L'album de jeunesse : un espace de réflexion philosophique et idéologique (Revue algérienne des lettres)
Revue algérienne des lettres RAL
Volume 9, n°1 | 2025
L’ALBUM DE JEUNESSE : UN ESPACE DE RÉFLEXION PHILOSOPHIQUE ET IDÉOLOGIQUE
Numéro thématique coordonné par Nadjet Boukebbab
La littérature de jeunesse, trop controversée depuis son affermissement, constitue actuellement un champ d’investigation pluridisciplinaire fertile. Apparue au milieu des années 1970, surtout avec l’éclatement éditorial de l’album de jeunesse, cette innovation littéraire à vocation pédagogique a profondément transformé les représentations traditionnelles de la littérature et de son utilisation didactique. Marc Soriano, spécialiste des contes de Perrault, la définit comme « une communication historique […] entre un scripteur adulte et un destinataire enfant (récepteur) qui, par définition en quelque sorte, au cours de la période considérée, ne dispose que de façon partielle de l’expérience du réel et des structures linguistiques, intellectuelles, affectives et autres qui caractérisent l’âge adulte » (1975 : 18). Il circonscrit dans sa définition le critère principal de la production pour la jeunesse rattaché essentiellement à la nature même de son public jeune en mettant l’accent sur l’aspect limité de ses compétences expérientielles, linguistiques, émotionnelles, interprétatives et analytiques. Par son aspect novateur (spécificité du public visé, structure interne des œuvres, bipolarité de son discours texte/image), il n’était pas aisé que les conservateurs de la tradition littéraire acceptent ce renouveau apporté par les modernistes où l’enjeu était de taille. D’ailleurs, il a fallu plusieurs décennies pour que la littérature de jeunesse soit reconnue comme une littérature à part entière et intégrée dans le champ scolaire. Un exemple marquant est celui de la réécriture et la republication du roman de Michel Tournier, Vendredi ou les limbes du Pacifique, quatre ans après sa première parution , sous une autre forme et avec un autre intitulé Vendredi ou la vie sauvage. Cette reprise a permis à Tournier de poser indirectement les premiers fondements conceptuels de la production pour la jeunesse. Il a fait remarquer lors d’un entretien qu’il a voulu écrire « une nouvelle version épurée, clarifiée, réduite à l’action et aux sensations » (Bevan, 1986 :26) tant la première version lui a paru « surchargée de réflexions, abstractions, constructions logiques » (Bevan, 1986 :26). Plus tard, Jean Joubert, un écrivain et poète qui écrit aussi bien pour les jeunes que pour les adultes renforce les propos de Tournier et souligne que « [l]es textes se concentrent sur l'essentiel, évitent les ornements inutiles, les descriptions complaisantes, les abstractions, la prestidigitation stylistique, tout en préservant la qualité littéraire » (1989 : 67). Christine Delpierre et Elizabeth Vlieghe, tout en commentant les propos de Joubert, précisent : « [L]a lecture des textes montre bien que le style se simplifie par l'emploi de phrases courtes […]. Les métaphores sont moins nombreuses, le vocabulaire est moins complexe, plus courant, moderne […]. D'autre part, l'action est parfois privilégiée au détriment des descriptions, de l'analyse des sentiments ou des motivations intérieures. (1990 : 113)
