L’Europe à l’écoute de ses ailleurs. Les apports extra-européens à la construction des classiques littéraires (Nantes)
Dates et lieu / dates and place : 20-22 mars 2024, à Nantes
Organisation : Philippe Postel (Nantes Université/LAMo), Nicolas Correard (Nantes Université/LAMo), Émilie Picherot (Université de Lille/IUF)
Contact : colloque.Europe.ailleurs@univ-nantes.fr
Échéance de l’appel / deadline for submission : 1er septembre 2022 / September 1, 2022.
Langues de travail / working languages : français et anglais / French or English
Depuis le XIXe siècle et l’avènement des nations modernes, les dynamiques de patrimonialisation ont impliqué la définition de canons. Certaines œuvres se sont vu conférer une valeur identitaire en raison de leur rôle dans des traditions spécifiquement littéraires, mais aussi, plus généralement, sur un plan linguistique et culturel. Or, ce processus n’est pas sans impliquer des phénomènes d’essentialisation ou de refoulement, et notamment une minoration des apports étrangers, particulièrement des apports lointains au patrimoine européen. Pour ne prendre qu’un exemple, Robinson Crusoé (1719) a longtemps été tenu pour paradigmatique de la civilisation occidentale et plus spécifiquement de la culture anglaise, en même temps que du roman moderne (Ian Watt, The Rise of the Novel, 1957). Or, le récit de Defoe a probablement été inspiré, plus qu’on ne veut l’admettre, par le Philosophe autodidacte du penseur arabo-andalou Ibn Tufayl (Abudacer, XIIe siècle), connu au début du XVIIIe siècle par des traductions latine et anglaise. En quoi cela affecte-t-il notre regard sur cette œuvre, et la place que nous lui accordons dans l’histoire littéraire ? Lointain dans le temps et parce qu’il appartenait à une civilisation différente, Ibn Tufayl doit-il, par ailleurs, être considéré comme non européen alors qu’il vivait dans la péninsule Ibérique ? Les approches postcoloniales contestent les canons traditionnels, mais en sacrifiant elles-mêmes fréquemment à la tentation de l’essentialisation, qu’elles prétendent critiquer. Diverse par ses nations, ses langues et ses relations avec le monde extérieur, l’Europe n’a jamais formé un ensemble uni et clos, un tout refermé sur lui-même.
Un certain nombre de questionnements fondateurs de la littérature comparée en tant que discipline trouvent aujourd’hui un écho chez les historiens et les philosophes. Ainsi François Jullien interroge la notion d’identité culturelle conçue en termes de spécificités et de différences, à laquelle il préfère celles de « ressource » et de « fécondité », proposant d’envisager « le divers des cultures en termes d’écart ». L’identité culturelle ne serait pas définie pas des principes intangibles ni par des ensembles fixes (tels les corpus d’œuvres), elle se construirait dans un jeu dynamique entre ce qui sépare et rapproche les cultures, dans une logique historique et évolutive. Il oppose ainsi le « commun », entendu comme un acte de partage, d’accueil ou d’écoute vis-à-vis de l’autre, au « communautarisme » fondé sur l’exclusion (De l’Universel, 2008).
Certains historiens repensent également en termes d’ouverture la notion d’identité culturelle, appliquée à un pays ou un territoire. L’Histoire mondiale de la France (2017), dirigée par Patrick Boucheron, précise les liens constitutifs entre la France et d’autres espaces, souvent des « ailleurs » lointains qui ont pourtant contribué à orienter son histoire et former son « identité ». Le projet d’écrire des histoires « à parts égales », échappant à l’histoire des vainqueurs ou des dominants, se fonde sur l’identification de points de « rencontres » permettant de confronter les perspectives (Romain Bertrand, L’Histoire à parts égales, 2011). Il en va de même dans l’histoire littéraire (French Global. Une nouvelle perspective sur l’histoire littéraire, dir. Ch. McDonald et S. Rubin Suleiman, 2014).
Dans la continuité de l’Europe chinoise (1989) d’Étiemble, la littérature comparée contribue à cette déconstruction scientifique des mythes de l’identité culturelle close, minée par le confort de l’essentialisme. À l’échelle nationale, c’est le propre même de cette discipline, par différence avec les études sur des corpus monolingues. Et la littérature européenne dans son ensemble ne saurait être comprise sans une ouverture sur les littératures du monde entier, les littératures extra-européennes.
