La cantiga 185 des Cantigas de Santa María, composées à la cour d’Alphonse X de Castille, narre avec une intensité dramatique la trahison qui brise une amitié entre un chrétien et un musulman. Le récit met en scène deux alcaides – gouverneurs de châteaux – nommés par leurs souverains respectifs pour assurer la défense des forteresses de Chincoya et de Belmez, à la lisière du royaume musulman de Grenade. Sancho, l’alcaide chrétien, excelle dans son devoir de protection, mais un trait de caractère lui est reproché : « il avait une grande amitié avec le maure qui était alcaide de Belmez ». Cette amitié se révèle fatale.
En secret, l’alcaide de Belmez complote avec le roi de Grenade, promettant de livrer Chincoya en abusant de la confiance de Sancho. Trompé par cette complicité factice, Sancho se rend sans méfiance à une rencontre et tombe dans un piège : il est capturé. L’ami d’hier devient l’ennemi d’aujourd’hui.
Au-delà de l’histoire elle-même, le chant véhicule une idée sous-jacente : le lien avec l’autre, défini ici par sa différence religieuse, ne peut mener qu’au désastre. Cette trahison, symbolisée par la frontière où s’efface la notion d’amitié, illustre la méfiance profonde envers le contact avec l’altérité.
L’altérité, multiple et protéiforme, peut être définie selon une grande diversité de critères, parmi lesquels le politique occupe une place majeure. L’altérité désigne d’abord ce qui est extérieur à une entité politique donnée, qu’il s’agisse d’un État, d’une région ou même d’une ville[1]. Cette extériorité peut se manifester à travers des figures telles que l’étranger[2] ou le migrant[3]. Elle revêt également une dimension culturelle[4], perceptible dans l’appartenance à un peuple différent ou l’usage d’une langue étrangère[5]. Cette rencontre peut se faire dans la littérature à travers des écarts temporels et participer par une appropriation tardive à la construction d’une identité culturelle[6].Des perspectives sociales et religieuses complètent cette réflexion : les distinctions de genre, de statut, de rang ou de classe traduisent des hiérarchies internes, tandis que les écarts par rapport à une foi jugée « vraie » reflètent des dynamiques de rapprochement ou d’exclusion[7]. Les « autres » peuvent donc être trouvés partout : à l’extérieur de sa propre communauté ou en son sein. Les lieux du contact sont variés : villes, frontières, voyages, expéditions armées, lettres, rapports diplomatiques, voire chansons ou romans.
Cet ‘autre’ ne peut exister sans un ‘soi’. L’autre est un terme relationnel[8]. Il ne peut être le résultat que d’une comparaison avec soi-même et les groupes auxquels on s’identifie. Le contact avec l’autre possède alors une dimension définitoire et identitaire, toujours relative, toujours en construction. C’est parce que l’autre interroge le soi que le contact engendre des dynamiques variées allant de l’admiration au rejet, en passant par la curiosité ou l’incompréhension.
Ce séminaire de Questes prend donc pour thématique les contacts avec l’autre au Moyen Âge. Ce sont autant les différentes formes des interactions avec l’autre que la manière dont ces rencontres façonnent les individus et les sociétés qui sont au cœur de la réflexion. Cette question de l’autre et de l’altérité au Moyen Âge a connu un regain d’intérêt ces trente dernières années dans lequel la rencontre compte s’inscrire[9].
Axe I – Le contact avec l’autre comme construction du soi : représentations, connaissance et identité
Les dynamiques du contact sont façonnées par la manière dont l’autre est perçu et représenté. Cette connaissance de l’autre est façonnée par divers media, telles que les récits de voyageurs, l’iconographie[10], les rapports diplomatiques, les compilations de chansons et de prose[11], les chroniques ou les écrits religieux et normatifs[12], discours qui ont une influence majeure sur la construction de l’identité tant de l’autre que de soi-même[13].
Ces représentations varient alors en fonction des contextes politiques et sociaux. Les peuples voisins peuvent être vus à la fois comme des ennemis à combattre ou comme des partenaires commerciaux à rencontrer. Au contraire, la rencontre avec l’autre est toujours médiée par des dynamiques historiques qui peuvent transformer les relations sociales, créer une norme ou l’interdit[14]. Les différences avec la foi des autres peuvent ainsi unir une société autour de sa propre croyance. Le contact crée dans ce cas-là une interrogation autour de sa propre identité et du rapport à l’autre[15]. Pour reprendre les mots de Dominique Iogna-Prat : « ce qui unit les hommes est en même temps ce qui les divise[16] ». Un jeu de miroirs se forme alors dans les récits. Décrire l’autre est aussi manière de se décrire.
