Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Janvier 2025 (volume 26, numéro 1)
titre article
Tadeusz Sławek et Małgorzata Fabrycy

Langue pas-si-propre

Tadeusz Sławek, Na okrężnych drogach. Tłumaczenie literackie i jego światy, Kraków-Gdańsk : Karakter, Instytut Kultury Miejskiej, 2021, EAN 9788366147713, p. 202-232.
Texte traduit par : Małgorzata Fabrycy

Lire en VO

Élevage de mots

1Le traducteur est un adepte du texte, mais aussi son réformateur. Il lit l’original, le pénètre, mais ne peut pas ne pas le réviser. Ce qui naît sous la plume du traducteur, c’est une certaine vision du texte créée grâce à un double effort : assimiler l’œuvre dans la langue du traducteur, et faire en sorte que cette assimilation ne constitue pas une domestication1 […] Le lecteur doit recevoir une œuvre qui parle sa langue, mais dans laquelle vit l’esprit d’une autre langue et d’un autre monde. Pope dirait : dans le foyer de la langue maternelle du lecteur brûle le feu de la parole de l’autre et d’un esprit différent. Leopardi, qui considérait l’italien comme une langue idéale pour la traduction en raison de sa flexibilité et de sa capacité d’adapter l’esprit d’autres langues, a ainsi écrit à ce sujet :

Car l’exactitude n’est pas du tout le synonyme de fidélité. Alors, la langue étrangère perd son caractère et meurt dans la langue du traducteur, ce qui fait perdre également le caractère à son langage [...]. Seule la langue italienne — et c’est en cela que je trouve sa singularité — peut conserver dans la traduction la nature de chaque écrivain de telle sorte qu’il est à la fois étranger et italien. C’est le summum de la perfection dans la traduction et dans l’art de traduire2.

2Ainsi comprise, la perfection de la traduction, et de ce que nous appelons dans ces essais, d’après Linde, « tłumactwo3 », a un caractère doublement paradoxal. Elle assimile ce qui est étranger, mais cela ne peut se produire que lorsque le nôtre est soudainement dégénéré et aliéné. En d’autres termes : nous sommes censés nous sentir étrangement face à ce qui nous est familier tandis que ce qui, en tant que domestique, était une source de calme et de certitude, est désormais censé nous déstabiliser, en soulevant des questions inattendues. Ainsi, en travaillant non seulement sur une langue étrangère, mais surtout sur sa propre langue, la tłumactwo en ravive sa dynamique, l’enflamme (Pope), lui insuffle de l’esprit (Heidegger). On pourrait dire qu’elle rend visibles et met en évidence les possibilités poétiques inhérentes à la langue. Willis Barnsto ne l’exprime de façon succincte, mais significative :

La traduction est une enseignante des poètes. Les cours qu’elle leur donne ne portent pas sur la langue source, mais sur la langue cible. Grâce à des versions toujours nouvelles, la traduction stimule les possibilités cachées dans la langue. C’est ainsi que les poètes améliorent leur art poétique — à travers l’expérience de la traduction ainsi que la stimulation et la modification de leur travail qui en résultent sur la base des poèmes écrits dans une langue étrangère4.

3Velimir Khlebnikov avait une expression merveilleuse pour désigner ce processus : « élevage de mots ». La traduction est un exercice d’élevage de mots, une revivification écologique de la parole :

Si l’homme moderne remplit les eaux abandonnées des rivières de bancs de poissons, « l’élevage de mots » donne le droit de peupler d’une vie nouvelle les eaux taries de la langue, de les repeupler de mots en voie de disparition ou purement et simplement inexistants5.

4Nous entrons sur le territoire de ce qu’Edward Balcerzan appelle « l’autocritique des traducteurs » où s’opère un changement notable : la traduction n’est plus seulement un moyen de transmettre un contenu préalablement écrit par quelqu’un d’autre. La traduction est désormais une « forge » de formes linguistiques, ce qui constitue au fond une caractéristique inaliénable de la création originale. L’autocritique « entraîne le lecteur dans l’atelier, l’initie au métier, lui montre les attraits du processus de traduction, et le processus lui-même finit par devenir l’intrigue — plus importante que le résultat — de l’histoire6 ».

Source

5C’est donc grâce à la créativité que la traduction coopère avec le texte source. Ce terme, technique seulement en apparence, prend dès lors un sens différent. « Source » fait certainement référence à l’œuvre qui donne lieu à la traduction, précédant chronologiquement son existence. C’est ce vers quoi il faut remonter, en allant en quelque sorte à contre-courant du temps, en amont de lui. Mais « source » signifie aussi « originaire » dans un autre sens, plus profond. Je me tourne vers la source lorsque je cherche l’information dont j’ai besoin pour poursuivre mon travail, je cherche ce qui est caché pour le révéler, pour lui donner une suite. Lorsque je traite quelque chose comme source, je ne m’arrête pas à la surface, mais je vais plus loin, là où la source puise sa force. Dans un essai profond sur la source, Barbara Skarga souligne que la source n’est « pas seulement une cause, mais plutôt un événement qui révèle le sens du flux de toutes les questions ultérieures7 ».