Avant même la première modernité, la présence multiséculaire des Arabes dans des territoires comme la Sicile ou la péninsule Ibérique a marqué de son empreinte la culture de la chrétienté latine, sans parler des échanges passant par des lieux ouverts sur le monde, comme Venise. L’apport massif des sources savantes et philosophiques du monde islamique à la culture médiévale européenne est emblématisé par la redécouverte d’Aristote via Averroès et Avicenne, de sorte qu’Alain de Libera a pu qualifier l’aristotélisme scolastique de « philosophie d’emprunt » (Penser au Moyen Âge, 1991). L’écoute de l’Europe vis-à-vis de la culture arabe s’est aussi traduite par des apports plus littéraires. Quel rôle joue-t-elle dans l’œuvre et la pensée de Dante, qui place le philosophe arabo-andalou Ibn Rushd (Averroès) dans le « Château des héros et des sages » (1er cercle de l’Enfer), aux côtés d’Hector, Énée, Aristote, Platon, Cicéron et Euclide ? De même, dans ses Contes de Canterbury, Geoffrey Chaucer ne se contente pas de mentionner Avicenne (à deux reprises) ; il pourrait s’être inspiré d’un conte persan tiré du Bahar-i Danish pour composer le « Conte du marchand ».
Les « classiques » ne se sont donc pas tous construits sur un rapport exclusif aux sources gréco-latines prises comme modèles, mais en puisant aussi à des sources non européennes. Ainsi, lorsqu’on fait parler des animaux à la Renaissance, on peut s’inspirer d’Ésope ou d’autres auteurs antiques, mais aussi du Kalila wa’Dimna ou de la 22e épître des Épîtres des frères en pureté (IXe-Xe siècle), connue à travers l’adaptation du renégat catalan Anselm Turmeda.
A partir du XVIe siècle, le mouvement d’expansion coloniale est à l’origine d’échanges culturels de l’Europe vers les pays colonisés ou semi-colonisés (mouvement qui semble avoir reçu jusqu’à présent une attention privilégiée dans la recherche) mais tout aussi bien des pays récemment découverts vers l’Europe : l’Europe des Lumières s’est nourrie du modèle chinois à bien des égards (voir Étiemble ou Nicolas Standaert, ou encore Alexander Statman dans le domaine des sciences). Qu’en est-il des Indes occidentales ou de l’Afrique ? Montaigne reconnaissait dans la chanson d’un cannibale un tour « tout à fait Anacréontique », un lyrisme primitif digne des Grecs. Mais existe-t-il, au-delà, des apports amérindiens ou africains à la littérature européenne de cette époque ?
Les interventions pourront porter sur les orientations de recherche suivantes :
- études de source ou de sources plurielles et croisées : nombreux sont les cas de transmissions par des voies multiples, qui défient la reconstitution du réseau d’influences et l’idée même d’une source unique, dont témoigne bien le cas des fables animalières orientales ;
- rôle des médiations, par exemple celle de la littérature viatique. Les récits de voyage, si nombreux et si influents, depuis les Croisades jusqu’aux explorations modernes des confins du monde, diffusent-ils des motifs et des formes littéraires étrangères ? De même, certaines zones de contacts ou certaines communautés, comme celle des Morisques en Espagne, celle des Arméniens dans plusieurs cités italiennes, ou encore les diasporas juives, ont pu jouer un rôle décisif dans certains transferts.
- mises au point à propos de la médiation européenne dans la transmission, la traduction et la reconnaissance de certaines œuvres émanant d’autres civilisations. Ainsi des Mille et Une Nuits qui sont devenus un « classique » européen, arabe et mondial… grâce à Antoine Galland, leur premier traducteur français. Au fond, l’Europe n’a-t-elle pas aussi contribué à fabriquer certains « classiques » non-européens ?
- nouveaux regards sur l’histoire de la critique. Certaines notions ont été renouvelées par le contact de formes étrangères, issues d’espaces proches ou lointains. Ainsi les romans érotiques chinois ont conduit Étiemble à redéfinir la littérature érotique européenne (L'Érotisme et l'amour, 1987). La critique a également pu écarter ou minorer certaines sources extra-européennes pour des raisons idéologiques. On sait par exemple que la légende médiévale de Barlaam et Josaphat (inspirée par les « Vies de Bouddha ») a fourni le sujet d’une comedia de Lope de Vega, mais aussi de La Vie est un songe de Calderón ; or cette influence était sans doute difficile à reconnaître dans l’Espagne sous le régime de Franco, alors que le théâtre du Siècle d’or était promu en patrimoine national, façonnant l’idée d’une identité espagnole. À l’inverse, la critique a pu surestimer l’influence de modèles lointains : qu’est-ce qui est réellement « chinois » dans la mode des contes chinois au XVIIIe siècle, ou « persan » dans les Lettres persanes de Montesquieu ?
D’autres orientations pourront être envisagées, mais elles devront contribuer de manière significative à notre réflexion collective. On privilégiera les époques antérieures à la domination coloniale du XIXe siècle, qui s’accompagne d’une multiplication des échanges. Nous posons donc la date (approximative) de 1800 comme un terminus ad quem, dans la mesure où les problématiques deviennent fondamentalement différentes ensuite.
