
Relire/Relier, réviser, (re)traduire :Sur la réédition d’Introduction à une poétique du Divers d’Édouard Glissant en italien
1Nous avons demandé à Giuseppe Sofo de nous parler du travail de révision et retraduction qu’il a conduit pour la réédition d’Introduction à une poétique du Divers d’Édouard Glissant en italien. Cette réédition du premier livre de Glissant publié en italien passe en effet à travers plusieurs formes de révision de la traduction originale en italien pour combler des manques devenus évidents au fil du temps ; et ce, grâce à la connaissance toujours plus étendue de l’œuvre du penseur martiniquais dans le contexte italien. Le texte qui suit reprend et développe la postface à Introduzione a una poetica del Diverso (traduction de Francesca Neri, sous la direction de Giuseppe Sofo, Meltemi, 2020).
La traduction de l’œuvre de Glissant en italien : un parcours hétérogène
2L’italien a toujours été une langue très active dans la traduction d’œuvres francophones, en particulier celles d’Édouard Glissant, avec un intérêt plus marqué pour les essais et la prose que pour la poésie. Cependant, la publication des œuvres de Glissant en Italie n’est pas le résultat d’un projet cohérent, mais le fruit du travail de onze traductrices et traducteurs, qui ont publié chez dix maisons d’édition différentes.
3La traduction suit ainsi plutôt les efforts individuels des traductrices et traducteurs qui se consacrent presque toujours à une seule œuvre, deux au maximum, tout comme aucun éditeur n’a publié plus de deux ouvrages. De plus, il faut souligner que ces traductrices et ces traducteurs sont souvent aussi des chercheuses et des chercheurs en littératures francophones (c’est le cas d’Elena Pessini, d’Enrica Restori, de Marie-José Hoyet, d’Andrea Gazzoni, d’Alessandro Corio et de moi-même).
4Dans son analyse de la rencontre de Glissant avec l’Italie (Biondi 2025)1, accompagnée d’une importante bibliographie, Carminella Biondi a souligné le grand intérêt de la recherche italienne pour Glissant ainsi que le lien qui existe entre cet intérêt, la production et la diffusion de son œuvre en traduction. Cela lie inévitablement la publication et la diffusion de ces œuvres aux milieux académiques, bien que les travaux de Glissant aient également rencontré un certain succès auprès du public non universitaire.
5Poetica del Diverso (Glissant 1998), paru en 1998 chez l’éditeur romain Meltemi — connu pour ses publications dans les domaines de l’anthropologie, des études culturelles et des études postcoloniales —, est la première traduction italienne d’Introduction à une poétique du Divers (Glissant 1995 ; 1996), ainsi que le premier volume de l’œuvre de Glissant publié en italien. Meltemi publie le texte sur proposition du célèbre comparatiste italien Armando Gnisci dans la section « Poetiche », qu’il dirigeait au sein de la collection « Argonauti », et c’est encore une fois Gnisci qui en choisit la traductrice, Francesca Neri, son élève à l’Università La Sapienza de Rome.
6Après cette première publication, c’est sous l’impulsion de deux chercheuses en littératures francophones que les Edizioni Lavoro choisissent de publier deux romans de Glissant en italien : Le Quatrième siècle (Glissant 1964) / Il quarto secolo Glissant 2003), publié sous la direction d’Elena Pessini, et Tout-monde (Glissant 1993) / Tutto-mondo (Glissant 2007a) sous la direction de Marie-José Hoyet.
7Et c’est encore une fois une chercheuse, Enrica Restori, élève de Carminella Biondi à l’Université de Bologne, qui traduit pour les éditeurs Quodlibet et Scheiwiller deux volumes du cycle des poétiques : Poétique de la Relation : Poétique III (Glissant 1990) / Poetica della Relazione : Poetica III (Glissant 2007b) et Il pensiero del tremore (Glissant 2008), « la pensée du tremblement », titre choisi pour la traduction du dernier volume du cycle, La Cohée du Lamentin : Poétique V (Glissant 2005).
8La même année, Nottetempo publie le manifeste Quando cadono i muri (Glissant, Chamoiseau 2008), écrit à quatre mains avec Patrick Chamoiseau et traduit par Maria Pace Ottieri, tandis qu’en 2013, Marie-José Hoyet et Geraldina Colotti, qui avaient déjà traduit Tutto-mondo pour Edizioni Lavoro, se consacrent à la traduction de La Lézarde (Glissant 2013) pour Jaca Book, avec une introduction de Claudio Magris.