6Puisque dans La Critique de la raison pure Kant accorde le droit au bonheur à quiconque respecte la loi morale, formulons la loi du traducteur selon laquelle tout traducteur a droit à une bonne traduction, c’est-à-dire qu’il a la possibilité de créer une bonne traduction, à condition d’agir de sorte à explorer la source cachée dans le matériau du texte original, cet événement qui en révèle le sens. Pour rendre justice à ce qu’il découvrira, il devra probablement contourner les normes sémantiques et syntaxiques. La linguiste le décrit ainsi :

La traduction créative (de bonne qualité) doit donc être associée à la créativité au sens plus étroit du terme. Elle est le résultat de processus linguistiques impliquant l’introduction de transformations de la norme linguistique adoptée. Les transformations effectuées par le traducteur peuvent concerner différents niveaux du texte ou du discours8.

7Lorsque Benjamin et Derrida considèrent que le texte demande, voire exige, une traduction, ils ont peut-être cette loi à l’esprit, avec pourtant un complément important : le texte réclame la traduction car il veut survivre, durer, et cela ne peut souvent pas être assuré sans traduction. C’est pourquoi chaque génération devrait faire sa propre traduction des textes qui se rapportent au sentiment source d’existence dans des conditions historiques changeantes et très différentes. Enfin, nous ne traduisons pas seulement le cours des événements, mais les héros tels que Hamlet ou Robinson encodant une certaine attitude face à la vie. Il en va de même pour l’immortelle (car traduite encore et encore) Alice, au sujet de laquelle Elżbieta Tabakowska écrit que

la dominante du texte consiste dans la tension entre le fantastique et le réel, entre la folie et la raison, et c’est alors que la réalité toujours changeante appelle une redéfinition de ces relations, et la dialectique entre les deux éléments devient décisive9.

8Salman Rushdie soutient (et ce point de vue m’a toujours été proche) que nous sommes les enfants du xviie siècle et que « depuis 400 ans nous jouons sur un terrain dessiné par Cervantes et son contemporain Shakespeare », auxquels il joint également le maître de l’humour, François Rabelais10. Si l’on incluait les grands Tragiques grecs, la liste des « immortels » réclamant la traduction serait-elle complète ? Certainement pas. Car pour mener une bonne vie, que Patočka appelait, après les Grecs, la vie de ceux qui tentent de découvrir ce que sont la vie et la mort11, nous avons besoin non seulement d’informations, mais avant tout de formation, et celle-ci dépend de notre « ouïe » existentielle nous permettant d’entendre les appels de textes prêts à aider à former notre esprit.

Post-maturation

9La source est un événement, dit Barbara Skarga, et puisqu’il en est ainsi, son influence continuera, ne serait-ce que parce qu’elle nous donne le sentiment de commencer quelque chose, de l’initier sous notre responsabilité et à nos propres risques. Et ce risque n’est pas négligeable, puisque chacun peut trouver une source différente, car — je cite à nouveau Barbara Skarga — « les sources sont extrêmement riches et leurs courants peuvent jaillir dans les sens opposés, alors qui peut être sûr d’avoir atteint la vérité12 ? ». Nous obtenons ainsi le deuxième complément de la loi du traducteur : il ne faut pas juger une traduction hâtivement ou considérer sa propre traduction comme définitive et parfaite. Le retour à la source, c’est en effet le recommencement. « Encore une fois depuis le début ! » — tel est l’appel de la guilde des traducteurs.

10C’est là aussi que bat la source de l’espoir. L’espoir de la vie future de l’œuvre, et donc de la survie de ses lecteurs, un espoir lié, dit Barbara Skarga, à notre existence humaine, qui « nous emmène quelque part dans l’avenir et nous permet de transcender le temps, ne serait-ce que lorsque nous pensons et créons pour les générations futures, en nous ouvrant les perspectives de l’infini13 » ; cet espoir est lié à une traduction qui prend au sérieux la question de la source, c’est-à-dire à la tłumactwo. Elle nous fait comprendre que les mots, aussi lointains et oubliés soient-ils, ne meurent pas, mais tombent dans un état de vie latente, de sommeil, une sorte d’anabiose, dont le traducteur les réveille. Les mots ne meurent donc pas mais mûrissent, et un tel processus peut prendre des années. Il se déroule de différentes manières, mais généralement il éloigne la traduction de l’exactitude du dictionnaire. Sans doute sous l’influence de Hölderlin, Walter Benjamin parle de la « sainte croissance des langues », soumises constamment à l’épreuve de l’éloignement de l’original afin que sa source ou son feu n’échappe pas à notre attention. En méditant sur la question de la tâche du traducteur, Benjamin écrit :

aucune traduction ne serait possible si, essentiellement et en dernier ressort, elle s’efforçait à la ressemblance de l’original. Car dans sa survie, qui ne mériterait pas ce nom, si elle n’était mutation et renouveau du vivant, l’original se modifie. Même pour des mots solidifiés il y a encore une post-maturation14.

