
En bref : abrégement et écriture des abrégés, Moyen-Âge- XXIe s. (revue Travaux de littérature)
En bref : abrégement et écriture des abrégés (Moyen-Âge- XXIe siècle)
Si de nombreux travaux de recherche ont été consacrés aux genres liés à l’écriture de la brièveté (nouvelles, maximes, histoires tragiques, canards, anecdotes), peu de travaux se sont attachés à la question de l’abrègement et à la forme des abrégés. Or cette question, qui se pose à l’évidence pour les siècles anciens, concerne aussi, dans des perspectives différentes, les XIXe, XXe et XXIe siècles.
La synthèse des savoirs sous forme d’abrégés est ancienne. Dès l’antiquité se fait sentir le besoin de condenser des ouvrages longs pour les rendre accessibles, comme le montre la publication de l’Epitome de gestis Romanorum de Florus, qui peut être lu comme un résumé de l’œuvre de Tite-Live. Furetière relève le verbe épitomer qui exprime l’opération consistant à « reduire un Livre en abbregé ». Le substantif abrégé (XIVe siècle) trouve bien vite des synonymes : « épitomé », « promptuaire », « compendium » ou « sommaire » (XVIe siècle), « précis » (XVIIe siècle), « notice » (XVIIIe siècle).
Un premier ensemble de textes auquel il conviendra de s’intéresser est celui des ouvrages dont le titre comporte le terme abrégé. Il s’agit d’un immense corpus qui ne se limite pas à l’histoire, mais s’étend à des disciplines d’une grande variété : on y trouve entre autres la chirurgie, la théologie, la géographie, la linguistique, l’apprentissage des langues anciennes ou vivantes, la politique, la rédaction épistolaire, la ponctuation, l’art militaire, la musique, le roman. Certains de ces ouvrages, sans que ce soit systématique, sont les hypotextes d’un hypertexte existant. C’est notamment le cas de Mézeray qui publie une Histoire de France en 1643 et un Abrégé de l’histoire de France en 1667. C’est également le cas des romans de La Calprenède : Cléopâtre, que le romancier a publié en 1646, fait l’objet d’un Abrégé de la Cléopâtre (publié sans nom d’auteur en 1667, puis repris en 1668 avec la mention « J.C » et réédité en 1769) et d’une nouvelle réécriture plus simplifiée en 1789.
Dans le cas de ces ouvrages intitulés Abrégé, l’étude du paratexte (la préface, les avertissements au lecteur, les titres et les sous-titres) fournit fréquemment des informations permettant d’établir une forme de poétique de l’abrégé. Une telle poétique a pour caractéristique de chercher à concilier plaisir de la lecture et sérieux de la matière, ou encore divertissement et exigence intellectuelle. Dans cette poétique, la question du lectorat est importante car l’abrégement se fait en fonction d’un public donné et d’exigences particulières. Les dédicaces sont à cet égard significatives et méritent d’être étudiées car elles permettent de déterminer le type de lecteur auquel s’adressent les écrits en abrégé (femmes/hommes, noblesse/bourgeoisie, enfants/adultes, lecteur savant/ lectorat moins spécialisé).
La question du lectorat rend manifeste l’importance pour l’écriture de l’abrègement de deux notions, l’accessibilité et la lisibilité. Cela vaut tout particulièrement pour les éditions visant à rendre plus aisée la lecture d’œuvres longues ou les éditions de longs romans : les versions abrégées de romans du XVIIe siècle, fréquentes au XVIIIe siècle, ont ainsi été renouvelées dans des collections de poche à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe siècle (il existe par exemple deux éditions d’extraits de L’Astrée d’Honoré d’Urfé et une édition d’extraits de Clélie de Madeleine de Scudéry). On peut également penser aux nombreux cas de versions abrégées d’œuvres classiques destinées à un public scolaire ou au grand public (romans d’Alexandre Dumas, de Victor Hugo, etc.). Les éditions destinées à la jeunesse favorisent en effet le développement des abrégés. On peut, dans le cas de ces abrégés d’œuvres classiques, se demander quels sont les choix opérés par les éditeurs afin de rendre accessibles à un public de collégiens les romans de chevalerie, ou encore Notre Dame de Paris, L’Ile au trésor ou Germinal. L’enjeu ici est d’ôter au texte sans le dénaturer, ce qui peut passer par la reprise textuelle de certains passages ou par une réécriture d’ensemble. Se posent ainsi des questions de rhétorique, de poétique et de stylistique de l’écriture de l’abrégé, qui ne vont pas sans débat autour du sens même de l’œuvre.
Les textes qui se caractérisent par leur longueur (longs romans, Mémoires, correspondances) peuvent faire l’objet de rééditions en fonction du lectorat visé et donc de l’époque. On peut ainsi choisir de fournir des versions expurgées pour des raisons d’ordre moral (ôter des passages licencieux, comme c’est le cas des Mémoires de Casanova), d’ordre politique, d’ordre poétique ou stylistique. Il pourrait être éclairant pour cette raison d’examiner les diverses éditions d’un même texte en appréciant les retranchements et les choix opérés par les éditeurs, en fonction des époques et des publics.
La constitution de versions abrégées d’ouvrages existants a des conséquences sur la forme même des ouvrages. On peut penser à la pratique de l’anthologie, des analectes, ou encore à celle du résumé (comme c’est le cas dans l’entreprise de la Bibliothèque universelle des romans et des nombreuses autres Bibliothèques contemporaines, mais également dans la pratique des arguments au théâtre). Cela touche également la question des formats et des péritextes comme autant d’outils visant à une lecture fragmentée qui sélectionne : sommaires, index, titres de manchettes permettent alors de mettre en lumière ce vers quoi on cherche à guider le lecteur.
La question de l’accessibilité et de la visibilité des textes touche tout particulièrement le théâtre : les longues tragédies et tragi-comédies du XVIIe siècle ont ainsi connu des réécritures à même de les rendre accessibles à des représentations scéniques. C’est le cas de Tyr et Sidon de Jean de Schelandre (tragédie publiée en 1608 et remaniée par l’auteur en tragi-comédie en 1628), mais aussi au XXe siècle du Soulier de Satin de Claudel, le texte de cette dernière pièce ayant été simplifié dans la majorité des mises en scène.
Le champ de l’abrégé offre un large champ d’étude qui permet de croiser les disciplines et d’interroger le rapport au savoir sur la longue durée, depuis les traités et récits du Moyen-Âge jusqu’à la période contemporaine – où se multiplient des voies censées rendre toujours plus accessible la connaissance – en passant par les entreprises de la première modernité (« Trésors » de la Renaissance, recueils d’ana à l’âge classique ou d’anecdotes dramatiques au XVIIIe siècle).
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Les propositions d’articles, en vue d’un numéro de la revue Travaux de littérature, sont à envoyer d’ici le 30 mai 2025 aux responsables du numéro. Les articles définitifs devront ensuite être envoyés d’ici le 30 avril 2026.
Camille Esmein-Sarrazin (POLEN, Université d’Orléans) camille.esmein-sarrazin@univ-orleans.fr
Christian Zonza (LAMO, Université de Nantes) christian.zonza@univ-nantes.fr