9Après ces publications, il faudra attendre 2020 pour la première traduction d’un recueil de poèmes, Le Indie (Glissant 2020a), par Andrea Gazzoni et pour la réédition d’Introduction à une poétique du Divers objet de cet article, sous le titre d’Introduzione a una poetica del Diverso (Glissant 2020b), dirigée par moi-même chez Meltemi. Et c’est en 2022 que paraît, chez le même éditeur, ma traduction de Soleil de la conscience (Glissant 1956a ; 1956b ; 1997a) / Sole della coscienza : Poetica I (Glissant 2022), dernière traduction publiée à ce jour des œuvres de Glissant.
10En dehors de ces traductions de volumes, il convient aussi de mentionner quelques traductions fragmentaires, publiées dans des revues ou des volumes collectifs. C’est le cas du recueil Pensiero Caraibico (Gazzoni 2016), qui comprend des textes d’Edward Kamau Brathwaite, Alejo Carpentier, Derek Walcott et deux essais de Glissant, « Niente è vero, tutto è vivente », traduction de « Rien n’est vrai, tout est vivant », communication présentée en avril 2010 lors du lors du colloque « Les Transformations du vivant dans un monde en Relation » à la Maison de l’Amérique Latine, publiée ensuite en français dans la revue Francofonia (Glissant 2012) et « La via che stormisce : in silenzio », traduction de l’introduction à l’Anthologie de la poésie Tout-monde, « La Route bruissante : silencieuse » (Glissant 2010a).
11C’est aussi le cas des extraits tirés de Traité du Tout-monde : Poétique IV, traduits par Alessandro Corio dans la revue Scritture migranti (Glissant 2010b), et des toutes premières traductions parues de Glissant vers l’italien, « La Baie du ciel » et les extraits de Les Indes (Glissant 1965) publiés dans une anthologie dirigée par Fabio Doplicher en 1994, dans la traduction de Romeo Lucchese (Glissant 1984), ainsi que les extraits de La Terre inquiète (Glissant 1955) publiés dans le volume L’anno della poesia 1988/1989 (Glissant 1989), dirigé par Roberto Mussapi en 1989.
12Comme on peut facilement le comprendre, le parcours de traduction que j’ai décrit jusqu’ici comporte une diffusion très hétérogène de l’œuvre de Glissant en italien, tant au niveau des réseaux de distribution de ces œuvres — ce qui est encore plus intéressant dans ce contexte —, qu’au niveau des choix de traduction, qui ne sont pas le résultat d’un projet cohérent, mais changent au gré des voix des traducteurs et des traductrices, et qui changent souvent d’un texte à l’autre même quand le traducteur ne change pas.
13En outre, la traduction de l’œuvre de Glissant est loin d’être complète. Non seulement la poésie a été presque totalement ignorée jusqu’à présent, exception faite pour la traduction des Indes par Gazzoni, mais certaines œuvres fondamentales de la prose de Glissant — à commencer peut-être par Malemort (Glissant 1975) et La Case du commandeur (Glissant 1981a) — manquent également à l’appel. Même parmi les essais, qui ont connu plus de traductions que le reste de la production glissantienne, on compte des manques importants. En ce qui concerne le cycle des Poétiques, seuls les premier, troisième et cinquième volumes ont été traduits, par deux traducteurs et chez trois maisons d’édition différentes. De plus, aucune traduction, même partielle ou fragmentaire, n’existe encore à ce jour pour l’essai à la base de la production de Glissant, Le Discours antillais (Glissant 1981b).
14Comment se justifie dans ce contexte de manques, de traduction très partielle de l’œuvre de Glissant, la retraduction d’un de ses ouvrages, plutôt que la traduction d’un texte qui n’a pas encore connu de diffusion en Italie ? C’est ce que j’essayerai d’expliquer dans le prochain chapitre, précisant les choix de révision, de traduction et de retraduction opérés pour la nouvelle édition de ce texte.
La nouvelle édition d’Introduction à une poétique du Divers : relire/relier, réviser, (re)traduire
15Introduzione a una poetica del Diverso (Glissant 2020b) est la nouvelle édition du premier ouvrage de Glissant traduit en italien. Cette publication naît dans le cadre d’un projet de recherche universitaire, TransKarib, dirigé par moi-même à l’Université Ca’ Foscari de Venise, qui visait l’étude, la production et la diffusion d’œuvres des littératures antillaises en traduction, ainsi que dans le cadre d’un vaste projet international de traduction des œuvres de Glissant, le Glissant Translation Project, qui a vu la publication de nombreuses nouvelles traductions de ces œuvres vers l’anglais.