11En quoi consiste la post-maturation et à quoi se réfère le préfixe post- ? Il s’agit sans doute de la recherche d’une « langue pure » pour découvrir son impureté, la richesse de sons, d’accents et de sens multiples. Et le préfixe post-renvoie probablement à ce que Nietzsche appellerait « l’intempestivité », à savoir la critique d’une culture qui veut à tout prix être actuelle. Dans notre cas, cela signifierait la critique de la traduction en tant que simple reproduction de l’original reflétant fidèlement le sens d’une langue dans une autre. On trouve un autre indice chez Khlebnikov, qui divise les mots entre « purs » et « quotidiens » en les attribuant respectivement aux deux sphères de la raison : « raison stellaire de la nuit » et « raison solaire du jour ». En effet, « une quelconque signification courante du mot voile toutes ses autres significations, exactement comme de jour disparaissent tous les astres de la nuit étoilée15 ». Ainsi, « la langue courante est pour les grandes lois du mot pur comme l’ombre qui tombe sur une surface inégale16 ». Le traducteur doit donc découvrir, à tous les niveaux de langue, la « surface inégale » à la fois de la langue étrangère et de sa propre langue (rappelons que Wittgenstein parlait de la « friction » nécessaire si l’on ne veut pas glisser sur la surface). Pour formuler deux lois de la langue transrationnelle, Khlebnikov partira du son : « La première consonne d’un mot simple oriente le mot tout entier et l’emporte sur tout le reste » et : « Les mots qui commencent par la même consonne sont liés entre eux par une notion qui leur est commune ; c’est comme si, venus d’horizons différents, ils se rejoignaient dans le même secteur de notre jugement17 ». La post-maturation devrait saisir ce processus, localiser les « horizons différents » et identifier ce « même secteur de notre jugement ».

Catabase

12La post-maturation ne serait pas possible sans la philologie. C’est grâce à elle que l’on peut dégager des sens oubliés qui défilent sans cesse comme des ombres dans les sens communs, bien établis, des mots. Non seulement la philologie montre combien est illusoire la littéralité, ce procédé qui trahit souvent le traducteur s’efforçant de trouver des équivalents simples, mais elle permet également de voir que ce qui est littéral cache les sens les plus surprenants. C’est tout l’enjeu de l’exercice étymologique de Heidegger permettant de combiner trois verbes aujourd’hui distincts et les activités qu’ils désignent : bâtir, habiter, penser. Sans entrer dans les détails de l’excursion du philosophe dans le vieux haut allemand et le vieux saxon, ne citons que sa conclusion : « Que pourtant la pensée elle-même fasse partie de l’habitation, dans le même sens que le bâtir et seulement d’une autre manière : le chemin de pensée que nous essayons ici pourrait en témoigner18. »

13Une œuvre, une phrase, un mot comportent alors des trappes ; lorsqu’on les rencontre, la continuité de l’histoire et du sens se rompt. On n’avance plus de façon fluide, mais on s’enfonce dans les fentes, trous et lacunes que l’on devra combler d’une manière ou d’une autre. Emanuel Swedenborg19, qui, selon Czesław Miłosz20, nous apprend que « l’arbre est un proche parent de l’homme » et que « la sagesse cherche à toucher son écorce rugueuse21 », croit que seuls les anges communiquent avec une vraie fluidité, dans un flux de sons qui ne se décomposent pas en mots individuels. La parole humaine est par nature craquelée et pleine de crevasses : « [...] ma parole était fissurée, se divisant en mots et en sons, elle n’était pas fluide et n’appartenait donc pas à la langue du ciel ». Swedenborg explique d’ailleurs avec précision le fonctionnement de la fluidité du discours angélique : ce langage ne possède pas beaucoup de consonnes qui« comme des pierres, obstruent le flux de la parole22 ».

14Ainsi, dans le langage humain le texte n’est plus une séquence ininterrompue, il ne nous facilite plus la vie en nous incitant à dire : « Je sais ! », mais, au contraire, il apparaît comme un obstacle sur ce chemin. Durs Grünbein dit que « l’influence des poèmes repose sur l’existence de trous de mémoire ». Face à la surabondance d’informations qui exigent de nous de les mémoriser, un poème évoque l’oubli, quelque chose qui a été oublié ; plus ces lacunes sont grandes, « plus le travail qui incombe à un seul poème est grand23 ». Le traducteur est donc un découvreur des lacunes, il s’y enfonce et tente de retrouver ce qui a été perdu. Pour pouvoir avancer, il doit s’arrêter, descendre en quelque sorte dans le souterrain du mot, de la phrase, de l’œuvre, et alors il s’avérera — revenons à Grünbein — qu’« un seul mot sautela moitié de la vie de quelqu’un », et que dans un seul vers de Callimaque de Cyrène « nous vivons le présent aussi fortement qu’en entendant la voix du facteur de l’autre côté de la porte24 ».

