Entre les lignes : l’art de la traduction franco-chinoise de FU Lei
1Fu Lei (傅雷, avril 1908 - septembre 1966) a consacré sa vie à la traduction de la littérature française, notamment des œuvres de Balzac, Romain Rolland, Voltaire et d’autres écrivains célèbres. En plus de son activité de traducteur, il a établi un ensemble de théories sur la traduction, qui sont mises en évidence dans l’un de ses articles, « Fragments d’expérience en traduction », et dans sept lettres que nous avons traduites. Au début de la Grande Révolution Culturelle (1966-1976), Fu Lei a fait l’objet d’une grande persécution et s’est suicidé le 3 septembre 1966.
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Fragments d’expérience en traduction
2Le bureau de rédaction du Journal des Arts m’a demandé de parler de la traduction, ce qui m’a mis dans l’embarras. Pendant des années, de nombreuses personnes m’ont demandé de parler de ce sujet, mais j’ai toujours refusé poliment, par précaution. Parler de l’état actuel du champ de la traduction pourrait donner l’impression que je me surestime. Avant la conférence de traduction de 1954, j’avais soumis un mémoire à la direction1, également écrit sur ordre de celle-ci. Cela avait suscité des émotions chez beaucoup de gens, et c’est déjà une fois de trop, cela peut-il se répéter ? Parler de la théorie serait soit trop superficiel, soit bien connu de tous, et cela ne mérite pas de gaspiller de l’encre. Approfondir un peu plus entraînerait inévitablement des désaccords, avec des conclusions subjectives. De plus, la traduction est avant tout une pratique, et je suis toujours conscient de mes limites. Les théoriciens littéraires ne peuvent pas être des poètes ou des romanciers, et le travail de traduction ne fait pas exception. J’ai déjà vu des gens écrire de manière très éclairée sur la théorie de la traduction, mais leurs traductions ne sont pas aussi brillantes que leurs discours. Cela me sert souvent de leçon. Alors, je vais parler de quelques expériences concrètes.
3J’ai un défaut : je considère tout comme extrêmement difficile, et je suis très conservateur dans ma pensée. Je n’ose pas accepter même les livres indiqués par l’éditeur, et même pour les œuvres que j’aime, je vacille maintes fois avant de prendre une décision. En 1938, j’ai traduit Carmen suivi de Colomba (Prosper Mérimée), après de longues hésitations. En 1954, pour traduire Candide ou l’Optimisme (Voltaire), j’ai pris une année entière pour y réfléchir et je n’ai pas osé toucher ma plume avant d’avoir essayé des milliers de formulations. Quant à Balzac, j’avais même songé à sa traduction dès 1938.
4Mes hésitations trouvent bien sûr des racines profondes dans ma pensée. Tout d’abord, mon amour pour les arts fait que je considère le travail artistique comme une entreprise noble et sacrée. Non seulement je considère qu’endommager une œuvre d’art serait une altération de la vérité, mais, pour moi, présenter une œuvre d’art sans pouvoir en restituer l’essence d’origine est aussi inacceptable. Ainsi, mon attitude est devenue involontairement très sérieuse, et ma pensée très conservatrice. Un traducteur qui ne comprend pas profondément, ne ressent pas et ne vit pas l’œuvre originale ne peut jamais espérer que le lecteur comprenne, ressente et vive l’œuvre. Il en va de même avec les amis : certains sont toujours en décalage avec moi, alors pas besoin de forcer les choses ; d’autres, dès le premier regard, semblent être des âmes sœurs, voire des découvertes tardives. Mais même pour ces amis instantanés, il n’est pas possible de les connaître véritablement du jour au lendemain. Vouloir traduire une œuvre que j’aime nécessite de la lire quatre ou cinq fois, afin de connaître l’intrigue et l’histoire par cœur, d’analyser en profondeur, de voir les personnages aussi clairement que s’ils étaient devant moi, et de comprendre peu à peu les subtilités cachées entre les lignes. Mais tout ce travail prépare-t-il vraiment les conditions de la traduction ? Non. Parce que traduire une œuvre ne consiste pas seulement à comprendre et à ressentir, mais aussi à exprimer fidèlement et avec émotion ce que je comprends et ressens. L’exemple d’amis aux personnalités opposées devenant des âmes sœurs est loin d’être rare. Comme le dit l’adage, les contraires s’attirent. Il est naturel d’aimer une œuvre qui entre en contraste avec notre propre personnalité, mais traduire une telle œuvre équivaut à se réinventer complètement, à devenir une autre personne dont la personnalité et le tempérament sont très différents, voire opposés aux miens. Si je savais que la personnalité de l’auteur était aux antipodes de la mienne, cela serait simple : je n’aurais qu’à ne pas le traduire. Mais dans la plupart des cas, la distance spirituelle entre les deux parties n’est pas claire, et il m’est difficile de savoir si mon style peut s’adapter à celui de l’œuvre originale. Comprendre l’autre est bien sûr difficile, mais se comprendre soi-même n’est pas une tâche aisée non plus. Par exemple, j’ai le sens de l’humour mais je n’ai jamais écrit d’articles humoristiques ; j’ai le sens de la justice mais je n’ai jamais écrit de pamphlets acerbes. Face à des œuvres comme celles de Voltaire, mordantes et incisives, mais aussi légères dans leur plume et empreintes d’une émotion subtile et élégante, comment pourrais-je ne pas hésiter et reculer, si je n’ai pas essayé ? La traduction de Candide ou l’Optimisme a été révisée huit fois, mais je ne suis toujours pas sûr de savoir dans quelle mesure l’esprit du texte original a été transmis.