16Le choix du texte réside dans l’importance de ce volume pour l’introduction à la pensée de Glissant. La première édition avait connu un grand succès dans les milieux académiques, même en dehors des études en littératures francophones (surtout dans les domaines des études culturelles et postcoloniales). Cette première édition, qui a également été accueillie favorablement par le lectorat non universitaire, avait bien servi sa fonction de première introduction à la pensée de Glissant dans le contexte culturel italien. Cependant, le texte était épuisé depuis longtemps, et son éditeur Meltemi avait arrêté ses publications depuis 2010.
17En 2016, l’éditeur milanais Mimesis a racheté le catalogue de Meltemi, conservant le nom de l’éditeur et publiant à la fois de nouveaux ouvrages ainsi que des rééditions des ouvrages épuisés du catalogue précédent. C’est dans ce cadre que j’ai proposé à l’éditeur à la fois une réédition de ce premier ouvrage dont il détenait encore les droits, et la traduction d’un nouvel ouvrage, Soleil de la conscience. Pourtant, il est tout de suite apparu évident que la traduction existante, malgré toutes ses qualités, ne pouvait pas être reproduite telle quelle dans un contexte où, par rapport à la fin des années 1990, on connaissait de manière plus profonde la réalité antillaise et la pensée de Glissant.
18La traduction de Francesca Neri est ainsi devenue la base d’une révision complète, apportant les modifications nécessaires pour permettre aux lecteurs une rencontre fructueuse en italien avec le texte, plus de vingt ans après sa première publication. Malheureusement, tout cela s’est passé sans la possibilité de collaborer directement avec sa traductrice. Cette dernière n’a rien traduit après ce texte. De plus, elle n’est pas restée dans le domaine de la recherche et n’avait plus aucun contact avec son éditeur. Malgré tous mes efforts, je n’ai pas réussi non plus à me mettre en contact avec elle.
19Pour mener au mieux cette collaboration en absence, j’ai donc essayé, de la façon la plus respectueuse possible, de m’insérer dans l’entrelacs tissé par Neri, sans défaire son précieux travail, mais en poursuivant plutôt le dialogue qu’elle avait établi entre l’original et la langue italienne. L’intention était de permettre une nouvelle lecture de cette introduction à la pensée de Glissant, d’une part en offrant de nouvelles possibilités de découverte du texte et d’autre part, en reliant cet ouvrage au reste de la production glissantienne traduite en italien.
À partir du titre : une « introduction » au « Divers »
20La première des modifications apportées, et peut-être la plus évidente, réside dans le nouveau titre de l’ouvrage, qui reprend directement la structure originale du titre français, Introduction à une poétique du Divers.
21Tout d’abord, le choix adopté a été de réintégrer le concept d’« introduction », non seulement pour suivre la volonté de Glissant, comme cela a été précisé par le traducteur espagnol de l’ouvrage,2 mais aussi pour souligner le caractère sui generis de cet ouvrage, qui a pour fonction d’être un « moment propédeutique à l’œuvre de Glissant » (Pessini 2004, 21) et un « point de départ idéal pour qui cherche un premier aperçu des concepts et des idées qui sous-tendent sa pensée » (Forsdick 2020, XI).
22Ce choix permet également de détacher le texte du cycle des poétiques qui couvre toute la carrière de Glissant, à partir de son premier essai poétique publié en 1956, Soleil de la conscience (Glissant 1956a ; 1956b ; 1997a) et de L’Intention poétique (Glissant 1969 ; 1997b), identifiés a posteriori par Glissant comme Poétique I et Poétique II, et qui se poursuit avec Poétique de la Relation : Poétique III (Glissant 1990) et Traité du Tout-monde : Poétique IV (Glissant 1997c), avant de terminer en 2005 avec le volume La Cohée du Lamentin : Poétique V.
23Si Introduction à une poétique du Divers est en quelque sorte la « matrice » des poétiques, comme l’écrit Fonkoua (Fonkoua 2014, 9), ce texte reste en même temps distinct des autres, comme l’indique le choix de Glissant de ne pas l’inclure dans le cycle, même si le texte paraît après Poétique de la Relation, le premier volume à porter le sous-titre « poétique ».
