Anticum & Vetus II. La centonisation comme outil pour la conceptualisation du passé : entre herméneutique et stratégie
ANTICUM ET VETUS II
La centonisation comme outil pour la conceptualisation du passé : entre herméneutique et stratégie
L. Boragno – A. Romano
Dans l’anonyme Differentiae verborum, attribuée à Marcus Cornelius Fronto, une réflexion subtile sur la distance sémantique entre anticum et vetus éclaire la nature du rapport que les Romains entretenaient avec leur passé : Anticum et vetus. Anticum est quod excessit patrum memoriam, vetus annorum multorum sentit utilitatem (Gramm. Lat. VII, 520 Keil : « Anticum désigne ce qui échappe à la mémoire des pères, tandis que vetus renvoie à ce qui conserve l’utilité des années passées »). Aucune traduction française ne saurait pleinement restituer cette distinction : anticum est ce qui, en étant ante (« devant ») d’un point de vue spatial et temporel, appartient exclusivement au passé, alors que vetus puise dans l’expérience passée, mais trouve également sa place dans le présent.
Pour valoriser cette distinction, les chercheurs de l’Antiquité romaine ont progressivement intégré des catégories et des cadres conceptuels empruntés aux travaux des sociologues et des historiens de la contemporanéité. À partir des concepts développés par J. Assmann, des études récentes ont ainsi mis en lumière les formes de préservation et les stratégies de ce past continuous (Galinsky 2014; Galinsky 2016 ; Benoist, Daguet-Gagey, Hoët-van Cauwenberghe 2016 ; Langlands 2018).
Cependant, les dynamiques spécifiques de la construction de ce passé exemplaire restent encore à préciser.
En novembre 2024, l’Université du Mans a accueilli le colloque international L’Anacyclose de l’exemplum (organisé par L. Boragno et A. Romano), dont les actes sont en cours de publication. Cet événement portait sur le processus de construction de l’exemplarité, la simplification et la réduction des faits historiques, ainsi que sur les modalités d’utilisation de l’exemplum dans l’Antiquité romaine. Ce colloque et les riches discussions qui s’y sont tenues nous ont convaincus d’en faire le point de départ d’un projet plus ambitieux, que nous espérons structurer sous forme d’un cycle intitulé Anticum et vetus, centré sur la reconstruction du passé à Rome. Outre l’analyse des discours sur les stratégies mémorielles, ce projet ambitionne d’explorer la dimension épistémologique de l’approche romaine du passé, avec ses outils conceptuels et ses modes de transmission.
Après avoir examiné la manière dont la mémoire du passé se simplifie au fil du temps, il convient d’en considérer l’une des conséquences : le phénomène de la centonisation. Dans cette mémoire abrégée, les frontières s’estompent, permettant une reconstruction du passé où divers éléments, images et tropes se mêlent au sein d’un même texte (Lefteratou 2023). Ce processus repose sur un mélange d’images et de valeurs simplifiées, où des périodes et figures historiques éloignées dans le temps se trouvent rapprochées pour servir une interprétation donnée. Ce phénomène mérite d’être étudié tant dans une perspective littéraire – par exemple, en s’appuyant sur la notion de bibliothèque collective ou imaginée de Pierre Bayard, selon laquelle le rapport à la littérature dépasse les expériences individuelles pour englober celles d’une communauté, révélant ainsi les mécanismes de récupération et de combinaison des figures et images passées – que dans une perspective plus strictement historique. Ces deux approches, rhétorique et historique, pourraient conjointement éclairer cet aspect singulier de la reconstruction mémorielle.
Par ailleurs, ce colloque entend promouvoir une analyse approfondie des mécanismes de la mémoire en mettant en lumière les spécificités de la réutilisation du passé dans le monde romain. L’histoire de l’appropriation du passé par les détenteurs du pouvoir à Rome a déjà fait l’objet de travaux substantiels (Gowing 2005 ; Roller 2018). Selon l’interprétation de Moses I. Finley dans The Use and Abuse of History (Finley 1971), la mémoire collective ne serait rien d’autre que la transmission, à une communauté, de la mémoire d’un individu unique : celui qui détient le pouvoir. Cette mémoire, explicitement politique, s’appuie sur une diversité de supports – fêtes, monuments, monnaies –, comme en témoigne l’histoire de l’Empire romain.