5Ainsi, je ressens profondément que :
6(1) Concernant les genres littéraires, lorsqu’il s’agit de traduire des livres, il est essentiel de reconnaître nos propres forces et faiblesses. Les personnes qui ne sont pas douées pour la logique n’ont pas besoin de se forcer à traduire des livres théoriques, et celles qui ne savent pas écrire de poésie ne devraient en aucun cas traduire des poèmes. Autrement, non seulement le poème perdrait toute sa poésie, mais il pourrait même perdre sa forme prosaïque. Ce serait comme si l’œuvre était présentée à travers un miroir déformant, ce qui serait une condamnation artistique en soi.
7(2) Concernant les courants littéraires, nous devons comprendre dans quelle esthétique nous sommes le plus à l’aise : romantique ou classique ? Réaliste ou moderne ? Et parmi chaque courant, quels sont les auteurs qui nous conviennent le mieux ? Quelles sont les œuvres spécifiques de ces auteurs ? Nos limites et notre adaptabilité ne peuvent être découvertes que par la pratique. Si une traduction ne vient pas naturellement, même après avoir essayé des dizaines de milliers de mots, il faut la mettre au rebut sans aucun regret ; et celles qui peuvent s’adapter nécessitent encore un travail supplémentaire. Le premier critère pour évaluer l’adaptabilité est l’amour pour l’œuvre originale, car l’émotion et la compréhension sont interdépendantes ; le deuxième critère est notre jugement artistique, car sans une compréhension suffisante de l’œuvre, nous pourrions penser nous adapter alors qu’en réalité, nous nous berçons d’illusions.
8Une deuxième problématique qui influence ma perception de la traduction est mon manque de connaissances et de culture. Bien que mes intérêts soient variés et que je m’adonne à diverses disciplines, je suis un généraliste et non un spécialiste. Puisque la littérature touche à tous les aspects de la société et de la vie humaine, elle englobe naturellement la politique, l’économie, la philosophie, la science, l’histoire, les arts visuels tels que la peinture, la sculpture, l’architecture, la musique, et même l’astronomie et la géographie, la divination et l’astrologie. Dans certains cas complexes, même en trouvant des experts étrangers pour me les expliquer, il peut être difficile de faire comprendre aux lecteurs les nuances spécifiques en raison des différences culturelles et des variations dans les objets de la vie quotidienne. Par exemple, dans le cas de certaines œuvres détaillées comme celles de Balzac, où une maison est décrite avec précision, si l’on ne commence pas par dessiner un croquis, il peut être difficile pour les lecteurs de comprendre clairement le déroulement de l’histoire.
9Le travail de méditation sur les mots a été une source constante de frustration pour moi pendant des années. La distance entre la manière de penser des Chinois et celle des Occidentaux est immense. Ils aiment l’abstrait et sont enclins à l’analyse, tandis que nous préférons le concret et sommes enclins à la synthèse. Si l’on ne fond pas entièrement les deux styles de pensée sur le plan spirituel, si l’on se contente de traduire littéralement, non seulement le texte original perd toute son esthétique, mais son sens devient également obscur et difficile à comprendre, laissant le lecteur perplexe. Ceci n’est que le début de la recherche de la clarté ; nous n’avons pas encore abordé la question du style. Peu importe le style du texte original, il est toujours cohérent, complet ; la traduction, quant à elle, ne peut être disjointe et fragmentée. Mais notre langue est encore en développement, sans forme définie, sans règles établies2 ; d’autre part, la normalisation est l’ennemi de l’art littéraire. Parfois, nous avons besoin d’utiliser la langue classique, mais la fusion de la langue classique dans la traduction est un problème. Ma motivation pour retraduire Jean-Christophe (Romain Rolland) était principalement de corriger les erreurs, mais aussi parce que la première traduction utilisait parfois la langue classique de manière inappropriée, ce qui rendait le style de la traduction discordant et impur. Les dialectes sont parfois nécessaires, mais une couleur locale chinoise trop prononcée peut entraver la couleur locale de l’œuvre originale. Utiliser uniquement le mandarin standard peut être fade et sans intérêt, et ne peut pas servir d’outil artistique. Même en lisant beaucoup d’œuvres classiques chinoises et en se familiarisant avec les dialectes régionaux, cela peut ne pas toujours être efficace immédiatement. Ces actions ne contribuent qu’à enrichir le vocabulaire et la syntaxe de la traduction. Pour développer un style harmonieux et complet, une immersion artistique à long terme est essentielle. Comme mentionné plus haut, les problèmes liés aux mots sont fondamentalement une question de jugement artistique ; pour améliorer une traduction, il faut d’abord avoir une norme objective, être capable de distinguer dans un texte le bon et le mauvais.
10Puisque la littérature a pour objet principal l’homme lui-même, une expérience de vie limitée ne permet pas d’apprécier pleinement les subtilités d’une œuvre. Cependant, l’expérience des affaires humaines ne peut être acquise par la simple accumulation de connaissances concrètes. Par conséquent, en plus d’une formation professionnelle et d’une vaste culture générale, nous devons également développer nos capacités d’observation, de sensation et d’imagination. Il est essentiel de s’immerger dans la vie quotidienne, de comprendre les gens, de se soucier d’eux, et de s’intéresser à tout, afin de pouvoir suivre les traces des grands auteurs et de transmettre leurs pensées les plus profondes aux lecteurs. Car les écrivains sont les médecins qui dissèquent la société, les explorateurs qui sondent les âmes, les religieux compatissants envers l’humanité, et les révolutionnaires passionnés. Pour être leurs porte-parole, nous devons être aussi dévoués que des religieux, aussi précis que des scientifiques, et aussi persévérants que des révolutionnaires en lutte.