24Une question moins évidente, mais tout aussi importante, est la réintroduction de la majuscule pour « Divers », comme pour le très connu terme glissantien « Relation ». Baudot, dans sa Bibliographie annotée d’Édouard Glissant (Baudot 1993, XVIII), a écrit sur la fluidité de l’usage des majuscules dans les titres par les éditeurs de Glissant, et il suffit de lire certains des textes critiques les plus importants consacrés à l’auteur pour voir que cette incertitude demeure aussi dans le discours critique.
25Le retour à ce « nom avec un D majuscule » (Biondi 2004, 26) permet d’une part de conserver la référence directe à l’ouvrage de Victor Segalen, Essai sur l’exotisme : une esthétique du Divers, auquel Glissant rend hommage par son titre3 et d’autre part, de différencier de l’usage courant de ce terme en italien le concept tel que formulé par Glissant. En effet, le terme français ne désigne pas tant l’écart entre une supposée normalité et une déviation de celle-ci, comme le fait en italien le nom « diverso », mais surtout la pluralité intrinsèque à chaque identité, « l’hétérogène » (Ménil 2011, 37).
26Le choix de la traductrice allemande Beate Thill est particulièrement révélateur à ce propos, car elle choisit de traduire « Divers » par « Vielheit », c’est-à-dire « multiplicité », « pluralité », précisant dans son glossaire final que l’Un — c’est-à-dire les valeurs absolues de l’eurocentrisme colonial d’abord, et impérialiste ensuite — est remis en cause par la « multiplicité [Vielheit] des cultures, par le Divers [Diversen] » (Thill 2005, 76). C’est ainsi que la Diversité énoncée par Glissant doit être perçue, non pas comme une simple différence, mais comme une ouverture profonde à la pluralité inhérente à toute identité. Or, c’est pour cette raison que le retour de « Divers » avec D majuscule n’est pas un simple choix orthographique, mais la reprise d’un élément fondamental du texte de Glissant dans la nouvelle traduction, qui s’était perdu dans la première édition de l’ouvrage en italien
Au-delà des genres : la répétition et l’oralité comme modes de la connaissance
27Introduction à une poétique du Divers se présente comme un unicum dans le panorama d’une production qui rend difficile la distinction des genres. Hoyet parle d’un « projet qui recourt à de multiples formes textuelles et fait fi de la distinction des genres, puisque la poéticité du mot domine même les essais dits théoriques » (Hoyet 2007, X). C’est pour cette raison que l’œuvre de Glissant va même au-delà du « refus du respect des genres » (Fonkoua 2014, 17), indiqué par Fonkoua, pour viser une « explosion » encore plus profonde des genres, ouvrant la voie à cette « infinie variété de genres possibles » (Glissant 1997c, 174) sur laquelle Glissant a souvent écrit.
28Neri a raison de souligner, dans son introduction, qu’elle a à faire à une double traduction, car le texte original est dans ce cas la transcription de textes oraux, et que le texte « ne semble pas s’être totalement éloigné de sa nature de texte “parlé” » (Neri 1998, 7). La voix de Glissant nous parvient en effet dans ce texte sous une forme ouvertement dialogique, avec des conférences présentées par l’auteur lors de colloques et de rencontres avec le public, associées aux dialogues qui ont suivi ces conférences et à des entretiens. Pourtant, dans la première traduction italienne, les références directes à l’oralité de ces textes ont été omises ou modifiées dans la plupart des cas. Ce choix, parallèle au choix de la traduction allemande — dans laquelle les séances de questions-réponses à la fin de chaque chapitre ont été entièrement supprimées — visait à présenter l’ouvrage comme un texte « écrit », comme si le texte avait été pensé et formulé initialement pour la forme livre.