15Il est donc dans le voyage qu’est la traduction un épisode particulier de descente à l’intérieur du mot et de la langue visant à communiquer avec ce qui est passé, peut-être même oublié, et à en tirer des leçons. La traduction comme catabase. Werner Hamacher rappelle le célèbre chant XI de l’Odyssée, dans lequel le héros errant descend aux Enfers pour parler avec les morts et obtenir des indications sur la façon d’atteindre Ithaque (Virgile reprendra cet épisode dans le livre VI de L’Énéide) :

La philologie est une nekyia, une descente vers les morts, ad plures ire. Là, elle rejoint le collectif le plus grand, le plus étrange, qui est toujours en croissance et lui donne quelque chose de la vie de sa propre langue pour que ceux qui sont sous terre puissent parler. La philologie meurt afin de rendre possible à certains d’entre eux, à travers sa langue, la vie après la mort, ne serait-ce que pour un instant. Sans la philologie, qui se socialise avec les morts, les vivants deviendraient asociaux25.

16Est-ce une coïncidence si Grünbein dit fondamentalement la même chose ? Celui qui traite les mots avec tout le sérieux qu’ils méritent participe à un rite spécial car

au-delà des détails protocolaires de la vie d’une personne, au-delà des styles de différentes époques et des idéaux esthétiques, la parole du poème maintient un lien avec les couches profondes de la mémoire, avec les civilisations qui s’étaient enfoncées dans la terre, avec les morts omniprésents26.

Sans jonctions — incompatibilité

17La tâche du traducteur consiste donc à découvrir les fissures de la langue maternelle, à montrer qu’elle est, comme toute autre langue, en quelque sorte en contradiction avec son époque. La phrase célèbre terminant le premier acte de Hamlet donne matière à réflexion :

The time is out of joint. — O cursed spite,
That ever I was born to set it right!
Nay, come, let’s go together.

18Toutes les différentes traductions attirent l’attention sur l’état maladif du temps. Andrzej Tretiak spatialise la métaphore en disant : « Le temps est sorti des charnières » (« Z zawiasów wyszedł czas »), Władyslaw Tarnawski et Maciej Słomczynski choisissent la « dislocation » (« zwichnięcie ») et la « guérison » (« leczenie »), Józef Paszkowski dit plus philosophiquement que : « Le monde a perdu la forme » (« Świat wyszedł z formy »), et c’est au prince danois de le faire « revenir à la norme » (« przywracać go do normy »). Jarosław Iwaszkiewicz donne aux poèmes de Shakespeare une dimension cosmique : « Le monde est sorti de son orbite » (« Świat wyszedł z orbit ») et il faut maintenant « redresser ses trajectoires erratiques » (« prostować jego błędne drogi »). Enfin, Stanisław Barańczak revient à une lecture anatomique de la déclaration de Hamlet, mais lui donne un ton beaucoup plus brutal :

Ten czas jest kością, wyłamaną w stawie —
Jak można liczyć, że ja ją nastawię
27 ?

Ce temps est comme un os cassé —
Comment peut-on me demander de le réparer ?

19Et puis, il y a aussi le temps. Le moment particulier, au cours duquel se déroule la scène de la garde de nuit au château d’Elseneur, mérite d’avoir son nom. Mais ce n’est pas un temps, pour ainsi dire, pur ; il est étroitement lié à la situation dans laquelle se trouve Hamlet. D’où cursed spite qui se réfère à la fois au temps et aux décisions que les circonstances compliquées et dramatiques de ce moment-là exigent de Hamlet. C’est peut-être la raison pour laquelle Tretiak parle à juste titre d’un « destin ignoble » (« podłej doli »), Tarnawski d’un « moment maudit » (« przeklętym momencie ») et Iwaszkiewicz d’un « destin dur » (« losie srogim »). Cette dernière notion rapproche le lecteur de la tragédie grecque, dans laquelle le destin assumait le double rôle de principal metteur en scène et d’auteur des événements.

20Il n’est pas donc étonnant que Derrida attache tant d’importance à la déclaration suivante de Hamlet :

« The time is out of joint », le temps est désarticulé, démis, déboîté, disloqué, le temps est détraqué, traqué et détraqué, dérangé, à la fois déréglé et fou. Le temps est hors de ses gonds, le temps est déporté, hors de lui-même, désajusté. Dit Hamlet. Qui ouvrit ainsi l’une de ces brèches, souvent des meurtrières poétiques et pensantes, depuis lesquelles Shakespeare aura veillé sur la langue anglaise et à la fois signé son corps […] de quelque flèche28.

21Et cela mène directement à la question de la traduction :

22« The time is out of joint » : les traductions elles-mêmes s’en trouvent « out of joint ». Si correctes et légitimes qu’elles soient […] elles sont toutes désajustées, comme injustes dans l’écart qui les affecte : au-dedans d’elles-mêmes, certes, puisque leur sens reste nécessairement équivoque29.

23Andrzej Sosnowski interprète l’Hommage à Sextus Propertius d’Ezra Pound non comme une traduction, mais comme une « ouverture » à des considérations qui vont bien au-delà de la thématique de la traduction. Bien que le texte donne théoriquement l’impression d’être une traduction, la dynamique de la pratique d’écriture de Pound ne mène pas vers la tradition, ce qui, selon Sosnowski, serait une (ré)action naturelle du traducteur. D’après Sosnowski, la connaissance de la tradition, dont parle Pound, prendrait en compte non seulement l’œuvre de Propertius, mais également la culture de l’époque à laquelle cette œuvre a été créée, et ce n’est qu’après s’être familiarisé avec cette culture que le traducteur pourrait commencer à façonner son texte. Pourtant, chez Pound, c’est le contraire :

[…] Pound était bien plus animé par une intuition fondamentalement anarchique de la nouveauté que par le désir de se référer à une tradition plus ou moins domestiquée. S’il s’est référé à l’élégie de Sextus Propertius, sans doute directement, et à ses sources, il l’a fait de manière à permettre des réflexions qui n’accompagnent habituellement ni les traductions ni les œuvres originales, bien qu’elles puissent jeter une lumière latérale sur les deux30.