Néanmoins, une approche plus nuancée semble possible : chaque groupe, qu’il soit défini par des critères géographiques ou sociaux, cultivait et promouvait une vision propre du passé, souvent très spécifique. Comment ces groupes sociaux façonnaient-ils leur mémoire ? Comment dialoguaient-ils, voire s’opposaient-ils, à l’interprétation du passé proposée par les élites au pouvoir ? Une mémoire d’opposition était-elle concevable, et si oui, comment s’articulait-elle ? Parmi ces cas, ce colloque vise à examiner notamment les modalités d’appropriation des exempla romains par les chrétiens dans l’Antiquité tardive.
Ainsi, le colloque vise à explorer la possibilité de la centonisation historiographique, et à proposer une première définition de la valeur mémorielle et épistémologique du phénomène. Comme dans la centonisation littéraire, l'élément centonné doit être interprété à la fois dans son contexte d’origine et dans le nouveaux contexte où il se trouve : c’est dans cette simultanéité qu’il assume un troisième et nouveau sens.
Il en va de même pour la centonisation historiographique : lorsque deux personnages ou deux événements sont mis en relation, chacun conserve son sens dans le contexte historique et chronologique originel, tout en assumant un troisième et nouveau sens dans le cadre même de la comparaison.
Pour explorer cette possibilité, le colloque propose cinq axes de recherche, non exclusifs, énumérés ci-dessous :
La centonisation du passé et sa valeur épistémologique : mélanger, reconstruire et réinterpréter le passé, d’un point de vue historique et littéraire
Le mélange et la réinterprétation du passé à travers des parallélismes littéraires ou historiques occupent une place centrale dans la littérature de l’époque romaine. La comparaison d’un personnage ou d’un événement contemporain avec des figures ou faits du passé est une pratique courante. Cet axe vise à explorer dans quelle mesure la compréhension du passé et du présent s’articulait à travers ces parallélismes. Par exemple, si les Vie parallèles de Plutarque constituent l’exemple le plus évident de cette méthode, l’Histoire Auguste illustre également un jeu complexe d’allusions et de références. Ces dernières méritent d’être examinées non seulement sous l’angle littéraire, mais aussi pour leur portée épistémologique.
La mort des exemples : réflexions sur le déclin de la puissance allusive d’un exemple et de sa compréhension
Ce volet s’intéresse au déclin de la force allusive de certains exemples historiques et à leur progressive incompréhensibilité, d’un point de vue à la fois historique et littéraire. Il s’agit d’examiner les figures dont la mémoire s’est affaiblie au point de ne plus pouvoir illustrer des vertus ou des vices, ainsi que des événements marquants de l’histoire romaine dont la transmission a été altérée, voire effacée avec le temps. Par exemple, si la bataille d’Andrinople est encore perçue aujourd’hui comme le début de la fin de l’Empire, la bataille de Mursa (351 apr. J.-C.), qui aurait causé la perte de plus de 54 000
soldats selon les sources, fut à son époque considérée comme un tournant décisif dans l’affaiblissement de Rome, mais elle est presque tombée dans l’oubli.
Mémoire et identité : stratégies mémorielles et références au passé comme instruments de construction identitaire
La construction d’une identité collective passe souvent par un usage stratégique et instrumental du passé (Halbwachs-Ranger 1983). Si les légendes et mythes de fondation ont fait l’objet de nombreuses études, il est nécessaire de se pencher davantage sur les périodes de transformation, lorsque les identités anciennes se trouvaient en besoin de renouvellement ou de réinvention. Les usurpateurs et prétendants de l’Antiquité tardive fournissent des cas d’étude particulièrement intéressants. De même, des figures comme Bulla dit "Felix", comparé de manière audacieuse à des personnages comme le dictateur Sulla (Grunewald 2004), ou d’autres opposants au pouvoir romain, méritent d’être intégrés à cette réflexion.