11Les conditions de traduction mentionnées ci-dessus, est-ce que je les ai toutes remplies ? Non, loin de là ! Mais je ne peux pas baisser mes exigences envers moi-même à cause de mes capacités limitées. Le sommet de l’art est une réalité objective, qui ne pardonnera jamais ma petitesse ni ne se pliera à mes limites. Pour suivre l’exemple des plus grands, il faut s’efforcer de les atteindre. C’est ainsi pour toutes les disciplines.
À SONG Qi3
15 avril, 1951
12Pendant près de six mois, j’ai constamment eu l’envie de t’écrire une lettre pour te parler de la traduction. Malheureusement, j’ai été accaparé par un livre, ce qui a perturbé mon sommeil et ma vie quotidienne. Parfois, même pendant mon sommeil, je continue à peaufiner chaque mot et chaque phrase dans mes rêves. Ce comportement nerveux est néfaste non seulement pour ma santé mais aussi pour mon travail. Récemment, j’ai reçu une lettre, alors que je venais tout juste de terminer mon travail, c’est pourquoi je ne te réponds que maintenant.
13La traduction de La Cousine Bette m’a pris sept mois et demi, ce qui inclut les révisions et les corrections finales. Cependant, j’attends encore des réponses de France pour certaines questions, et je dois également peaufiner le texte une dernière fois. Environ trois cent mille mots ont été traduits au total, et cela m’a pris en tout huit mois et demi. Le résultat final peut seulement être qualifié de « passable ». Malgré les éloges que j’ai reçus, je ne les dois pas à une qualité exceptionnelle de mon travail, mais plutôt à la médiocrité générale des traductions. Ce n’est pas de la fausse modestie, mais suis-je toujours en droit de m’adresser ainsi à toi ? En ce qui concerne la traduction, je trouve que les phrases les plus courtes, les plus claires et les plus simples du texte original sont souvent les plus difficiles à traduire. Par exemple, Elle est charmante = She is charming, c’est compréhensible même pour ceux qui ne parlent que peu l’anglais ou le français. Cependant, lorsqu’on essaie de rendre cette phrase en chinois, il est extrêmement difficile de reproduire la même nuance et la même atmosphère que dans le texte original. Ces phrases sont souvent très liées au contexte du texte d’origine, et si on ne parvient pas à transmettre cette nuance, l’ensemble du contexte est altéré, à la manière d’une tasse de thé vert frais et parfumé qui deviendrait simplement de l’eau, il est même difficile de reproduire le ton simple et enjoué de « She is charming ». Les phrases longues ne sont pas moins difficiles, mais la difficulté réside moins dans le fait de transmettre le sens que dans la structure de la phrase elle-même. Souvent, dans une phrase longue, il n’y a qu’une seule proposition simple, et plusieurs subordonnées, qui peuvent elles-mêmes contenir des propositions subordonnées. En traduisant ces phrases, il est souvent nécessaire de les décomposer complètement, ce qui peut nuire à la clarté et à la structure. Pour maintenir le poids du texte original, il est parfois nécessaire de déplacer les subordonnées en début de phrase, puis de traduire la proposition principale en dernier. Cependant, cela peut entraîner un excès de répétition de mots. Le problème de traduction des mots individuels est similaire à celui des phrases courtes. De plus, les mots simples et courants sont souvent les plus difficiles à traduire, comme « virtue », « spiritual », « moral », « sentiment », « noble », « saint », « humble », etc. En outre, les noms abstraits sont parfois difficiles à rendre en chinois, car la structure de la langue ne le permet pas toujours. Par exemple, « la vraie grandeur d’âme » = « the genuine grandeur of soul », se traduit littéralement par « 心灵真正的伟大4 », cela semble acceptable en soi. Cependant, si cette phrase est placée au sein d’un contexte plus large, cela ne convient pas. Il est préférable de traduire cette expression par « 真正伟大的心灵5 », afin de mieux s’intégrer dans le contexte global. En outre, la langue chinoise comporte de nombreux homophones, ce qui peut rendre la lecture désagréable et confuse. Par exemple, si l’on utilise les mots 这个6 (zhè gè) dans une phrase, ils peuvent être suivis immédiatement par 个别7 (gè bié), ce qui est déplaisant à entendre et à lire. En chinois, chaque caractère a la même importance phonétique, ce qui n’est pas le cas dans les langues étrangères. En effet, les mots tels que « the » ou « that » en anglais, ou « ce » ou « cet » en français, ont des sons plus brefs. Dans une phrase, la différence de volume entre les articles et les noms est plus marquée, permettant une meilleure distinction entre le sujet et l’objet. En chinois, cette distinction est moins évidente, ce qui rend la répartition des accents plus difficile.