24Cette idée de Sosnowski est extrêmement précieuse : lorsqu’on pense à la traduction — ou lorsque plus directement on pense en traduction — on examine de nombreuses circonstances qui constituent des couches supérieures plus ou moins lointaines de l’œuvre traduite et l’on obtient ainsi une sorte de point de vue « latéral » à partir duquel le regard influence la forme et le sens de l’original, et par conséquent de la traduction.

Transmission

25C’est la raison pour laquelle Sosnowski se sent embarrassé du terme même de « traduction ». Il cherche la solution dans la philosophie : la traduction est comme le temps, et on sait ce que disait saint Augustin à ce sujet :« Si personne ne me le demande, je le sais, mais si on me le demande et que je veuille l’expliquer, je ne sais plus31. » Il s’ensuit que la « traduction » est une activité, un fragment de la vie en train de s’accomplir, en un sens au-delà de la connaissance du traducteur, comme les fonctions de notre corps, auxquelles d’habitude nous ne pensons pas. D’après l’auteur de Konwój [Convoi], « le mot “traduction” n’est pas pleinement traduisible, ni d’une langue à une autre, ni du temps au temps32 ». Cette idée a été déclenchée, comme on le sait, par le texte d’Ezra Pound qui est une traduction du poème de Properce (selon certains critiques une traduction totalement manquée et erronée ; selon d’autres, p.ex. d’après T.S. Eliot, une traduction réussie mais hasardeuse) ou qui ne l’est pas (comme l’affirmait Pound lui-même). Le problème concerne donc la notion même de traduction et les limites de son application. Andrzej Sosnowski propose une solution : tout en admettant qu’il existe une histoire de la traduction, il ajoute que « ce n’est pas une histoire universelle et supralinguistique, mais une histoire idiomatique et régionale33 ».La traduction est donc toujours une transmission locale tenant compte des conditions et circonstances historiques liées à une langue locale ; en effet, ce qui restera pour les uns une « traduction » sera pour les autres une « paraphrase », une « imitation », une « polonisation ». Il est important, affirme Sosnowski, de rappeler également la deuxième signification du mot « transmission » : le texte original et la traduction se propulsent l’un l’autre, se mettent en mouvement et fixent le rythme harmonisé. Bref, il ne s’agit pas de rester fidèlement proche de l’original, mais de se laisser vibrer dans un mouvement de rotation à la vitesse appropriée.

26Dans cette situation, le texte traduit sera forcément plus proche de la langue et de la culture du traducteur que de celles de l’auteur. Un tel texte peut surprendre par le degré de l’aisance de la traduction, mais pas par l’aisance de la parole poétique avec laquelle il développera les possibilités sémantiques et syntaxiques du langage du traducteur. C’est ainsi que Magda Heydel voit les traductions de Stanisław Barańczak et Seamus Heaney. En commentant leurs traductions des Thrènes de Jan Kochanowski, Heydel privilégie le rôle du destinataire des traductions : le lecteur anglophone est censé percevoir le texte de Kochanowski comme une œuvre poétique à part entière, bien inscrite dans les traditions de la rhétorique et de la forme de la poésie anglaise. Lorsqu’on ne connaît pas la langue source, la traduction doit s’adapter aux connaissances et à la sensibilité du lecteur en desserrant les liens étroits avec l’original. Comme l’écrit Heydel : « Elle doit devenir indépendante en tant qu’objet d’interprétation, c’est-à-dire en tant qu’œuvre d’art34 ». Cela signifie la fin du littéralisme, bien que — ajoutons-le à nos risques et périls — on puisse garder ce concept s’il était orienté différemment. Le « littéralisme » compris non comme une fidélité au dictionnaire, mais comme un mouvement vers des significations libérées du contexte original. Le « littéralisme » non comme « dosłownikowość » (« un dictionnarisme »), mais comme un tournant vers le mot dans sa liberté, dont l’horizon est déterminé non par la culture du texte original, mais par la culture de l’univers du destinataire de la traduction. Revenons au texte de Magda Heydel et à sa conclusion : « Un poème traduit [...] ne peut pas perdre l’élégance et la beauté de l’original, mais devrait les transférer dans un contexte culturel différent, souvent par des moyens différents des ceux utilisés dans le texte original35 ».

