica est traducteur du français et de l’anglais et il collabore avec d’importantes maisons d’édition italiennes. Découvrir Louis-Ferdinand Céline lorsqu’il était jeune a été pour lui une véritable fulguration. Il écrit dans Lost in Translation (2023) : « Je voulais écrire comme lui. Enfin non, je voulais beaucoup plus : je voulais être lui1 ». Adelphi, pour qui Fatica avait traduit Il dottor Semmelweis2(1975), a acquis les droits de quatre des textes inédits retrouvés : Guerre a été publié en 2023, Londres est en cours de publication ; les deux, traduits par Fatica. La volonté du roi Krogold et une version mise à jour de Casse-pipe seront les derniers à être traduits. Fatica, voix italienne de Céline, a pour ainsi dire réalisé son rêve de jeunesse.
2Eleonora Bellentani — Dans Lost in Translation, vous écrivez que, lorsque vous vous êtes proposé comme traducteur auprès d’Adelphi, vous avez présenté des échantillons tirés de The Marriage of Heaven and Hell de William Blake et les Ballets sans musique, sans personne, sans rien de Céline : c’est grâce à cela que verra le jour, quelques années plus tard, la traduction de Il dottor Semmelweis. Peut-on dire que la lecture de l’œuvre célinienne, et donc la fulguration produite par cet auteur, a été décisive pour votre carrière de traducteur ?
3Ottavio Fatica — Lui et Antonin Artaud, les garçons du Grand Jeu, Daumal et Gilbert-Lecomte, peut-être Gottfried Benn aussi et peu d’autres du même acabit ; bref, ce climat, cette écriture, et ce qu’elle risquait, tout ça a fait démarrer ma carrière dans le monde des lettres, a décidé de celle-ci, un chemin impraticable. Traduire, c’est avancer sans jamais quitter la chaussée. À un certain moment, la charrette à tirer est devenue une coquille d’escargot que j’avais sécrétée sans le savoir. À ce moment, j’étais soit pris au piège soit sauvé. C’est une question de point de vue.
4Eleonora Bellentani — Depuis Semmelweis jusqu’à Guerre, comment votre regard sur Céline a-t-il changé ?
5Ottavio Fatica — Découvrir et se mesurer à un écrivain à vingt ans, et le redécouvrir et se mesurer à lui à nouveau cinquante ans après sont deux choses très différentes. Dans les dix ans qui ont suivi ma découverte, j’ai lu tout ce que Céline avait écrit et tout ce qu’on avait écrit sur lui ; à l’époque on pouvait encore faire ça. C’était presque de l’abus de sa part : il avait enlevé et réduit en esclavage un garçon, qui était, comme tous les jeunes le sont d’ailleurs, loin d’être libre. De fait, qui est moins libre qu’un garçon cherchant une prison plus ou moins dorée, sur mesure, pour ses curiosités, ses rêves, ses doutes, ses peurs ?
6La lecture de Guerre et d’autres inédits a été un plongeon renouvelé, une immersion soudaine dans des eaux glacées, et bouillantes, qui a réveillé des cellules assoupies, des souvenirs nichés on ne sait où. Je m’en suis sorti fumant, déplumé, cuit à point et prêt à repartir. Mais mon regard n’était plus le même. Je ne pouvais plus ne pas remarquer les faiblesses, les fautes, les échappatoires, les ingénuités, les illusions (même chez Céline !), qui cependant ne touchent pas aux résultats, parfois sublimes, aux échecs splendides de tout grand écrivain. Grâce à mon métier, à mon expérience et aux connaissances accumulées, me revoilà à lire un auteur qui a dû avoir la moitié de mon âge quand il a écrit ces inédits. Je ne pouvais pas retomber dans le panneau.
7Eleonora Bellentani — Guerre incarne, pour ainsi dire, la poétique du non finito michelangelesque : on y trouve des parties bien polies, peaufinées méticuleusement par Céline, et d’autres parties ébauchées, rugueuses, où les aspérités de l’écriture sont évidentes. Quels problèmes de traduction a posés ce roman, en considérant aussi sa collocation temporelle incertaine ?