29C’est par exemple le cas du tout premier paragraphe du texte qui ouvre le recueil, entièrement effacé dans la première traduction :
L’objet de ces quatre conférences apparaîtra complexe et erratique, et il est probable qu’au cours des exposés je reviendrai sur des thèmes qui s’entrelaceront, qui se reprendront : c’est ma manière de travailler. (Glissant 1995, 11)
30Dans d’autres cas, la modification est moins évidente, mais non forcément moins significative. C’est précisément dans le passage que Glissant consacre à l’importance de la répétition, la phrase d’ouverture de l’essai « Langues et langages », que nous voyons l’omission d’une marque de la nature orale de ces textes :
Je voudrais placer cette méditation en votre compagnie sous deux auspices. Affirmer d’abord que l’on peut répéter les choses. Je crois que la répétition est une des formes de la connaissance dans notre monde ; c’est en répétant qu’on commence à voir le petit bout d’une nouveauté, qui apparaît. (Glissant 1995, 33)
Due considerazioni preliminari. La prima: ci si può ripetere. Credo che la ripetizione sia una delle forme di conoscenza nel nostro mondo; è grazie alla ripetizione che si comincia a “sentire” una novità al suo apparire. (Glissant 1998, 28)
31Cependant, l’oralité de ces textes, écrits pour être dits et en même temps dits pour anticiper leur écriture, est un élément fondamental de leur poétique. Nous voyons ici l’exemple peut-être le plus évident de la méthode décrite à la fin de Poétique de la Relation, lorsque Glissant écrit que le « prétexte du discours » est « une des conditions d’exercice de l’écrit » et que « l’exposé public fonctionne comme une manière de brouillon du texte écrit qui en résultera » (Glissant 1990, 239).
32Ce qui est également clair dans ce texte, c’est l’intention d’offrir au lecteur une compréhension plus directe des concepts clés de sa pensée, qui sont « simplifiés, répétés, condensés » (Biondi, Pessini 2004, 10), à travers ces répétitions et ces accumulations qui sont à la base de cette poétique de la diversité, de la pluralité et de la Relation.
33C’est pourquoi j’ai traduit et réintégré les passages omis, rétabli les références à l’oralité et réintroduit les répétitions et les digressions typiques de l’oralité qui, chez Glissant, ne sont pas des oublis, mais font partie intégrante de son style et de sa méthode, puisque, comme l’auteur le souligne, la répétition est « un mode avoué de la connaissance » (Glissant 1990, 57). Restituer cette identité hybride au texte permet ainsi d’offrir une image plus complète du texte, et de souligner l’importance de l’oralité et de la répétition dans la poétique de Glissant.
34De plus, la nature hybride du texte, fruit de plusieurs transcriptions, comporte aussi la présence de certaines erreurs ou imprécisions, qui sont typiques de la spontanéité et de l’immédiateté de l’oral, ou le résultat d’une mauvaise transcription. La retraduction devient ainsi dans ce cas une possibilité d’amender non seulement les erreurs présentes dans la traduction, mais aussi les erreurs présentes dans l’original, pour mieux permettre aux lecteurs et aux lectrices d’accéder aux nombreuses références évoquées par l’auteur.
35Dans ces cas, je suis intervenu directement dans le texte, en corrigeant par exemple le titre de l’œuvre de Segalen, cité par erreur par Des Rosiers comme Éloge du divers dans l’original, la nationalité de Brathwaite (né à la Barbade et non en Jamaïque), le prénom de Bonfil Batalla (qui est Guillermo et non Emmanuel), ainsi que la citation erronée d’un vers de Rimbaud. Dans Une saison en enfer, le poète visionnaire n’avait en effet pas écrit « Les Blancs arrivent », mais « Les blancs débarquent » (Rimbaud 1972 [1873], 98), et c’est précisément ce vers que Césaire reprend dans sa pièce Et les chiens se taisaient, pour le faire prononcer à plusieurs reprises par le Rebelle et le chœur (Césaire 1956, 16).
36Dans le même souci de rendre plus transparente la référence à l’auteur cité, j’ai aussi préféré utiliser le nom de Mikey, sous lequel il est plus connu, pour le poète jamaïcain Smith, plutôt que son prénom Michael, et j’ai corrigé des erreurs orthographiques dues à la première traduction, c’est-à-dire à la transcription des conférences ; c’est le cas des noms de Des Rosiers (et non Desrosiers), Bei Dao (et non Beidao), Natan Zach (et non Nathan).
37La retraduction prend ainsi à la fois la forme de première traduction, quand elle traduit des passages omis, parfois très longs, et de retraduction/révision, quand elle corrige des passages non traduits correctement, ou quand elle opère une révision non seulement de la traduction, mais aussi des erreurs et imprécisions présentes dans l’original.