Axe II – Les modalités du contact avec l’autre : confrontations, échanges et acculturations
Les modalités du contact avec l’autre sont multiples. Cette rencontre peut être dominée par la violence qu’elle se produise dans le cadre d’une expédition armée – croisade, raid, guerre de conquête – ou dans la répression d’un comportement qualifié d’« autre ». Au contraire, le contact peut donner lieu à une diffusion d’une culture vers une autre, voire à un échange si la relation est réciproque[17]. Parfois, façonner l'autre revient à contempler un miroir reflétant le soi, modelé à travers un processus d'appropriation culturelle[18]. Ainsi les phénomènes de conversion à la croisée entre le contact violent et l’échange font partie intégrante de cet axe. Des stratégies d’accommodation peuvent aussi survenir pour réguler les contacts avec l’autre ou pour en tirer un bénéfice[19]. Il s’agit alors également d’interroger les acteurs du contact : acteurs de la diplomatie, médiateurs, passeurs. Par ailleurs, une fois le contact vécu, il peut être mis en scène, transformé ou imaginé dans les écrits. L'entrevue de François d'Assise avec le sultan ayyûbide Al-Malik al-Kâmil en 1219 est ainsi l’objet de relectures, de commentaires, de légendes ou de récits hagiographiques par lesquels le contact est transformé en événement[20].
Axe III – Le manuscrit comme carrefour du contact avec l’autre
Le manuscrit témoigne du contact à distance entre l’auteur et le copiste, un échange qui laisse des traces matérielles et textuelles. Ce processus de transmission met à jour le texte linguistiquement et conceptuellement, et révèle une dynamique de renégociation constante. Le manuscrit peut ainsi être perçu comme un espace matériel où interagissent auteur, copiste et lecteur, chaque acteur y inscrivant sa marque[21]. Cette interaction, visible à travers texte et paratexte (notes, gloses, rubriques), reflète une interprétation diachronique et synchronique qui façonne le manuscrit. Le manuscrit déclenche également des dialogues culturels et linguistiques, où les traditions se rencontrent, s’hybrident et se transforment. Les traductions médiévales, comme celles du latin au français du XIVe siècle, montrent comment la langue cible s’adapte à la langue source, produisant des hybridations lexicales et syntaxiques[22]. Les manuscrits multilingues, franco-italiens ou d’Outremer, illustrent des interactions complexes et protéiformes[23]. De même, les genres littéraires médiévaux révèlent des influences croisées et une porosité marquée, comme en témoigne l’interaction entre la culture chrétienne et les récits chevaleresques[24], ou comme les œuvres inclassables comme Audigier ou Le Voyage de Charlemagne. L’intertextualité est alors aussi un phénomène de contact par recouvrement, superposition et prise de main.
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Les propositions sont invitées à explorer ces dynamiques de contact :
- Représentation et connaissance de l’autre
- Communication et médiation
- Phénomènes de conversion
- Formes de la confrontation armée
- Moments de négociation et de paix
- Acteurs et lieux du contact
- Diffusion d’objets culturels
- Stratigraphies linguistiques et philologiques
- Hybridité linguistique et multilinguisme
- Relations entre texte et paratexte
- Interactions entre traditions et genres littéraires ou musicaux
- Échanges culturels
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Conditions de soumission
Cet appel à communication s'adresse aux étudiants et étudiantes de master, de doctorat et aux jeunes chercheuses et chercheurs en études médiévales, quelle que soit leur discipline.
Les propositions de communication, limitée à 300 mots et à une courte bibliographie, seront accompagnées d'une mention du sujet de mémoire et/ou de thèse. Elles devront être envoyées aux organisateurs à questes.contacts@gmail.com, pour le 30 décembre 2024, en vue d'une présentation de vingt minutes durant l'une des quatre séances du séminaire, qui se tiendront les vendredi 31 janvier, 14 février, 14 mars, et 4 avril 2025, et d'une publication dans la revue de l'association (questes.revues.org). Questes organise ses séminaires à la Maison de la Recherche (28 rue Serpente, Sorbonne Université) mais les communications peuvent se faire en ligne, en distanciel.
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Le comité d’organisation
Davide Aruta, Saagar Asnani et Zoé Plaza-Leroux
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[1] Régine Le Jan, « Les relations diplomatiques pendant le premier Moyen Âge ( VIe-XIe siècle) », Les relations diplomatiques au Moyen Âge. Formes et enjeux, Paris, Éditions de la Sorbonne, 2011.
[2] L'étranger au Moyen Âge. XXXe Congrès de la Société des Historiens Médiévistes de l'Enseignement Supérieur Public (Göttingen, juin 1999), Paris, Publications de la Sorbonne, 2000.
[3] « Arriver » en ville. Les migrants en milieu urbain au Moyen Âge. dir. Cédric Quertier, Roxane Chilà, Nicolas Pluchot. Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.
[4] Medieval Cultures in Contact, dir. Richard Gyug, Fordham, Fordham University Press, 2002.
[5] Laura Minervini, « Lexical contact in the Mediterranean in the Middle Ages and Early Modern Times: French » Lexicographica, vol. 33, 2017, pp. 255-276.