14Tout ce qui précède traite de problèmes pratiques mineurs, mais je vais maintenant aborder une question fondamentale de principe :
15Le langage parlé en Chine et les langues étrangères sont très différents en termes de richesse et de variations. En ce sens, le chinois classique a un avantage sur le langage parlé. Comme l’a dit Zhou Zuoren8 : « Si l’on utilise du chinois classique bien ordonné pour traduire, le résultat sera plus sûr : la traduction sera fluide et le sens original ne sera pas trop éloigné9. » C’est une remarque très perspicace. Le chinois classique suit ses propres règles et structures, et personne ne peut s’en écarter. Le vocabulaire est également riche. En revanche, le langage parlé a récemment émergé du milieu populaire, sans règles ni structure. Chacun le parle à sa façon, ce qui conduit au chaos. En même temps, nous ne pouvons pas utiliser un dialecte spécifique comme base du langage parlé. Ce que nous utilisons actuellement est une langue hybride, ni du Sud ni du Nord, mais un mélange des deux. Toutes les caractéristiques des langues du Nord et du Sud doivent être supprimées, il ne reste donc que quelques contours, seulement pour transmettre le sens, sans pouvoir transmettre les sentiments. Par conséquent, la vivacité, l’élégance, la subtilité, et ainsi de suite, sont totalement absentes. Le composant le plus familier des dialectes, le plus parlé, est la vie et l’âme des dialectes. L’utiliser dans la traduction effacerait complètement le caractère local de l’original, transformant les étrangers en Chinois, ce qui est ridicule ! Si on ne l’utilise pas, alors la traduction (du moins dans les dialogues) perd toute vie, devenant simplement un « nouveau style littéraire ». Parfois, les auteurs cèdent à ce problème pour satisfaire les lecteurs. Un dialecte trop pur pourrait entraver la compréhension des lecteurs, et ainsi l’article devient « standard », bien que ce standard soit en fait une langue artificielle, trop artificielle. En d’autres termes, les locuteurs du mandarin standard basent leur langue sur le mandarin du nord, en éliminant complètement les éléments familiers. Penses-tu que ce type de langage a une quelconque valeur artistique ? Malheureusement, c’est exactement le type de langue que nous utilisons. Je pense que la principale raison pour laquelle le style de traduction n’est pas bon est que notre langue est une « fausse » langue.
16Ensuite, il y a un écart considérable entre les mentalités des différentes nations. Les langues étrangères sont analytiques et prosaïques, tandis que le chinois est synthétique et poétique. Ces deux principes esthétiques différents rendent difficile le rapprochement des vocabulaires. Normalement, toute traduction oscille entre les extrêmes du « trop » et du « pas assez », mais en chinois, cette oscillation est particulièrement prononcée.
17Je n’ai pu lire Théodore que jusqu’au tiers, c’est-à-dire la partie en anglais et en français. Le reste, seules deux personnes, Zhong Shu10 et Wu Xinghua11, peuvent le lire. Mais sa théorie est globalement correcte. Il y a beaucoup d’idées que j’avais déjà envisagées et auxquelles je croyais fermement avant même de lire son livre. Cela montre que dès lors qu’une personne a vraiment travaillé dur, sa vision des choses est à peu près la même. Par exemple, il dit que pour tout idiome, s’il n’est pas possible de trouver un équivalent dans la traduction, alors il faut simplement utiliser des phrases simples et claires pour exprimer le sens du texte original. Car suivre littéralement le texte original (c’est la méthode utilisée par plus de 99 % des traducteurs chinois) et rendre la traduction intolérable est absolument inacceptable. C’est ce que je prône depuis de nombreuses années.
18Mais lorsque nous traduisons, nous avons souvent trop peur et nous nous conformons trop au texte original et à sa syntaxe. Pour éviter cela, il est essentiel de lire et de relire attentivement le texte original, de saisir pleinement son sens et son esprit, afin de pouvoir oser davantage. Comme l’a très bien dit Xuliang12, les mots dans un dictionnaire sont comme des symboles chimiques ; traduire un mot anglais par un mot chinois, c’est comme traduire H2O par « eau » en chinois. Dans notre traduction, nous devons utiliser « eau », et non H2O.
19Je ne dis pas que la syntaxe du texte original peut être totalement ignorée ; dans la mesure du possible, nous devons préserver la syntaxe originale, mais de toute façon, il faut que les gens sentent que même si la syntaxe est nouvelle, elle appartient toujours au chinois. Bien sûr, cela n’est pas facile à réaliser, et cela nécessite un goût très élevé chez le traducteur pour avoir ce genre de discernement. Lao She13 est le seul écrivain en Chine capable d’utiliser des phrases longues à l’occidentale tout en restant en chinois. Mes arguments ci-dessus ne visent pas seulement à transmettre l’esprit de l’œuvre originale, mais aussi à forger la langue chinoise, en ajoutant des variations syntaxiques, etc. Il est nécessaire d’expérimenter dans ce domaine. J’ai toujours pensé que ce travail était particulièrement celui des traducteurs. Les auteurs ne devraient pas toujours être obsédés par la syntaxe, au risque d’entraver leur créativité et de passer à côté de l’essentiel ; se concentrer uniquement sur la grammaire, la syntaxe et le style ne permettra jamais une bonne création.
20Cela me fait penser à un point, à savoir le style du texte original, qui devient de plus en plus important à mesure que nous nous approchons de l’époque moderne. Pour des auteurs comme André Gide ou même avant lui Anatole France, si tu ne saisis pas le style du texte original, la traduction sera aussi fade que de l’eau claire. Et pour transmettre le style, il n’y a pas d’autre moyen que la syntaxe.
21En ce qui concerne la traduction, c’est un sujet sur lequel la discussion ne sera jamais close. Aujourd’hui, je n’ai fait que parler à tort et à travers. Quant au livre que tu veux traduire, laisse-moi le trouver à la bibliothèque, le lire, puis on en reparlera. Mais même dans l’ouvrage British Literature Between Two Wars publié en 1948, je n’ai pas trouvé le nom de cet auteur. Ce que je veux dire, c’est que tant que tu le trouves bon, tu n’as pas besoin de te soucier des lecteurs. Leur série de livres14, dont font partie Ba Jin15 et les autres, est fondamentalement basée sur le principe de « ne pas se soucier des lecteurs ». Sur ce point, je crains que les romans de Jane Austen n’aient pas beaucoup de lecteurs non plus. Personnellement, je trouve que les œuvres d’Austen sont trop centrées sur les détails domestiques, et elles ne sont peut-être pas si intéressantes pour les lecteurs chinois. Du point de vue de notre appréciation artistique, elles ne sont peut-être pas si remarquables. Je vais rencontrer Xi He16 ces deux jours et j’espère également discuter en personne avec Ba Jin. Parce que Xi He n’est pas une personne sur laquelle on peut compter.