27La traduction en tant mécanisme de transmission et propulsion mutuelle qui élève à un autre niveau de vitesse est proche de la signification anglaise de translation, qui fait référence à un changement d’état ou de lieu. L’un des cas de la déclinaison finnoise est translatiivi, qui sert à désigner les états de transition ou le passage d’une forme à une autre ; son équivalent polonais est la construction prépositionnelle avec « w » (« dans ») suivi de l’accusatif. Cette qualité du transfert, du soulèvement et même de l’élévation visant à changer de lieu s’applique également à la transformation de l’état d’esprit. En témoignent, par exemple, les passages du Journal de Thoreau dans lesquels il critique la communauté d’un village en disant que « dans ces conditions, il ne se sentait pas élevé », car c’est ainsi que je me permets de traduire la phrase suivante du Journal : « I do not invariably find myself translated under those circumstances36 ». La traduction qui est un transfert renforce le message du texte compris comme l’enregistrement de certains postulats ou dispositions existentiels. Andrzej Sosnowski cite Pound d’après lequel « si le lecteur ne trouve pas dans le poème une définition d’une certaine attitude envers la vie, il peut conclure que la tentative [de la traduction] a échoué37 ».

Contre l’ancienneté

28Précisons d’emblée une question importante : les incursions dans les temps et les significations passés ne visent en aucun cas à satisfaire simplement la curiosité. Ni la passion de collectionneur ni le désir d’élargir les connaissances de manière encyclopédique ne conduisent le traducteur vers ces régions. Le but de ses visites dans ces lieux n’est pas de collecter des spécimens rares du passé, ni de les sceller dans des capsules temporelles. La catabase du traducteur n’a rien à voir avec l’ancienneté. Le traducteur guidé par Nietzsche dirait que la compréhension de l’histoire à l’ancienne lui est étrangère, au même titre que sa version monumentale. L’histoire monumentale est un déguisement qui cache une aversion pour la modernité (« Laissez les morts enterrer les vivants38. ») ; la prédilection pour l’ancienneté empêche de voir et d’évaluer les choses clairement. Seul le sens critique nous libère de la stupeur dans laquelle nous entraîne l’histoire conçue comme un monument ou un détail, car l’un et l’autre sont dépourvus de toute référence à notre existence actuelle. Ces deux types de compréhension de l’histoire nous poursuivent à travers les siècles, et le but est « de perdre progressivement le sentiment d’étrangeté, de ne pas s’étonner au-delà de toute mesure39 ».

29Ainsi, en profitant de la leçon donnée par Nietzsche, on dirait que la tłumactwo appréhende l’histoire (y compris l’histoire littéraire et son porte-parole, la philologie) de manière critique, cherchant des moyens pour se libérer de l’oppression du monumentalisme et de l’ancienneté. L’adepte et le praticien de la tłumactwo y verra de nobles outils pour comprendre et approcher une culture étrangère (et pas seulement le texte en cours de traduction), de façon à ce que ce rapprochement conserve l’étrangeté de l’autre culture. Notre compréhension de celle-ci ne serait qu’une certaine forme de compréhension, une approximation, et donc au fond aussi un aveu d’incompréhension. Jérôme Rothenberg critique les traductions de la mythologie du monde antique et des textes du Proche-Orient relatifs à l’Ancien Testament en affirmant que,

probablement inconsciemment, les traducteurs se rendaient invisibles et négligeaient le rôle de leurs efforts, comme si ce qu’ils faisaient n’était qu’un simple jeu d’antiquaire sans référence au lecteur. […] le traducteur, en tant que poète réticent, est incapable de faire le saut qui lui permettrait de retrouver la sagesse ancestrale et d’accompagner la recherche des formes originelles de l’expérience poétique et religieuse40.

30Le traducteur fait un saut pour préserver et accueillir l’étrangeté d’une autre langue et d’une autre culture dans sa langue et dans son monde. Mais si tel est le cas, ni cette langue ni ce monde ne sont jamais entièrement les siens.

31Le saut du traducteur donne le vertige à la langue maternelle. Là où les règles existantes ne s’appliquent pas de manière systématique, la langue maternelle est déséquilibrée, peut-être même enlevée, dupée. C’est précisément le cas des « transmissions » de Pound, qualifiées par Andrzej Sosnowski de « subversives », car remettant en question les règles de l’empire de la langue maternelle.

Tout au long de l’œuvre [Hommage à Sextus Propertius] Pound enlève l’anglais dans des régions inconnues à cette langue, ce qui signifie que jamais auparavant l’anglais n’a été utilisé ainsi ; jamais il n’y a eu un mélange aussi explosif de latinismes et de mots d’origine anglo-saxonne, un tel balancement de tons. Et ce n’est pas étonnant : frapper la langue, n’est-ce pas frapper tout le système de significations constituant l’Empire41 ?