[6] Susan Gal et Judith T. Irvine, « The Boundaries of Languages and Disciplines: How Ideologies Construct Difference », Social Research, vol. 62 (4), 1995, pp. 967-1001.
[7] James T. Palmer, « The Otherness of Non-Christians in the Early Middle Ages. », Studies in Church History, 51, 2015, pp. 33–52.
[8] Emmanuel Levinas De l’existence à l’existant, Paris, Fontaine, 1947
[9] En sont témoins plus récemment la conférence de Leeds 2017 sur l’altérité au Moyen-Âge [Otherness] et le congrès international de Nájera dédié aux « Migrants, refugiés et exilés dans la cité médiévale européenne » de novembre 2024. Voir aussi : Otherness in the Middle Ages, dir. Hans-Werner Goetz, Ian Wood, Turnhout, Brepols 2022 ; L’image de l’autre dans l’Europe du Nord-Ouest à travers l’histoire, dir. Jean-Pierre Jessenne, Paris, Publications de l’Institut de recherches historiques du Septentrion, 1996 ; Albrecht Classen, Meeting the foreign in the Middle Ages, New York et Londres, Routledge, 2002.
[10] Hans Belting, Florence et Bagdad. Une histoire du regard entre orient et occident, traduit de l’allemand par Naïma Ghermani et Audrey Rieber, Paris, Gallimard, 2012 ; Victor I. Stoichita, L’Image de l’Autre : Noirs, Juifs, Musulmans et « Gitans » dans l’art occidental des Temps modernes, 1453-1789, Paris, Louvre et Hazan, 2014.
[11] Elizabeth Eva Leach, Medieval Sex Lives: The Sounds of Courtly Intimacy on the Francophone Borders, Ithaca, Cornell University Press, 2023.
[12] Svetlana Luchitskaya, « Muslims in Christian Imagery of the Thirteenth Century: The Visual Code of Otherness », Al-Masaq, 12, New-York, Routledge, 2000, pp. 37-67.
[13] Luigi Andrea Berto, The 'Other', Identity, and Memory in Early Medieval Italy, Abingdon et New-York, Routledge, 2022.
[14] Jacques Derrida, Le monolinguisme de l’autre, Paris, Galilée, 1996.
[15] Tolerance and Concepts of Otherness in Medieval Philosophy, dir. Michael William Dunne, Susan Gottlöber, Turnhout, Brepols, 2022.
[16] Dominque Iogna-Prat, Ordonner et exclure : Cluny et la société chrétienne face à l’hérésie, au judaisme et à l’islam, 1000-1150, Paris, Aubier, 1998, p. 360.
[17] Stéphane Lebecq, « Échanges ou communucations culturelles dans l’Europe médiévale ? », Les Échanges culturels au Moyen Âge. XXXIIeCongrès de la SHMESP, Paris, 2002, p. 313.
[18] Eliza Zingesser, Stolen Song: How the Troubadours Became French. Ithaca, Cornell University Press, 2020.
[19] Pierre Bauduin, Le monde franc et les Vikings (VIIIe-Xe siècle), Paris, Albin Michel, 2009, pp. 31-37 ; Geneviève Bührer-Thierry, « Adopter une autre culture pour s’agréger à l’élite : acculturation et mobilité sociale aux marges du monde franc », La culture du haut Moyen Âge. Une question d’élites ?, dir. François Bougard, Geneviève Bührer-Thierry et Régine Le Jan, Turnhout, Brepols, 2009, pp. 257-276.
[20] John Tolan, Le saint chez le sultan : la rencontre de François d'Assise et de l'islam. Huit siècles d'interprétation, Paris, Seuil, 2007.
[21] Stefano Resconi, Davide Battagliola, Silvia De Santis, Innovazione linguistica e storia della tradizione : casi di studio romanzi medievali, Milano-Udine, Mimesis, 2020.
[22] Frédéric Duval « Les néologismes », dans Translations médiévales. Cinq siècles de traductions en français au Moyen Âge (XIe–XVe siècles). Étude et répertoire, dir. C. Galderisi, 3 t., Turnhout, Brepols, 2011, t. 1. De la translatio studii à l’étude de la translatio, pp. 499-534.
[23] Laura Minervini, « Le français dans l’Orient latin (XIII e-XIV e siècles). Éléments pour la caractérisation d’une scripta du Levant », Revue de Linguistique Romane, 74, 2010, pp. 119-198 ; Francesca Gambino, Andrea Beretta, Antologia del francese d’Italia. XIII-XV secolo, Bologna, Pàtron, 2023
[24] Emma Belkacemi-Molinier. « Les citations bibliques dans L'Estoire del Saint Graal ». Troisième journée des jeunes chercheurs arthuriens organisée par Federica Buttò et Lucie Blouin (9 juin 2023), SIA - Branche française, Jun 2023, Rennes, France.