7 février, 1953
22J’ai fini ma dernière traduction de Jean-Christophe avant-hier, mais je dois encore tout revoir depuis le début (c’est-à-dire le quatrième volume), ce qui devrait être terminé d’ici fin février ou début mars. J’ai consacré plus d’un an à ce livre. J’ai encore en ma possession les trois premiers exemplaires de la première traduction (tous neufs), notamment une version spécialement reliée. Je compte en garder un comme échantillon, mais je prévois de brûler les autres. Tu as également un exemplaire chez toi, et j’aimerais aussi le détruire, mais comme je te l’ai offert, je voulais d’abord obtenir ton accord. Les erreurs de la première traduction me rendent réticent à garder ce souvenir devant mes bons amis. Merci de m’envoyer un courrier précisant « d’accord » en réponse ! Cela fait plus d’un an que je n’ai pas eu de vrai repos, le travail était intense. En plus, j’ai dû consacrer beaucoup de temps à l’apprentissage du piano de Cong17, en planifiant des programmes, en recherchant des matériaux de référence et en donnant des conseils sur l’interprétation (il est monté sur scène quatorze fois en 1953). En plus de retraduire Jean-Christophe, j’ai également dû effectuer des travaux de relecture et de correction, en sélectionnant les anciens mots (pas seulement les mauvais mots. Les problèmes d’impression m’ont donné beaucoup de maux de tête !). J’ai dû faire des corrections à plusieurs reprises, y compris le deuxième, le troisième et le quatrième jet, et Mei Fu18 m’a aidé comme secrétaire de rédaction, travaillant même certains dimanches. Maintenant, j’ai vraiment besoin de prendre une pause. Cependant, il me reste encore du travail de relecture à faire pour les troisième et quatrième volumes. J’ai personnellement géré chaque étape de la production de chaque manuscrit, de la mise en page à la reliure. Lors de l’impression de la couverture (de la conception de laquelle j’étais bien sûr responsable), j’ai dû me rendre à l’imprimerie pour vérifier les couleurs, passant d’un moment où je trouvais la couleur trop foncée à un autre où je la trouvais trop claire, en discutant avec mes collègues.
23À l’avenir, je prévois de traduire d’abord deux œuvres de Mérimée, Carmen et Colomba, pour changer un peu, puis je reviendrai à Balzac. Quant au prochain volume de Balzac à traduire, je n’ai pas encore décidé lequel, et cela me tracasse beaucoup. Parce que mes exemplaires des œuvres originales de Balzac ne sont que très rares, et il est impossible d’acheter une édition complète en France (surtout la meilleure édition complète). C’est pourquoi, l’an dernier au printemps, j’ai pensé à te demander de chercher dans les anciennes librairies du Japon. Mais envoyer l’argent pour les livres à Paris est si compliqué que cela me donne encore plus de maux de tête.
24Récemment, j’ai changé de stratégie et je pense qu’il est toujours nécessaire de lire attentivement les anciens romans, en particulier Le Rêve dans le pavillon rouge19, pour la traduction. En termes de style d’écriture, de finesse de la narration, d’analyse psychologique et de changement de perspective, je pense qu’il est le meilleur parmi les romans chinois. Nous avons tendance à utiliser une syntaxe trop rigide dans nos traductions, donc il est essentiel d’apprendre des anciens (au cours des trois dernières années, j’ai beaucoup appris de Lao She).
9 novembre, 1953
25Dans ta lettre, tu mentionnes les œuvres littéraires du xixe siècle, et je suis d’accord sur ce point. Mais même les œuvres des xviie et xviiie siècles ne sont pas exemptes de défauts majeurs. Je trouve de plus en plus que les concepts esthétiques des Chinois diffèrent considérablement de ceux des Occidentaux. Peu importe l’époque des œuvres occidentales que je lis, une partie du contenu semble toujours décalée. En ce qui concerne la question de l’importance des introductions nationales, je pense qu’elle est moins grave que le problème de la démolition et de la diffamation. Par exemple, en ce qui concerne le xixe siècle, quelles sont les grandes œuvres qui sont réellement lisibles ? Les gens qui ne comprennent pas le texte d’origine ne peuvent même pas en saisir le sens, alors comment peuvent-ils l’apprécier ? Quant à tout ce romantisme de Romain Rolland, il me donne déjà mal à la tête depuis longtemps. Cette fois-ci, la reprise de la traduction est surtout pour gagner ma vie, pas par passion. Bien sûr, il y a beaucoup de défauts, et les jeunes gens en général ont tendance à exposer leur point de vue sur la vie avec des mots grandiloquents et vagues, Rolland en est un exemple. Mon propre style d’écriture a également été sérieusement contaminé, jusqu’à ce que je commence à travailler sur la revue Nouvelle Langue. Quant à Stendhal, j’ai lu quelques-uns de ses livres il y a vingt ans, mais je n’ai pas l’impression d’y arriver avec lui. La maison d’édition de littérature populaire m’a également proposé de traduire Le Rouge et le Noir, mais je ne suis pas sûr de vouloir accepter pour le moment. Je vais attendre d’avoir le temps de relire l’œuvre originale avant de prendre une décision. Quant à Colomba de Mérimée, je pense que ce n’est pas aussi bon que Carmen, c’est trop proche d’un roman policier, l’intrigue est trop ingénieuse et les intrigues amoureuses insérées de piètre qualité. As-tu ressenti la même chose après l’avoir lu ?