On privilégiera de même les sujets les plus originaux, mais certaines pistes déjà connues mériteraient d’être explorées plus à fond, par exemple concernant les sources arabes de la tradition poétique occitane de la fin’amor. On pourra également proposer une discussion critique sur des recherches antérieures ou un réexamen de certaines thèses, à condition qu’il s’agisse de travaux anciens. Ainsi, l’hypothèse d’une source iranienne de Tristan et Iseut, suggérée par Pierre Gallais, a récemment été développée sur de nouvelles bases par Shahla Nosrat (Tristan et Iseut et Wîs et Râmîn, 2014).
Le colloque, organisé avec le soutien du laboratoire « Littératures antiques et modernes » (LAMo) de Nantes Université (thématique 6 : « La République des lettres dans la mondialisation : échanges, identités, décentrements »), propose donc de cartographier la construction d’un patrimoine culturel européen redevable aux ailleurs extra-européens.
Mots-clefs : Europe et littératures extra-européennes – Réception – Identité culturelle – échanges culturels – notion de « classiques »
English version:
Since the 19th century and the advent of modern nations, the dynamics of patrimonialization have involved the definition of canons. Some iconic books are considered to shape identities, not only for their role in specific literary traditions, but also, more generally speaking, on a linguistic and cultural level. However, this process also involves essentialization or repression, and often a neglect of foreign contributions, particularly of distant contributions to the European heritage. Robinson Crusoe, for instance, has long been held as an archetype of Western civilization, and more specifically of English culture, as well as a founding modern novel (Ian Watt, The Rise of the Novel, 1957). Yet Defoe’s narrative may have been inspired –more than is generally granted– by an Arab source, the Self-Taught philosopher of the 12th century Arabo-Andalusian thinker Ibn Tufayl (Abudacer), known at the beginning of the 18th century through a Latin translation and an English one. How does it affect the way we deal with this work, or its place in literary history? Distanced in time and because he belonged to another civilization, should Ibn Tufayl be considered as non-European, while he lived in the Iberian Peninsula? The post-colonial approaches challenge traditional canons, but they frequently contribute to the very process of essentialization they claim to criticize. With its diversity of nations, languages and multiple relations with the rest of the world, Europe has never formed a coherent and united whole, closed on itself.
A number of fundamental questions central to comparative literature as a discipline are now raised by historians and philosophers. François Jullien questions the notion of cultural identity conceived in terms of specificities and differences. Preferring the notions of “resource” and “fertility”, he proposes to consider “the diversity of cultures in terms of distance from one another”. Cultural identity would not be defined by constant principles or by fixed corpuses (of literary works); it would rely on a dynamic interplay between what separates and what brings cultures together, in a historical and evolutionary perspective. Jullien thus opposes the “common” (understood as an act of sharing, welcoming or listening to the Other) to “communitarianism” (based on exclusion) in De l’Universel (2008).
Some historians also rethink the notion of cultural identity, applied to a country or a territory, in terms of openness. France in the World, a New Global History (2017), edited by Patrick Boucheron, thus shows the links between France and other spaces, often distant elsewheres, which have nevertheless oriented its history and shaped its “identity”. The project of writing “equal histories”, overruling the history from the point of view of the winners and the dominant cultures, is thus based on the identification of “encounters”, making it possible to confront the perspectives (Romain Bertrand, L'Histoire à parts égales, 2011). This is also the case with literary history (Ch. McDonald and S. Rubin Suleiman dir., French Global. New perspectives on Literary History, 2014).
In the wake of Étiemble's L’Europe chinoise (1989), comparative literature still contributes to the scientific deconstruction of myths of a closed cultural identity, undermined by the comfort of essentialism. On a national scale, this is the very purpose of comparative literature, as opposed to studies of monolingual corpuses. European literature, more generally, cannot be understood without opening up to literatures from all over the world.
Even before the early modern period, the centennial presence of the Arabs in territories such as Sicily or the Iberian Peninsula left its mark on the culture of Latin Christianity, not to mention cultural exchanges through places like Venice, that were open to the world. The rediscovery of Aristotle via Averroes and Avicenna is emblematic of the massive contribution of scholarly and philosophical sources from the Islamic world to medieval European culture, allowing Alain de Libera to refer to scholastic Aristotelianism as a “borrowed philosophy” (Penser au Moyen Âge, 1991). European interest in Arab culture also resulted in more direct literary contributions. What role did it take in the work and thought of Dante, who places the Arab-Andalusian philosopher Ibn Rushd (Averroes) in the “Castle of heroes and wise men” (1st circle of Hell), alongside Hector, Aeneas, Aristotle, Plato, Cicero and Euclid? Likewise, in his Canterbury Tales, Geoffrey Chaucer mentions Avicenna twice, and he may have been inspired by a Persian tale drawn from the Bahar-i Danish to compose the Merchant’s Tale.