Longtemps sous-estimée, parce que considérée comme un produit paralittéraire puis littéraire dilué (Petitjean, 2018 : 28) en comparaison aux textes de la littérature standard, la littérature de jeunesse est devenue, en quelques décennies, une réalité sociale, culturelle, littéraire et pédagogique reconnue. Cette littérature avec ses différents genres, qu’ils soient innovés (L’album de jeunesse, le théâtre Kamishibai, la bande dessinée) ou récupérés de la tradition ancienne (roman, nouvelle, etc.) et réadaptés aux critères de production pour la jeunesse), est devenue un réel laboratoire d’idées et un champ d’expression et de réflexion autour de sujets variés (légers, tabous ou d’actualité). Malgré la richesse de sa production, nous avons focalisé notre réflexion sur le genre de l’iconotexte et plus précisément l’album de jeunesse. En fait le concept d’iconotexte forgé à la fin des années 1980 par Michael Nerlich, linguiste et philologue allemand, est défini comme « une unité indissoluble de texte(s) et d’image(s) dans laquelle ni le texte ni l’image n’ont de fonctions illustratives et qui – normalement, mais non nécessairement- a la forme d’un livre. » (1990 : 255). Cette définition fondée sur une relation d’interdépendance entre le texte et l’image au sein d’une œuvre nous renvoie vers l’album de jeunesse dont la scripto-icono-genèse est conçue selon une structure hybride où les composantes internes de l’œuvre ont tendance à associer deux systèmes sémiologiques distincts. Nous pouvons fixer, à la suite de Grossmann (1996 : 42) et structurellement parlant, les composantes essentielles à la production d’un album de jeunesse qui sont le texte et l’image — tout en sachant qu’il existe des exceptions où des albums de jeunesse sont dépouillés de texte comme le cas de Loup Noir d’Antoine Guillopé. Le balancement entre les deux systèmes sémiologiques (texte/image) donne lieu à une lecture bifocale située sur deux espaces au sein de la même œuvre, ce qui provoque transfert et glissement d’un mode de lecture sur l’autre, avec des mécanismes de transfert multiples générant ainsi des processus de lectures plurielles.
Le genre de l’album – de par sa spécificité bifocale (située sur deux espaces sémiologiquement et structurellement distincts) et duophonique où l’on assiste à un processus narratif éclaté (double narration ou narration au second degré étant donné que le texte raconte au même titre que l’image) – est loin d’être une œuvre plate. Bien au contraire, celui-ci, malgré son volume réduit et sa masse textuelle brève en comparaison avec les œuvres de littérature standard porterait en lui un lourd projet à forte charge philosophique et idéologique : « Aujourd’hui autant qu’hier, la littérature de jeunesse, comme toute production culturelle et artistique, s’inscrit dans une évolution idéologique… » (Butlen, 2005 : 3). D’après la définition, la littérature de jeunesse, à l'instar de toute production culturelle, évolue continuellement au gré des idéologies. De ce fait, la portée idéologique des œuvres pour la jeunesse a permis de dépasser la lecture superficielle et tous les préjugés négatifs liés à la maigreur du corpus. L’image, au même titre que le texte, est porteuse, elle aussi, de projet idéologique (Verbrugge, 2023 : 13). Par ailleurs, Edwige Chirouter dont les recherches portent sur la philosophie pour les enfants et la littérature de jeunesse appuie l’idée de la teneur philosophique des œuvres de jeunesse en affirmant que [d]ès l’école maternelle, l’enfant peut réfléchir sur les enjeux de ce qu’on lui lit lorsque le texte résiste à une interprétation immédiate […]. L’interprétation prend, le plus souvent, la forme d’un débat très libre dans lequel on réfléchit collectivement sur les enjeux esthétiques, psychologiques, moraux, philosophiques […]. (2016 : 79)