8Ottavio Fatica — Oui, Guerre est un torse, superbe, rugueux, presque scabreux, surtout là où la sexualité la plus obscène et trouble confine à l’obsession et, de surcroît, est toujours nouée à la mort, à des corps déchiquetés, mutilés, dégoûtants, irréparablement atteints par la guerre. Céline a écrit ce texte peu avant ou peu après le Voyage, vers 1934, il pourrait bien sûr constituer une partie supprimée de la brève section initiale sur la guerre. Elle aurait rendu anormal ce premier livre si unique. Déjà, son allure l’aurait par ailleurs rendu impubliable, à cause de l’obscénité jetée à la figure du lecteur. Les quelques espaces blancs qui avaient marqué la première version publiée de Mort à crédit auraient creusé des gouffres dans les pages de Guerre, bien plus grands que ceux ouverts par les bombes en Flandre. Le problème — mais ce n’est pas tout à fait un problème ou alors toute traduction d’un livre de ce type est substantiellement, consubstantiellement, problématique —, c’est qu’il fallait les garder, ces aspérités-là, les respecter, il fallait proposer à nouveau les écarts et les déphasages rythmiques de Céline, qui ne savait pas encore supporter sans fléchir et mener jusqu’au bout ses incessantes philippiques acharnées, comme il l’aurait découvert à ses dépens. Cela laisse une patine sale, qui provient de l’original, et qu’il fallait garder. Je sais, il est absurde de soigner sur le bout du doigt, avec obstination, les manques, les bavures, les souillures — et bien, c’est une des maintes absurdités du métier.
9Eleonora Bellentani — La traduction de Guerre est d’abord due à son évidente importance philologique, mais peut-on affirmer qu’elle coïncide aussi avec la nécessité de redécouvrir l’écriture de Louis-Ferdinand Céline en tant qu’instrument pour lire, interpréter, comprendre la réalité terrible que nous habitons ? Peut-elle nous aider à saisir, dans sa brutalité, l’horreur de la guerre ?
10Ottavio Fatica — La traduction de Guerre est due au fait qu’Adelphi estimait ce dernier et les autres inédits dignes de publications en italien. N’est-ce pas là la tâche de l’éditeur ? Par hasard, elle coïncide, si l’on veut, avec la redécouverte et la réutilisation de Céline en tant qu’instrument accordé exprès pour reproduire les iniquités, les laideurs, les fausses notes stridentes de la vie, en temps de paix comme — et certainement plus encore — en temps de guerre. La réalité est toujours terrible, si l’on a les yeux pour la regarder : et il les avait, malheureusement pour lui ; et heureusement pour nous, en quelque sorte. La brutalité, la cruauté, l’horreur et d’autres attributs de la guerre, il nous les jette sous le nez, comme le fait Goya avec ses Désastres. Nous sommes écrasés par une atmosphère lourde, très lointaine et menaçante, toujours actuelle, celle de la guerre de Trente Ans, de Cent Ans, de Mille Ans, d’hier comme d’aujourd’hui, et de demain.
11Eleonora Bellentani — Londres est le prochain inédit qu’Adelphi publiera dans votre traduction. Quels défis a-t-il présentés par rapport à Guerre ? Ce roman constitue-t-il aussi pour le traducteur un parcours semé d’embûches ?
12Ottavio Fatica — Londres se présente comme la suite de Guerre, dans le sens où le protagoniste du premier roman s’embarque à la fin du roman pour l’Angleterre — et c’est là qu’on le retrouve au début du second. Il finit dans une bande de déserteurs, poseurs de bombes, maquereaux et prostituées, ce qui est un prétexte pour nous conduire dans le cercle de l’Enfer qu’est la pègre londonienne et pour en extraire à la force de ses bras l’argot, adopté et adapté par Céline, qui ne recherche pas une représentation exacte du réel. En l’occurrence, en proie à son génie toujours débordant, il invente ou réinvente sans scrupules la langue, même un jargon comme l’argot. Ainsi aux difficultés, disons historiques, sectorielles ou sectaires, s’ajoute la créativité surchauffée de l’auteur. Ce texte a probablement été écrit presque à la même époque que Mort à crédit, avec lequel il partage quelques affinités ; par rapport à Guerre il est plus soigné, au sens célinien, au moins dans la première partie, et beaucoup plus riche. Son goût est picaresque-grotesque, bruegélien — une ancienne passion de Céline — et il se prête à des scènes chorales épiques en raison de la truculence et de la turpitude avivées par l’imagination de l’auteur. Céline commence à reconnaître et à moduler sa petite musique et il fait les premières tentatives de transcription sur partition narrative. Pour celui qui lit avec l’oreille fine et de la passion, ce sera un plaisir de saisir les premiers accords. Pour celui qui doit traduire, c’est une torture et une jouissance un peu perverse de chercher à les reproduire.