Literary “classics” were not all built on an exclusive relationship to Graeco-Latin sources, projected as models, but also by drawing from non-European sources. Speaking animals in Renaissance fictions, for instance, could be inspired by Aesop or other ancient authors, but also by the Kalila wa-Dimna or the 22nd epistle of the Epistles of the Brethren in Purity (9th-10th century), known through its adaptation by the Catalan renegade Anselm Turmeda.
From the 16th century on, colonial expansion brought cultural exchanges from Europe to colonized or semi-colonized countries (a transfer which seems to have been the main focus so far in research), but equally from recently discovered countries towards Europe. In many respects, the Enlightenment was inspired by the Chinese model, for instance (see Étiemble, or Nicolas Standaert, or even Alexander Statman in the field of science). What of the West Indies or Africa? Montaigne recognized in a cannibal’s song a “definitely Anacreontic” manner, a kind of primitive lyricism worthy of the Greeks. Beyond this interest, is it possible to find Amerindian or African contributions to the European literature of this period?
Papers may focus on the following topics:
- source studies, including plural and crossed sources: there are many cases of transmissions by multiple routes, which challenge the reconstitution of a network of influences and the very idea of a single source, as shown by the example of oriental animal fables.
- studies on the role of mediations, for example that of travel literature. Travelogues were abundant and influential from the time of the Crusades onto the modern exploration of the most remote places in the world. Did they spread some foreign motifs or literary forms? Similarly, certain areas of contact or certain communities, such as the Moorish in Spain, the Armenians in several Italian cities, or the Jewish diasporas, may have played a decisive role in some transfers.
- updates on European mediation in the transmission, translation and recognition of certain works from other civilizations: the Arabian Nights, for example, became a European, Arab and world “classic”... thanks to Antoine Galland, their first French translator. Didn’t Europe help produce certain non-European “classics”, paradoxically?
- new insights into the history of criticism. Some critical notions have been renewed by the contact with new forms, from foreign spaces (close or far ones). Chinese erotic novels, for example, led Étiemble to redefine European erotic literature (L’Érotisme et l’amour, 1997). But critics sometimes ignored or downplayed certain extra-European sources for ideological reasons. We know the medieval legend of Barlaam and Josaphat (inspired by the “Lives of Buddha”) provided the argument for a comedia by Lope de Vega, and also for Life is a dream by Calderón. Yet this influence may have been difficult to acknowledge under Franco’s regime, as Golden age theatre was promoted as a national heritage, shaping the idea of Spanish identity. Conversely, critics may have overestimated the influence of some distant models. What is really “Chinese” in the fashion for Chinese tales throughout the 18th century, or “Persian” in Montesquieu’s Persian Letters?
Other directions may be considered, as long as they contribute to our collective reflection. Subjects should concentrate on eras prior to the 19th century colonial domination, which entailed a multiplication of exchanges. The year 1800 (approximatively) will thus be taken as a terminus ad quem, beyond which lie fundamentally different issues.
While new hypotheses or original topics will be favored, some already known topics deserve more thorough exploration, such as, for example, the Arabic sources of the Occitan poetic tradition of the fin’amor. Critical discussions on previous researches or re-examination of certain theses will be welcome, provided they refer back to earlier studies. Thus, the hypothesis of an Iranian source for Tristan and Iseut, suggested by Pierre Gallais, has recently been developed on a new basis by Shahla Nosrat (Tristan et Iseut et Wîs et Râmîn, 2014).
Organized with the support of the research team Littératures Antiques et Modernes (LAMo) of Nantes University (research topic 6: “The Republic of Letters in a Globalized World: Exchanges, Identities, Decenterings”), our symposium proposes to map the construction of a European cultural heritage indebted to non-European contributions.
Keywords: Europe and extra-European literatures – Reception – Cultural identity – cultural exchanges – the notion of “classics”
Comité scientifique / scientific committee
Nicolas Correard (Nantes Université)
Lina Guo (Sun Yat-sen University, Guangzhou)
Claudine Le Blanc (Université Sorbonne Nouvelle)
Emilie Picherot (Université Lille / IUF)
Philippe Postel (Nantes Université)
Nina Soleymani Majd (Université Sorbonne Nouvelle)
Daniel Struve (Université Paris Cité)
John Tolan (Nantes Université)
Bibliographie indicative / Elements of bibliography
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Libéra, Alain de, Penser le Moyen Âge, Paris, Seuil, « Points », 1991.
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