10 octobre, 1954
26En parlant des problèmes généraux de traduction, je ressens de plus en plus que le talent littéraire du traducteur est plus important que tout le reste. Ce talent comporte de nombreux aspects tels que le goût, le sens, etc. Et ces aspects sont principalement innés, plus que le fruit de l’apprentissage. Ce que l’on appelle la « compréhension » est en réalité naturel, et ne peut être que développé et cultivé par la suite. La traduction est très similaire à l’interprétation musicale : sans l’essence de Schumann dans le cœur, on ne peut pas bien jouer Schumann, peu importe l’effort. Beaucoup d’amis ont l’air très compétents lorsqu’ils parlent, mais ils n’arrivent à rien lorsqu’ils écrivent. En examinant leurs erreurs, on trouve principalement des distorsions de la compréhension, un manque de sensibilité et un goût peu raffiné.
27De nos jours, neuf fois sur dix, les traducteurs sont des gens qui ont abandonné d’autres voies, n’ayant pas réussi dans les études littéraires ou dans d’autres domaines, et qui se sont retrouvés à faire de la traduction par défaut. Ils manquent souvent de culture littéraire, ne comprennent que superficiellement le contenu et ne saisissent pas les subtilités du texte, ce que l’on devine entre les lignes. Ce phénomène n’est pas propre à la Chine, mais se retrouve dans le monde entier. Si l’on compare les différentes traductions anglaises du Rouge et le Noir de Stendhal et de Candide, ou l’Optimisme de Voltaire avec les textes originaux français, les différences sont telles qu’elles en sont choquantes, et le comportement général est souvent marqué par la négligence.
28En mai dernier, j’ai rédigé une note de réflexion sur le travail de traduction littéraire, qui comptait plus de quinze mille mots. Je l’ai remise à Lou Shiyi20 et elle sera présentée lors de la réunion de préparation de la conférence nationale sur le travail de traduction littéraire en août de cette année. Dans ce document, j’ai analysé en détail les problèmes mentionnés ci-dessus et j’ai également abordé de nombreux autres sujets. Selon les rapports, Zhou Yang21 a vu cette note et a retiré son projet de révision de Anna Karerina, qu’il prévoyait de remettre à la Maison d’édition de littérature populaire en juillet, en disant qu’il « devait encore être minutieusement vérifié ».
29On parle souvent de la perspicacité de Xuliang22 en matière de traduction, mais, le mois dernier, j’ai eu entre les mains quelques dizaines de pages de sa traduction de Moby Dick23, et à ma grande surprise, en les comparant au texte original, les erreurs étaient tellement étranges que même en lisant la traduction seule, c’était bizarre. Par exemple, « methodically knocked off hat » a été traduit par « lentement » et « sleepy smoke » par « fumée endormie ». De plus, de nombreux termes chinois qui ne peuvent absolument pas être utilisés comme adjectifs ont été traduits comme tels. Ainsi, discuter de la théorie et passer à l’action sont deux choses complètement différentes. Sinon, les critiques pourraient aussi devenir de grands créateurs.
30De plus, Moby Dick est un roman sur la chasse à la baleine. Comment quelqu’un sans expérience de la vie marine pourrait-il oser s’attaquer à ce type de livre ? Pourtant, toutes les traductions chinoises adoptent ce style, peu importe que le traducteur soit familier ou non avec le sujet. C’est difficile de bien faire dans de telles conditions. Autrefois, Lu Xun24 a traduit L’Histoire de l’Art25 d’un certain monsieur japonais sans jamais avoir vu une seule œuvre d’art occidentale lui-même. Même si l’original est déjà très partial, cela ne fait qu’aggraver la situation. Si même Lu Xun a fait cela, il n’y a rien d’étonnant à ce que les autres en fassent autant !
31Ces derniers temps, même des amis proches me demandent indirectement des conseils sur la traduction, et certains m’apportent des échantillons pour que je les examine. Les traductions semblent parfois correctes à première vue, mais dès qu’on les compare à l’original, on trouve de nombreuses erreurs. Il est surprenant de constater à quel point les gens peuvent être négligents et désordonnés, allant jusqu’à ne pas distinguer les propositions principales des subordonnées, même dans le domaine de la traduction ! Certains le font pour gagner un peu d’argent, tandis que d’autres cherchent à changer de domaine et à gagner leur vie grâce à cela !
32Il y a deux ans, Zhao Shaohou26 a fait une critique de ma traduction du Père Goriot. Dans ses commentaires, le français semblait correct et le chinois était aussi très fluide ; mais entre les lignes, on pouvait se rendre compte qu’il était plutôt stupide. L’année dernière, il a traduit un roman moderne de plus de quarante mille mots intitulé Le Silence de la Mer. Non seulement c’était plein d’erreurs de bout en bout, mais aussi, dans de nombreux passages, il n’avait tout simplement rien compris. Il y avait même des phrases étranges comme « UN porte » ou « boire MA tasse de lait le matin ». Les gens ne sont pas vraiment à la hauteur de l’épreuve — dévoiler les secrets de l’occident —, ce sont des traductions vraiment très naïves. Quant à ceux qui font semblant de connaître des choses obscures pour impressionner les autres, mais qui en réalité ne savent rien du tout, ils commencent à montrer leur vrai visage (même s’ils sont découverts, cela n’a aucune importance, leurs traductions seront quand même publiées !). Le cas le plus flagrant est celui de Luo Niansun27. En ce qui concerne ses manigances méprisables, cela nous fait vraiment honte. Bian Zhilin28 a aussi été piégé par lui.