13Eleonora Bellentani — Va-t-on lire aussi La Volonté du roi Krogold et la version mise à jour de Casse-pipe dans votre traduction ?
14Ottavio Fatica — La décision n’est pas encore prise.
15Eleonora Bellentani — Dans Lost in Translation vous écrivez que « le traducteur a comme tâche l’interprétation des signes, qui sont eux aussi des songes, des songes qui bâtissent les mots, qui les animent : qui sont les mots3 ». Pour interpréter les cauchemars échafaudant les mots de Céline, il faut mettre en pratique le songe et l’interprétation de l’horreur ; il faut être prêt à se plonger dans le noir, à sonder en profondeur la personnalité nocturne de l’auteur. Comment avez-vous vécu le fait de voyager au bout de la nuit en compagnie d’un guide si halluciné ? Qu’avez-vous ressenti en franchissant la porte de l’enfer en compagnie d’un Virgile délirant ?
16Ottavio Fatica — L’auteur est, sans aucun doute, délirant, mais, Virgile, en est-on sûr ? Peut-être qu’aucun écrivain n’est plus opposé à Céline que lui. Quant à moi à la place de Dante, passons. Entre autres choses cette phrase avait un je ne sais quoi d’insolent, elle voulait liquider la délétère ingérence psychanalytique dans le domaine artistique. Toujours l’enfer ouvre grand ses portes, il nous attend à bras ouverts. Les cauchemars que Céline aimait halluciner — il était obligé de le faire, pour ne pas devenir fou — obligent aussi celui qui le traduit à le suivre dans les méandres de la psyché, qui coïncident pour lui avec la « réalité » qui pour nous, à la lecture, se superposent à la réalité tout court ; cauchemars qu’il cherche et réussit à cracher sur la page. Il n’est pas question d’être prêt ou non à s’attacher à lui : tu le fais ou tu loupes le train. Je dis ‘train’ parce que les voies sont heureusement là ; l’important, c’est de ne pas dérailler pendant un trajet plus élusif et raboteux que jamais. Mais la route est tracée. Voilà la chance, le salut ou la condamnation du traducteur. Peut-être que les autres ne s’en rendent pas trop compte et peuvent ou veulent s’illusionner. Celui qui traduit ne peut pas se permettre de le faire, il ne le doit pas ; je dirais même qu’il ne le veut pas. À ce point, il ne peut plus. Quelqu’un parlait de serf arbitre.
17Eleonora Bellentani — La langue, dans l’écriture de Céline, est soumise à une tension stylistique extrême, qui se traduit par exemple dans la célèbre petite musique. L’écriture s’appuie donc sur un schéma rythmique bien défini : peut-on dire qu’elle est soumise à des contraintes formelles d’ordre poétique ? En ce sens, peut-on retrouver dans l’œuvre célinienne une véritable poésie née de la guerre ?
18Ottavio Fatica — Nous avons déjà effleuré sa petite musique oblique, syncopée, les petites notes pathétiques, alternativement délicates et sublimes, qu’il réussit à arracher à l’horreur qu’il a toujours sous les yeux, et qui à vrai dire est la réalité, la bulle d’air pourri du monde. Céline utilise, à sa guise, des contraintes formelles pas si dissemblables de la poésie ; il se définissait comme un poète ou un musicien manqué, un « ouvrier dans les ondes4 » ; il admirait inconditionnellement la poésie : mesures, rimes, schémas strophiques — laconisme : « flamme enclose est plus ardente5 ». Il a cherché, il a trouvé et il a persévéré pour reproduire cette musique avec une constance obsessionnelle. En partie parce qu’il l’avait toujours en tête et qu’il devait la laisser sortir, en partie pour ne pas céder aux détracteurs et aux critiques, pour prouver - avant tout à lui-même - qu’il était possible de le faire. Il n’a prouvé qu’une chose : qu’il était le seul à savoir, à pouvoir et à vouloir le faire. Il n’y aurait pas Céline s’il n’y avait pas d’exagération.