Translation

32En 2002, Andrzej Dorobek, poète et musicien originaire de la ville de Płock, a publié à Bydgoszcz un recueil de poèmes au titre accrocheur, Translations et transfigurations. Les transfigurations en question trouvent leur origine dans l’essai programmatique de Charles Olson, Projective Verse, qui avait façonné les principes théoriques de la pratique poétique des Beatniks. Selon Olson, la poésie est une séquence rapide d’observations successives, qu’il appelait « composition par champ42 ». Andrzej Dorobek l’utilise ainsi : « Une réflexion séparée et approfondie mériterait l’application de la composition par champ au processus de traduction littéraire, c’est-à-dire l’utilisation (de fragments) du texte source comme “boutons” déclenchant des séquences d’associations successives précisément sur le principe du champ magnétique. Peut-être même du champ multiple43 ». La transfiguration est alors, selon l’auteur, « un cas particulier de la traduction », un « champ multiple » d’associations dont la source est un texte en langue étrangère traité ou plutôt décomposé en phrases individuelles qui mènent une nouvelle vie dans une langue différente. Ainsi, le « champ multiple » n’est pas seulement une référence au célèbre projet de Tadeusz Kantor, mais aussi à la migration des fragments de textes en langue étrangère qui quittent leur environnement d’origine pour errer sur le territoire d’une autre langue. Nous écrivons errer, car le texte original, appelé par Dorobek la « base », ne garde plus une telle phrase-fugitive, une telle observation-réfugiée sous son contrôle. Transfiguration est donc un texte égaré, peut-être même insensé ; petit Don Quichotte sur le plateau aride de la littérature.

33Les « translations » fonctionnent différemment : elles ne transfèrent pas tant le texte original lui-même à d’autres réalités, mais son sens général et ses connotations philosophiques. La translation est alors le transfert de l’œuvre d’un lieu à un autre, tout comme dans le tableau de Nicolas Poussin le corps de sainte Rita est transféré par lévitation au monastère des Augustines de Cascia. Le titre anglais du tableau de Poussin, que l’on peut voir à la Dulwich Gallery de Londres, est The Translation of Saint Rita of Cascia [La Translation miraculeuse de Sainte Rita de Cascia].

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Nicolas Poussin, The Translation of Saint Rita of Cascia, mid-1630s, oil on panel, 48.8 x 37.8 cm, DPG263. Dulwich Picture Gallery, London

34Translations est le titre du poème liminaire du recueil de Dorobek, un poème programmatique dans lequel le mot « traduction » est entouré d’un groupe de mots permettant de comprendre la nature du processus de traduction. Ces mots sont « zmienić » (« changer »), « zredagować » (« rédiger »), « przepisać » (« récrire »), et « przetrenować » (« surentraîner »). Que peut-on en lire ? Peut-être, bien que cette hypothèse soit très risquée, une certaine chorégraphie de toute traduction. Elle est un changement inéluctable ; on ne peut pas l’éviter lorsqu’on passe sur la rive d’une autre langue. Les sons sont différents, la forme des lettres est différente, la longueur du vers et les sonorités de la voix sont différentes. Dorobek écrit ainsi (mais en lisant son texte avec gravité, ne perdons pas de vue son aura ironique) :

zmienić los
(zmienić styl)

zmienić rodzaj
(czcionki)

i charakter
(pisma)

zmienić tembr
(zmienić szyk
44)

changer le destin
(changer le style)

changer le genre
(de police)

et la forme
(de l’écriture)

changer le timbre
(changer l’ordre)

35C’est seulement alors que nous pourrons parler du fait d’avoir traduit […] Comme il découle du texte, ce qui est traduit est autre chose, quelque chose qui n’est pas nôtre et qui nécessitera donc une explication, une nouvelle traduction. Car il ne s’agit pas de mots équivalents, mais de mots complètement nouveaux, parfois extrêmement différents, et qui pourtant touchent l’original. Le mystère impénétrable de la translation réside précisément dans le fait qu’un autre mot dont la sonorité, l’apparence ou le sens sont différents, peut constituer une traduction. Écoutons/lisons :

przetłumaczyć
chleb na głaz
głaz na krew
krew na mocz
mocz na wodę
wodę na wino
wino na ogień
ogień na wrzask
45

traduire
pain par rocher
rocher par sang
sang par urine
urine par eau
eau par vin
vin par feu
feu par cri

36Puisque tout se termine par un « cri », dans lequel, peut-être, se fait entendre la voix éloignée de Macbeth avouant amèrement que la vie est une histoire pleine de fureur et de cris racontée par un idiot, le travail recommence. Il faut trouver un moyen de mettre de l’ordre dans le « cri » aux multiples significations. Dorobek trouve pour cela le verbe rédiger.

zredagować
przestrzeń jak czas
i los jak cios

wiersz jak nóż
nas jak was
i głos jak skos
46

rédiger
l’espace comme le temps
et le destin comme un coup

un poème comme un couteau
nous comme vous
et une voix comme un oblique

37Le poème est « comme un couteau » car il doit (comme nous l’avons mentionné ci-avant) effectuer la coupure, cadrer les mots et en choisir un qui restera, bien que soumis à ce qu’il faut retenir : la métamorphose qui s’opère dans la traduction. Ainsi, les Métamorphoses d’Ovide pourraient parrainer le travail du traducteur : c’est pourquoi « nous » devient « vous » (ou vice versa) et c’est aussi pourquoi la voix passe « en oblique » (après tout, c’est une voix différente). Et puisque nous parlons de la voix qui va « en oblique », rappelons Andrzej Sosnowski et la « lumière latérale » jetée par la traduction sur l’original. Reste maintenant à comprendre que le texte peut aussi trahir sa forme ; il peut être récrit dans un style et un genre différents.

przepisać
epitalamium jako epitafium
i elegię jako fraszkę


récrire
épithalame comme épitaphe
et élégie comme épigramme

38Le distique final,

przetrenować
odę do radości
47

surentraîner
l’ode à la joie

39nous oblige à traiter la traduction comme un entraînement ou une série d’essais (tout comme nous avons pensé notre texte comme une série d’essais), et la joie sera toujours une joie d’avant-première, libre du sceau clôturant le processus de préparation.