33Il y a quelque chose que je voulais te dire depuis longtemps. Ta vie de dilettante, comme tu la mènes maintenant, je trouve que c’est un abandon de soi-même. Je suis toujours timide, je n’ose pas me lancer, et je le devrais. Tu es une personne de grande envergure, et même si tu manques actuellement d’expérience, au moins après une période d’entraînement, tu verras des résultats. Les problèmes de santé ne devraient pas être une excuse. En écrivant seulement cinq cents mots par jour, tu peux écrire plus de dix mille mots en un mois. En deux ans, tu peux même produire un livre de plus de deux cent mille mots. Je pense que tu ne devrais pas gaspiller ton potentiel et suivre les traces de ton grand-père. La timidité mise à part, y a-t-il d’autres raisons pour lesquelles tu hésites ? J’ai toujours pensé que pour bien faire quelque chose, il faut avoir l’esprit de « ne pas se soucier des résultats, de ne pas se se poser la question de l’effet produit », et tu l’as cet esprit. Tu n’attends pas de vendre des articles pour gagner ta vie, ni de publier un livre pour devenir célèbre. Si tu travailles dur pendant quelques années, tu verras des résultats ! Mon ami, peux-tu réfléchir à ce que je te dis ?
À ZHENG Xiaoxun29
9 octobre, 1964
34Le 7 août, j’ai envoyé la traduction de la trilogie Illusions perdues pour que vous la révisiez. Après deux mois de réflexion, il est difficile de choisir d’autres œuvres de Balzac qui répondent aux besoins actuels des lecteurs chinois. Par conséquent, je propose de suspendre temporairement la traduction de romans et de commencer par une biographie de Balzac. Il n’existe que deux biographies : une en anglais (par H. J. Hunt, édition de 195730) et une en français (par André Billy, édition de 194731). La version française est trop détaillée, tandis que la version anglaise est trop succincte. Après mûre réflexion, je prévois d’utiliser la version française (d’environ 300 000 mots) en la condensant. Comme l’original contient de nombreuses citations de lettres de Balzac, qui peuvent sembler trop détaillées pour les lecteurs chinois, il semble judicieux de les réduire de manière appropriée. De plus, le style narratif de l’œuvre suppose que le lecteur ait déjà une connaissance considérable de la vie de Balzac, ce qui peut poser problème aux lecteurs chinois. Dans de tels cas, le traducteur devra ajouter des explications supplémentaires ou des annotations détaillées. En d’autres termes, le traducteur aura besoin d’une certaine liberté lors de la traduction. Je ne sais pas si la maison d’édition considère cela comme approprié et réalisable.
35Au cours des vingt dernières années, il y a eu plus de deux mille ouvrages spécialisés sur Balzac en France, dont beaucoup sont des œuvres autorisées, telles que :
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La Pensée politique et sociale de Balzac (par Bernard Guyon, édition de 1947)
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Les Réalités économiques et sociales dans La Comédie Humaine (par Jean-Herve Donnard, édition de 1961)
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L’Intelligence de l’art chez Balzac (par Pierre Laubriet, édition de 1961)
36Tous sont des documents de grande valeur mais très longs, chacun dépassant cinq à six cents pages. Après avoir traduit la biographie, je prévois de traduire ces ouvrages en parties, les utilisant tous comme des documents de travail pour la recherche littéraire, afin de les mettre à la disposition des spécialistes chinois. Je ne sais pas si la maison d’édition est d’accord avec cette approche.
13 novembre, 1964
37La Comédie humaine comprend au total quatre-vingt-quatorze œuvres longues ; quinze ont déjà été traduites (dont Le Colonel Chabert, qui comprend trois récits courts, Le Curé de Tours, qui en comprend deux, et Illusions Perdues, qui est composé de trois récits de longueur moyenne ; il y a donc en réalité quinze œuvres traduites). Bien qu’elles ne couvrent pas l’ensemble des chefs-d’œuvre de l’auteur, ces traductions représentent les meilleurs ouvrages de Balzac pour les lecteurs chinois, et il n’y a que peu d’œuvres manquantes. En général, même les amateurs de littérature française en France ne sont pas très familiers avec les romans de Balzac au-delà de cette liste. En ce qui concerne la représentation du réalisme littéraire français du xixe siècle par Balzac, quinze traductions sont déjà suffisantes pour les lecteurs chinois, et il n’est pas nécessaire de les compléter immédiatement. S’il est nécessaire d’ajouter des traductions, elles seront rares, et il convient de les choisir soigneusement plutôt que de les présenter de manière continue et précipitée.
38Bien sûr, Balzac a écrit encore de nombreuses œuvres considérées comme importantes par le monde académique occidental :
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Certaines promeuvent le mysticisme, une spiritualité transcendante (comme Louis Lambert), ce qui ne correspond pas à la nature de notre nation et entre en conflit avec le socialisme. Même dans les pays capitalistes, seul un petit nombre de spécialistes y prête attention. Ceux qui souhaitent étudier Balzac de manière approfondie peuvent donc lire les œuvres originales sans avoir besoin de traductions.
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D’autres ont un caractère révélateur mais une atmosphère romanesque très forte, penchant vers le roman noir (comme La Peau de chagrin, La Fille aux yeux d’or).
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D’autres encore ont une forte connotation religieuse et promeuvent les valeurs éthiques de l’ancienne société, le réformisme, l’humanitarisme (comme Le Curé de village, Le Médecin de campagne).
39Certaines ont une grande valeur artistique, ouvrant la voie à la psychanalyse moderne, mais se concentrent sur l’amour et mettent en lumière les subtilités psychologiques des rapports entre hommes et femmes (comme Le Lys dans la vallée, Béatrix).