19La guerre est à la base de la poétique célinienne, c’est la basse continue qui accompagne son œuvre entière. Céline a participé à la Première Guerre mondiale ; il a vu, il a vécu, il a souffert la Seconde. Même les livres qui s’interposent entre le premier roman, marqué par la Grande Guerre, et la dernière trilogie, sous le signe de la Seconde Guerre mondiale, en portent les stigmates. Dans Londres, les déserteurs vivent dans la terreur d’être découverts et envoyés au massacre ; les deux volumes de Féerie pour une autre fois se déroulent pendant les bombardements aériens de Paris. Rien n’échappe à cette ombre fratricide. La guerre innerve et drogue l’atmosphère de l’œuvre entière.
20Eleonora Bellentani — Guerre met en scène la dimension sonore du conflit, les cris, les sifflements des balles, les bruits, bref, le vacarme qui accompagnera Céline pendant toute sa vie à cause d’une blessure à la tête, la même qui tourmente Ferdinand, son alter ego littéraire : pour se soulager du chaos sonore qu’il a dans la tête, l’écrivain transforme le bruit en musique et il devient donc musicien du mot. À propos de cet élément stylistique y a-t-il d’autres traducteurs de Céline dont vous vous sentez proche ? Gianni Celati, par exemple, parle d’une « prose organisée dans de rapides cadences et pauses et fugues et arrêts, qui suit sa trace rythmique, syncopée, de jazz6 » (2008).
21Ottavio Fatica — On vient de parler de la musique célinienne. Il faut souligner que son usage de tous les moyens écrits à sa disposition, ou qu’il invente, si nécessaire, pour reproduire le fracas de la guerre, pourrait rappeler de loin l’expérimentation futuriste. Rien de plus faux. On a ici affaire à une curiosité typographique, même amusante, même heureuse parfois, mais superficielle, et bientôt laissée de côté avec les changements de goût, de mode. Céline avait le duende7. Et Céline était ciseleur. La recherche maniaque invétérée était celle de l’homme Céline, qu’il faut identifier entièrement avec l’écrivain. Durant cette phase, les écarts temporels dans le phrasé sont particulièrement intéressants, et se répartissent selon une distribution asymétrique des discours et de l’action narrative qui peut-être, et je dis bien peut-être, reflète consciemment ou non l’atmosphère artistique de son époque, sorte de cubisme ou vorticisme, adapté aux arrangements nécessaires de la page.
22Celati a traduit le Céline qui vient juste après Londres, celui de Guignol’s band, qui a la même reconstitution et presque les mêmes personnages, ou bien des personnages avec les mêmes prénoms, placés devant des situations plus ou moins diversifiées ; c’est dans l’ensemble une histoire assez semblable, mais qui maintenant est complètement « dans le jazz ». Pour les amoureux de cet auteur, ce sera une autre surprise de lire un Céline stylistiquement in progress aussi dans les pages de Londres ; pour les chercheurs, une mine.
23Je ne pense pas qu’il y ait de traits communs, ni avec Celati ni avec Ferrero, ni encore avec Guglielmi, un vieil ami, ou Caproni. Le point commun de ces traducteurs, c’est de travailler à l’œuvre célinienne en considérant leur tâche comme une dette et un devoir artistique : c’est le véritable effort — pas forcément une réussite — de donner une œuvre littéraire dans notre langue. En effet Caproni était poète, Celati conteur. On a affaire à une grande œuvre ; si l’on en est conscients, l’effort de le rendre ne peut qu’en bénéficier. Un tel effort est toujours et dans tous les cas admirable, précieux dans ses résultats, même s’ils sont discontinus, discutables. On ne peut pas en dire autant de la plupart des traductions professionnelles ou de service — peu importe la façon dont on les appelle — qui circulent, même celles des œuvres estimées ou soi-disant littéraires. C’est aussi vrai que la plupart des écrivains ne sont pas Céline.