Sur le seuil

40Spinoza, mentionné plus haut, savait que nous ne sommes pas une rationalité incarnée et qu’en réalité, ce sont les affects qui sous-tendent des activités humaines. Le conflit qu’est la traduction a probablement aussi un fondement affectif. En effet, il est des œuvres nous plaisent, d’autres nous laissent indifférents et d’autres encore suscitent en nous une violente opposition. Et pourtant, nous devons parvenir à nous entendre avec chacune d’elles. Le pire serait de se contenter d’une indifférence étudiée, une forme de guerre à peine atténuée, et de consentir ainsi à l’absence de la traduction. C’est pourquoi je me permets de finir ces essais (mais est-ce vraiment « la fin », et que signifierait ce mot, car il ne s’agirait pas de s’exonérer de nouveaux efforts ?) par quelques remarques sur la traduction en tant que posture face au monde, et donc relatives à ce qui fait que la traduction devient tłumactwo.

41Je dois la première à Charles Taylor qui, tout en insistant sur la compréhension de la vie comme histoire reliant le passé au futur projeté, prévenait contre une vision impersonnelle, c’est-à-dire strictement et exclusivement professionnelle (étonnante est la carrière de cet adjectif, devenu le superlatif de tous les adjectifs), pragmatiquement rationnelle de nos activités. Taylor donne l’exemple de la médecine et de ses pratiques purement instrumentalistes, qui « oublient le fait que le patient est une personne ; qui ne tiennent pas compte de la façon dont le traitement est lié à son histoire de vie et donc des déterminants de l’espoir et du désespoir ; qui négligent le rapport essentiel entre le soignant et le patient ».Plus loin il écrit qu’« il faut résister à [toutes ces manifestations] au nom du fond moral, c’est-à-dire de la bienveillance qui justifie ces applications de la raison instrumentale48 ». C’est le premier indice pour les traducteurs : leur effort prend son origine dans ce que Taylor appelle le « fond moral », et puis la « bienveillance » ; cela signifie la volonté de renoncer à un contrôle absolu sur le texte qui lui est confié. Elle est censée mener une dispute, voire une guerre, avec le texte, mais elle a toujours pour objectif la volonté de faire la paix. Si la traduction est une guerre menée par d’autres moyens, le but de cette guerre est toujours de « forcer la paix ».

42J’emprunte cette dernière formulation à un livre extrêmement riche, les Mémoires d’Hadrien de Marguerite Yourcenar. Hadrien appréhende la politique différemment de son prédécesseur Trajan, pour qui elle consistait en une guerre permanente, élargissant le territoire de l’empire. De tels objectifs politiques nécessitaient d’attiser constamment le feu du conflit ; la guerre entraînait une nouvelle guerre. Hadrien pense différemment : il mène les pourparlers de paix avec bravoure et un esprit combatif. « Je tâchai de faire passer dans les pourparlers cette ardeur que d’autres réservent pour le champ de bataille ; je forçai la paix49. » D’où la deuxième remarque : les traducteurs sont ceux qui forcent la paix. Ils ne recourent pas à la force militaire, mais utilisent d’autres moyens que la violence physique, à savoir qu’ils s’efforcent sans relâche d’obtenir le meilleur résultat, qu’ils sont infatigables dans leur engagement (comme lorsqu’on parle de forcer les limites) et qu’ils ne se laissent pas décourager par l’adversité. Les efforts ultérieurs d’Hadrien pour réconcilier des voisins éternellement en conflit inspirent encore deux observations. Il s’agit des Hellènes et des Juifs, et ces nations (nous entrons maintenant dans le vif du sujet) « qui vivaient porte à porte depuis des siècles n’avaient jamais eu la curiosité de se connaître, ni la décence de s’accepter50 ». On n’aurait pas pu mieux le dire. Troisième remarque : sans une bonne curiosité, sans intérêt pour ce qui n’appartient pas à mon foyer, il n’y aura pas de paix. Il n’y aura pas non plus de bonne traduction, mais au mieux une sorte d’équivalent fait pour prendre possession de ce qui se trouve derrière la porte de ma maison. La bonne curiosité ne consiste pas à évaluer l’utilité et la valeur d’une chose ou d’une personne, ni à estimer les coûts de la conquête, mais à savoir ce que signifie rencontrer sur le seuil un étranger qui tend la main. La rencontre sans peur, sans aucun danger qui pourrait résulter de la différence et sans intention de conquérir ou de traduire l’étranger dans « le nôtre ». La bonne curiosité conduit à accepter l’altérité et l’étrangeté qui ont le droit de rester différente et étrangère. La traduction de l’Autre ne sera pas alors une appropriation, mais un éclaircissement instructif de cette étrangeté. Telle est la vertu de l’hospitalité consistant à accepter l’altérité sans jamais recourir à la force pour régler les problèmes.