Les chrétiens et le passé romain : exemples d’appropriation culturelle
Ce thème explore les multiples formes d’appropriation culturelle du passé romain par les chrétiens, particulièrement au IIIᵉ et IVᵉ siècles. La production polémique de cette période témoigne d’une réinterprétation profonde des thèmes et figures du passé romain, encore vivants mais souvent vidés de leur sens originel pour être recontextualisés dans de nouveaux cadres théoriques. Par ailleurs, cette appropriation peut aussi prendre la forme d’une intégration créative, où la culture païenne est absorbée dans l’univers chrétien. La production de centons illustre de manière spectaculaire ce phénomène, tout comme le mélange des thèmes, qui a offert aux auteurs chrétiens de nouveaux outils interprétatifs.
Les exemples romains dans le monde post-classique : survivance dans la littérature et la politique après la chute de l’Empire (Ve-IXe siècle)
La survivance des modèles romains dans la littérature et la politique de l’ère post-classique, entre Antiquité tardive et Moyen Âge, constitue un axe d’étude essentiel. Cet axe met l’accent sur les transformations, parfois la dégénérescence, des modèles classiques, mais aussi sur les difficultés liées à leur préservation et à leur transmission. Certaines interprétations, dont les racines s’étaient perdues ou étaient devenues incompréhensibles, montrent comment la réception du passé romain a été réélaborée dans un monde en mutation.
—
Modalités pratiques
Les propositions (environ 400 mots) sont à envoyer aux adresses suivantes :
lorenzo.boragno@univ-lemans.fr et antonio.romano@univ-lemans.fr
Date limite de soumission : 31 mars
Réponse rendue par les organisateurs : 15 avril
Date et lieu du colloque : 30 juin - 1 juillet, Le Mans Université, Faculté des Lettres, Langues & Sciences Humaines
La restauration des intervenant·e·s à l’heure du déjeuner ainsi que le soir du 30 juin sera prise en charge par l’organisation du colloque.
Publication
Le comité d’organisation envisage de publier les actes du colloque en 2026.
Comité d’organisation:
Lorenzo F.G. Boragno, Le Mans Université, UMR 6566 - Centre de Recherche en Archéologie, Archéosciences, Histoire
Antonio Romano, Le Mans Université, UMR 6566 - Centre de Recherche en Archéologie, Archéosciences, Histoire
Comité scientifique:
Stéphane Benoist, Professeur d’Histoire Romaine, Université de Lille, UMR 8164 – Histoire, Archéologie et litterature des mondes anciens
Estelle Bertrand, Professeure d’Histoire Romaine et Patrimoine, Le Mans Université, UMR 6566 - Centre de Recherche en Archéologie, Archéosciences, Histoire
Simon Cahanier, Maître des Conférences en langue et littératures latines, UR 4276 LAMO - Littératures Antiques et Modernes
Bibliographie
Assmann 2013: J. Assmann, Das kulturelle Gedächtnis. Schrift, Erinnerung und politische Identität in frühen Hochkulturen, 7. Auflage. Beck, München 2013.
Benoist – Daguet-Gagey - Hoët-van Cauwenberghe 2016: S. Benoist – A. Daguet - Gagey – C. Hoët-van Cauwenberghe (éds), Une mémoire en actes : espaces, figures et discours dans le monde romain, Villeneuve d’Ascq : Presses Universitaires du Septentrion.
Bayard 2007 : P. Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus?, Paris : Les Éditions du Minuit.
Finley 1971: M. I. Finley, The Use and Abuse of History, New York : Viking press.
Galinsky 2014: K. Galinsky (ed), Memoria Romana: Memory in Rome and Rome in Memory, Ann Arbor: University of Michigan Press, for American Academy in Rome.
Galinsky 2016: K. Galinsky (ed.), Memory in Ancient Rome and Early Christianity, Oxford: University Press.
Gowing 2005: A. Gowing, Empire and Memory. The Representation of the Roman Republic in Imperial Culture, Cambridge: University Press.
Grunewald 2004: R. Grunewald, Bandits in the Roman Empire Myth and Reality, London/New York: Routledge
Langlands 2018: R. Langlands, Exemplary Ethics in Ancient Rome. Cambridge: University Press.
Lefteratou 2023: A. Lefteratou, The Homeric Centos Homer and the Bible Interwoven, Oxford: University Press.
Roller 2018: M.B. Roller, Models from the Past in Roman Culture: A World of Exempla, Cambridge: University Press.