La traduction entre transparence et opacité
38Traduire l’œuvre d’Édouard Glissant signifie se placer au seuil d’un paradoxe, celui du seuil qui sépare « transparence » et « opacité », les deux termes qui donnent son titre à un chapitre de Poétique de la Relation, où l’auteur écrit :
L’apprentissage et la traduction ont ceci de commun qu’ils tentent de redonner au texte « de la transparence ». C’est-à-dire qu’ils s’efforcent de jeter un pont entre deux séries d’opacités : d’un texte qui s’oppose à un lecteur novice, pour qui tout texte est réputé difficile (c’est le cas de l’apprentissage), d’un texte aventuré au possible d’un autre texte (c’est le cas de la traduction). (Glissant 1990, 130)
39Cette recherche de transparence inhérente à la traduction se heurte cependant à une double opacité. D’une part, l’opacité de chaque texte source, opaque pour un lecteur cible qui ne peut le lire dans la langue étrangère, et d’autre part, l’opacité caractéristique de l’écriture et de la poétique de Glissant, qui considère l’opacité comme un instrument nécessaire de résistance de l’individu et de la communauté face à la « fausse clarté des modèles universels » (Glissant 1997c, 29) et conduisent à une réduction de la diversité plutôt qu’à un enrichissement.
40Alessandro Corio définit l’opacité conçue par Glissant comme « une forme de résistance et de défense contre la compréhension, entendue comme la construction de l’Autre en tant qu’objet de connaissance », qui consiste dans le droit « de ne pas être “compris”, c’est-à-dire pris dans les mailles épistémiques de la connaissance dominante » (Corio 2009, 252). Cette double opacité, qui s’insère dans le contexte de l’œuvre d’un auteur qui « choisit souvent l’extranéité, le décentrement et la distanciation pour s’exprimer » (Marchetti 1992, 521) rend Glissant « encore moins traduisible que d’autres auteurs » (Thill 1992, 510), selon sa traductrice allemande.
41Il faut souligner que Glissant préfère généralement le terme de « clarté » à celui de « transparence » : un mot qui suggère une lumière qui éclaire plutôt qu’un voile qui laisse passer le texte par transparence. S’il faut donc s’assurer, comme dans toute traduction, d’éviter que la transparence ne se transforme en explication — ce qui n’est pas une vertu mais un défaut des traductions (évitant ainsi de dévoiler le « secret du texte », qui doit rester tel) —, cela est encore plus nécessaire dans le cas de Glissant pour respecter sa poétique et son écriture, qui choisissent l’opacité comme élément fondateur d’une poétique.
42Cette nécessité de respecter une opacité voulue et non accidentelle m’a ainsi guidé dans la nouvelle édition de ce texte. Cette nécessité avait déjà été évoquée par Francesca Neri, qui, dans sa « Note de la traductrice », écrivait :
Pour en respecter ses résonances, et cette opacité programmatiquement choisie par l’auteur, je n’ai donc pas voulu alourdir le texte d’un appareil de notes inapproprié pour rendre compte de toutes les stratifications des sens. On ne pouvait pas sacrifier sa complexité programmatique et sa capacité d’évocation à un désir présomptueux de clarté. Les quelques informations qui accompagnent le texte ne sont donc que des informations nécessaires pour clarifier les concepts et les expressions qui se réfèrent à un système culturel précis, peu connu des lecteurs italiens, qui est celui de la Caraïbe confrontée au projet de définir sa propre identité postcoloniale. (Neri 1998, 8)
43Les notes de la traductrice dans la première édition étaient en effet peu nombreuses, mais les deux décennies qui séparent les deux éditions, et la plus grande diffusion des œuvres de Glissant ou d’auteurs francophones et antillais, ont rendu encore moins obscurs les quelques termes glosés par Neri, rendant ainsi leur explication moins immédiatement nécessaire.
44C’est pour cette raison que, dans cet ouvrage où Glissant lui-même évoque le moment où « on n’éprouvera plus le besoin de mettre la note en bas de page, ou en fin du volume, et où le donné du monde sera là comme les autres, sans explications » (Glissant 1995, 140), j’ai choisi de supprimer les quelques notes jugées nécessaires à l’époque, laissant la parole de Glissant libre de toute autre médiation que celle déjà fournie par la traduction.
45Un seul choix est allé dans la direction contraire, c’est-à-dire l’ajout dans le corps du texte de la traduction du sens de l’expression créole « man tiré pyé moin », dont Perse tire son célèbre vers « pour moi, j’ai rétiré mes pieds » (Perse 1972, 48) et dont le sens est « je suis parti ». Il m’a semblé juste, dans ce cas, de permettre au lecteur de comprendre l’opération de créolisation opérée sur la langue française par Perse, né en Guadeloupe, qui n’utilise pas de mots créoles dans ses textes mais qui décide ici d’utiliser une structure typique de la langue créole et de l’adapter au français.