De ce fait, en dépit de ses facultés mentales et expérientielles encore en cours de développement, le jeune lecteur/explorateur est amené à se découvrir comme « sujet-pensant », en ce sens que ce dernier, à travers la découverte de l’œuvre lors de sa propre lecture ou de celle de son enseignant ou d’un tiers (les parents, entre autres surtout en cycle maternel), devient porteur, d’une réflexion autour de son existence humaine (comment et pourquoi ?) (sociale, culturelle,…) ainsi que son appartenance géographique, sociale, culturelle, doctrinaire, etc. De telles interrogations plongent le jeune lecteur (ainsi que celui qui prend en charge la lecture) dans une réflexion d’ordre métaphysique, ce qui le plonge pleinement dans la sphère philosophique et idéologique de sa réflexion et de celle du produit littéraire en question. En fait, cette observation constitue la base de notre problématique qui porte sur la liaison entre le débat interprétatif en littérature et la discussion à visée philosophique et idéologique, ses manifestations iconotextuelles ainsi que ses enjeux dans l’album de jeunesse. Autrement dit, comment le discours philosophique et idéologique jaillit-il d’une œuvre littéraire réduite en masse textuelle et iconographique ? Sous quelles formes ? Et quelle est sa portée ? Pour approfondir ces questionnements, nous proposons, à titre indicatif, les axes de recherche suivants :
1. Sémiologie iconotexuelle et discours idéologique et philosophique
2. Croisements philosophiques, idéologiques et interculturels dans l’album de jeunesse
3. L’album de jeunesse comme objet d’enseignement de la philosophie et de l’idéologie
4. Les enjeux éthiques et moraux de la philosophie et de l’idéologie au sein des albums de jeunesse
5. La réception de l’album de jeunesse par le liseur adulte
6. Rôle du discours philosophique et idéologique dans la formation psychologique et identitaire du jeune lecteur via l’album de jeunesse
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Références bibliographiques
Bevan D.G.1986. Michel Tournier. Rodopi. Amsterdam
Bogdan T. 2024. Philosophie Réel. Publishroom. Paris
Christine D. , Vlieghe E. 1990. “La littérature de jeunesse : une littérature d'un nouveau genre”. In Recherches n° 12, AFEF, Lille, pp. 111-119 https://www.revue-recherches.fr/wp-content/uploads/ 2015/05 /R12_ 111_DelpierreVlieghe2.pdf
Chirouter E. 2015. L’enfant, la littérature et la philosophie. L’Harmattan. Paris
Chirouter E. 2016. Aborder la philosophie en classe à partir d’albums de jeunesse. Paris. Hachette
Chirouter E. Prince N. 2019. Philosophie (pour les enfants) et littérature (de jeunesse) Lumières de la fiction. Editions Raison publique. Paris
Béthotéguy G., Connan-Pintado Ch., Plissonneau G. 2015, Idéologies et roman pour la jeunesse au XXIème siècle. Pressses Universitaires de bordeaux. Bordeaux
Grossmann F. 1999. “Littéracie, compréhension et interprétation des textes”. In Repères, n° 19, p. 42
Joubert J., 1989, Le roman pour la jeunesse : réflexions et perplexités d'un auteur ", in Littérature pour la jeunesse » : le roman. Numéro spécial de L'école des lettres. N°9, pp.76-91
Butlen M., Dubois-Marcoin D. 2005. “La littérature de jeunesse, repères enjeux et pratiques”. In Le français d’aujourd’hui n°149, pp. 3-6
Nerlich M. 1990. Qu’est-ce qu’un iconotexte? Réflexions sur le rapport texte-image photographique dans La femme se découvre d’Evelyne Sinnassamy, in Iconotextes, Alain Montandon (Dir), Orphys, Paris.
Dottin-Orsini.M, Tadié. J, Ducrey.G, (centre de recherche en littérature moderne et contemporaine, EA856), 2008, Le dit masqué : imaginaire et idéologie dans la littérature moderne et contemporaine, Publications de l’Université de Provence, Provence.
Petitjean A.-M. 2018. « Le statut du livre jeunesse dans les recherches sur la lecture : quelle place dans les revues au XXIème siècle ». In Carrefour de l’éducation n°46, Paris, Armand colin, pp 27-40
Thomas W. J. M. 2009, Iconologie : image, texte, idéologie. Prairies ordinaires. Paris
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Calendrier :
Lancement de l’appel à contributions : 15 novembre 2024
Date limite de réception des articles pour évaluation : 10 mars 2025
Mise en ligne du numéro : fin juin 2025
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