40D’autres encore traitent de sujets très spécialisés comme l’alchimie, ce qui peut être trop ardu (comme La Recherche de l’absolu avec ses expériences chimiques, Gambara avec ses compositions musicales). De telles œuvres sont non seulement inutiles pour les lecteurs contemporains de notre pays, mais aussi très difficiles à comprendre.
41Ce qui précède, bien que je n’ose pas prétendre que c’est entièrement exact, est en effet basé sur le contenu des œuvres, en utilisant les valeurs éthiques et les visions du monde de notre nation comme mesure. De plus, dans le contexte actuel de la Révolution culturelle, où nous n’avons pas encore de certitude sur la manière de critiquer de manière appropriée la littérature capitaliste, il est encore plus important de prendre sérieusement en considération l’introduction d’œuvres occidentales et de veiller à ne pas commettre de graves erreurs de sélection de sujets. De plus, en tenant compte de la situation actuelle, le manuscrit corrigé de Pierrette n’a pas encore été imprimé après trois ans, ce qui montre que les œuvres de Balzac ne sont pas non plus une urgence. Par conséquent, à mon avis, il serait approprié de mettre temporairement fin à la traduction des romans de Balzac en tenant compte de perspectives à la fois subjectives et objectives, afin de minimiser les erreurs de sélection des différents sujets.
42En revanche, bien que plus d’une dizaine d’œuvres aient déjà été introduites (à l’exception de Shakespeare et de Tchekhov, Balzac est probablement l’auteur occidental le plus traduit en chinois), le manque de matériel de recherche est une lacune importante. Au cours des dernières années, de nombreuses discussions ont eu lieu sur la vision du monde et les problèmes de création de Balzac, ainsi que sur la question du réalisme. Il semble nécessaire de fournir quelques documents de référence (au moins pour une distribution interne). D’une part, il n’y a pas encore de théorie littéraire marxiste-léniniste ou de pensée de Mao Zedong détaillée à suivre ; d’autre part, il n’y a pas de matériel historique objectif disponible, encore moins de maîtrise. Dans de telles circonstances, il semble difficile de faire avancer les travaux de recherche littéraire. Ayant récemment étudié quelques documents de recherche sur Balzac à l’étranger, je me permets de suggérer à nouveau, comme je l’ai fait dans ma précédente lettre, que le comité de rédaction reconsidère la question, voire consulte le Département de la propagande du Comité central. De plus, en raison de ma santé fragile et de mon déclin cognitif, je souhaite profiter des jours où je peux encore soutenir mes efforts pour combler les lacunes dans le domaine de la littérature nationale. Si la maison d’édition souhaite maintenir sa position actuelle, je propose de commencer par traduire trois récits courts sur le thème du mariage (regroupés en un volume) comme transition. Sinon, je serai contraint de mettre temporairement ma plume de côté.
À SHI Ximin32
26 décembre, 1965
43Ces derniers temps, les difficultés dans le domaine de la traduction littéraire sont nombreuses. Pour les œuvres de Balzac, la plupart d’entre elles, en dehors de celles déjà traduites, sont en contradiction avec la situation nationale et les besoins des lecteurs. En l’absence de maîtrise du marxisme-léninisme et de capacité à appliquer une critique correcte, la responsabilité envers les lecteurs est encore plus grande au moment de la rédaction de préfaces, surtout dans le contexte actuel de la Révolution culturelle où les préoccupations sont nombreuses. De plus, à mon avis, la critique doit commencer par une enquête approfondie. Balzac étant un écrivain dont la pensée est extrêmement complexe, avec de nombreuses œuvres et contradictions, il est essentiel de collecter des données avant tout : bien que la littérature occidentale sur Balzac (plus de deux mille titres au cours des quarante dernières années) ait souvent des points de vue erronés, son contenu reste souvent précieux et mérite d’être sélectionné avec soin (pour une distribution interne). Par conséquent, je propose de suspendre temporairement la traduction des romans de Balzac et de commencer par présenter quelques documents de recherche importants, en mettant en tête une biographie complète de Balzac. Cependant, la maison d’édition n’a pas donné son accord à cette proposition, sans fournir de raison. Selon les lettres reçues de cette dernière au cours de l’année écoulée, il semble qu’il n’y ait pas encore de politique ni de méthodologie claire pour présenter des œuvres occidentales classiques(le manuscrit de Pierrette, soumis au printemps 1958, après la fin de la correction des épreuves en juin 1961, n’a pas encore été imprimé ; les trois volumes d’Illusions perdues, soumis en août 1964 et totalisant environ cinq cent mille mots, n’ont toujours pas de nouvelles : cela montre également que la maison d’édition est indécise). De plus, la maison d’édition ne propose des sujets que sur la base de ce qu’ils appellent les « œuvres classiques » de Balzac, et ne considère que rarement les raisons pour lesquelles je pense qu’une traduction n’est pas appropriée en fonction du contenu original. Bien que la traduction d’une anthologie de nouvelles de Balzac en tant que transition ait été acceptée l’hiver dernier, le problème fondamental reste irrésolu. Arrêter la traduction d’œuvres pour me consacrer uniquement à l’étude de Balzac pourrait constituer une carrière à vie, mais je crains de n’avoir plus de moyens de subvenir à mes besoins si j’arrête la traduction. Même si nous laissons de côté le problème de la sélection des sujets, la faiblesse de mon corps et mon déclin cognitif rendent mon travail insatisfaisant tant sur le plan qualitatif que quantitatif, avec un rendement qui ne représente que le tiers de ce qu’il était il y a dix ans.