24Eleonora Bellentani — Dans quelle mesure considérez-vous la traduction comme un acte créatif ?
25Ottavio Fatica — C’est l’acte le plus créatif, il éclaire, il enrichit l’œuvre d’une dimension, d’une puissance ; c’est le signe de sa vitalité, la source de sa survivance.
26Eleonora Bellentani — Et qu’en est-il de la retraduction ? Dans ce cas, le traducteur se mesure non seulement au texte original, mais aussi aux traductions devenues entretemps canoniques, chères aux lecteurs. Comment jongler entre la nécessité d’actualisation d’une œuvre, et donc de la faire vivre dans un nouveau contexte historique et culturel, et la tradition ? Si l’on vous confiait la tâche de traduire également les deux derniers inédits, dans le cas de la version actualisée de Casse-pipe, il s’agirait, au moins en partie, d’une retraduction.
27Ottavio Fatica — Le sens que l’on donne parfois à un mot comme « actualiser » me répugne, je l’ai trop souvent vu arboré à tort et à travers, brandi de manière spécieuse et préjudiciable ; le procédé ne me convainc pas, j’y vois une présomption de dernière minute, je flaire immédiatement l’abus, et je le soupçonne d’être nuisible autant que labile. Une œuvre, si elle est vivante, ne demande qu’à revivre : c’est un phénix.
28Les choix et les circonstances ont fait qu’au fil des ans, j’ai retraduit quelques grands classiques. La retraduction d’une œuvre canonisée, protégée de force par des fanatiques de diverses extractions, comme Le Seigneur des Anneaux, par exemple, a déclenché un casus belli aux implications encore plus ridicules en termes de dimensions et de ton qu’elle a pris lors de sa publication. Cela s’était déjà produit dans le reste du monde, en Italie avec intérêt, pour des raisons culturelles et aussi politiques trop longues à expliquer ici. Ce fut une expérience et une leçon.
29Beaucoup de mes versions kiplingiennes sont des retraductions, non seulement par rapport à des traductions précédentes, mais aussi à celles que j’ai faites dans des années lointaines. En les rééditant chez Adelphi, je les ai retravaillées et parfois je les ai à peine retouchées, d’autres fois je les ai retravaillées en profondeur. La langue que je n’ai jamais cessé d’apprendre est, plus que toute autre, l’italien, de sorte que lorsque je reviens à des travaux entrepris il y a longtemps et que j’ai l’occasion de m’appuyer sur de nouvelles acquisitions et connaissances, je ne peux m’empêcher d’apporter des améliorations et des changements, même substantiels, sans que les infinitésimaux n’aient un poids non négligeable.
30Le traducteur est, ou devrait être, le poète du poète : celui qui retraduit est-il alors le traducteur des traducteurs ? La flèche trempée dans le poison une fois tirée sur l’un des gibiers, doit être transformée en appréciation et en antidote. Il ne s’agit plus seulement d’imiter l’original, ce qui est une très haute manière de traduire, mais de surmonter les épreuves précédentes. Et lorsque le défi est double, l’enjeu redouble. Et la surprise du résultat le sera tout autant. C’est pourquoi il faut gagner et convaincre. Pour ce faire, pour convertir un lecteur qui croit connaître le texte, il faut qu’il ait en lui la conviction et l’autorité. C’est un peu comme passer de la métaphore à la métanoїa.
31Pour conclure je vous rappellerai qu’en exergue de l’édition Einaudi de ma retraduction d’un classique comme Moby-Dick, qui a derrière lui une traduction « canonique » très appréciée, celle de Cesare Pavese, et trop d’autres, il y a une citation d’Antoine Berman : « La re-traduction a lieu pour l’original et contre ses traductions existantes. Et l’on peut observer que c’est dans cet espace qu’en général la traduction a produit ses chefs-d’œuvre8 ». Il s’agissait d’une déclaration d’intention ; sur le résultat, nous devons nous en remettre au jugement des lecteurs, ceux qui ont une oreille, ceux qui n’ont pas d’œillères.