Vers une cohérence intratextuelle et intertextuelle des traductions de Glissant en italien
46Un dernier aspect pris en compte dans le travail de traduction est la reconstitution des liens intratextuels et intertextuels de l’œuvre de Glissant en italien. D’une part, l’effort a consisté à rétablir autant que possible une cohérence terminologique interne au texte, surtout pour les termes clés de l’œuvre du penseur martiniquais à travers une lecture des choix opérés par les traductrices et les traducteurs du même ouvrage en d’autres langues, surtout en anglais, en allemand et en espagnol. J’ai en outre étudié la manière dont les œuvres de Glissant ont été traduites en italien au cours de ces décennies.
47Parmi ceux-ci, le plus important est sans aucun doute le terme « Tout-monde », pour lequel Neri avait choisi la traduction « Mondo-tutto », mais qui est désormais entré dans le lexique italien sous la forme « Tutto-mondo », qui respecte d’ailleurs non seulement l’usage, mais aussi le calque produit par Glissant sur la base du terme créole « tout moun », qui signifie à la fois « tout le monde » et « le monde entier ».4
48Un autre exemple intéressant est celui du terme « éclat », qui est peut-être celui sur lequel les traducteurs et traductrices de Glissant ont le plus écrit5. Si l’on se limite à l’italien, le réseau de termes utilisés pour traduire « éclat » comprend « deflagrazione », « scoppio », « esplosione », « bagliore », « scheggia », « scalpore », « scandalo », « frammentazione », entre autres. Cette variété de traductions n’est nullement négative. Il est significatif qu’elle concerne un terme qui contient aussi en partie une idée de fragmentation. Dans la plupart des occurrences du terme « éclat » dans ce texte, il m’a semblé que l’on pouvait respecter la ligne indiquée par Restori dans sa traduction de Poétique de la Relation, où la traductrice souligne dans une longue note :
J’ai misé sur le terme deflagrazione, puisqu’il semble couvrir à la fois le domaine matériel (la rupture éclairante) et le domaine métaphorique (la fertilité scandaleuse de la continuité, qui se propage avec l’écho multiplié de l’explosion), ainsi que le domaine communicatif fondamental (la manipulation du message, due à la diffusion contagieuse de l’instrument, de média à média, de média à système). (Restori in Glissant 2007b, 51)
49J’ai pourtant estimé que pour cette dernière acception du terme, liée en particulier à l’expression « agents d’éclat », par laquelle Glissant définit le rôle négatif des médias — qui aveuglent et confondent en donnant l’illusion de la connaissance et en dissimulant en même temps la véritable connaissance —, il était plus juste de se tourner vers le terme « abbaglio », qui contient à la fois l’éblouissement et l’oubli, l’erreur, le malentendu, ajoutant ainsi un terme supplémentaire à un réseau d’équivalences que l’on ne peut que définir comme « éclatées ».
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50Comme l’écrit Glissant dans Introduction à une poétique du Divers, « chaque traduction aujourd’hui accompagne le réseau de toutes les traductions possibles de toute langue en toute langue » (Glissant 1995, 46). Toute traduction, en effet, n’est pas seulement un instrument de diffusion d’une pensée déjà constituée, mais surtout l’occasion d’ajouter un élément nouveau pour la construction d’une « pensée archipélique » et pour la formation de ce réseau de textes qui se rencontrent et se touchent, exerçant une influence les uns sur les autres.
51Cette réédition/retraduction s’est ainsi efforcée de se glisser dans le tissu non seulement du texte original, mais aussi de la première traduction de l’œuvre en italien ; et ce, pour relire le texte, le relier à la pensée de Glissant et à son expression en langue italienne. Réviser les passages qui contenaient des imprécisions dues d’une part à la méconnaissance de l’œuvre de l’auteur dans le contexte italien et d’autre part à un projet éditorial qui visait une première introduction à la pensée de cet auteur, m’a ainsi permis de re-viser la pensée de Glissant, pour la rendre à nouveau disponible pour le lectorat italien.
52C’est pour toutes ces raisons que la réédition/retraduction d’Introduction à une poétique du Divers en italien me semblait nécessaire pour redonner voix à Glissant et à son œuvre dans toute sa complexité et toute sa profondeur.