
Prendre le politique au mot. Appropriations, réécritures et détournements stratégiques (Sciences Po Paris)
Prendre le politique au mot. Appropriations, réécritures et détournements stratégiques
A Sciences Po (3, 4 et 5 décembre 2025)
Ces deux dernières années, plusieurs publications témoignent d’un regain d’intérêt pour l’exploration des liens entre littérature et politique (Lucbert 2023 ; Huppe 2023 ; Alferi et al. 2024 ; Andras et Harchi 2024, Coste 2024). Si celles-ci réinterrogent, dans une perspective théorique et critique, la politisation de la littérature au-delà du prisme traditionnel de l’engagement, nous voulons nous concentrer, dans le cadre de notre colloque, sur les mises en œuvre proprement textuelles de la littérarisation du politique. L’objectif sera de réfléchir aux manières dont la littérature d’expression française se saisit de la théorie politique en mobilisant, détournant et réinventant ses éléments constitutifs : le lexique, les formes génériques et les subjectivations politiques. Quelles transformations la littérature contemporaine opère- t-elle sur le politique ? Qu’advient-il au politique lorsqu’il se trouve déplacé, parodié ou pastiché par la littérature? En retour, de quelles manières la littérature est-elle transformée par le politique?
Ce colloque se veut donc être une contribution au dialogue interdisciplinaire de long court entre littérature française et théorie politique durant le dernier quart de siècle littéraire (2000-2025). Dans un contexte d’accélération des crises politiques multiples, mais aussi d’extension du domaine de la littérature (Gefen 2021), d’immixtion entre texte littéraire et sciences sociales (Bridet 2011, Viart 2024) et de brouillage croissant de la frontière entre fiction et non-fiction (Zenetti 2014, Lavocat 2016, Demanze 2019, Roussigné 2023), comment la littérature prend-elle le politique au mot ?
Axe 1 : Les mots du politique
Le premier axe sera consacré à la façon dont la littérature travaille le lexique politique. Nous chercherons d’abord à comprendre sous quelles modalités la littérature se saisit des mots du politique pour les détourner et les resignifier (parodie, dérivations sémantiques, créations lexicales, néologie et étymologisation, etc.). Nous voulons aussi interroger les conséquences de la circulation du lexique politique vers le texte littéraire. La reprise du lexique politique par la littérature implique-t-elle nécessairement une politisation du texte littéraire ? Cette reprise ne peut-elle pas au contraire donner lieu à une mise à distance du politique par un travail de déconstruction syntaxique et lexical ? Nous retiendrons dans cet axe les propositions qui se concentreront sur un mot ou un champ lexical bien délimité.
Les contributions de ce premier axe pourront porter, entre autres, sur les thématiques suivantes:
- Dérivations sémantiques et détournements lexicaux : jeux morphologiques autour du mot « politique » sur les modèles anciens de « quasi-politique » et « antipolitique » (1984) de Valéry, de « dépolitique » de Barthes (2010), ou, plus récemment, de « politiqueue » de Dustan (2021) ; mise en dérision des formes institutionnelles (néologie des institutions politiques dans la littérature de l’imaginaire, onomastique des personnages politiques dans la fiction, etc.), réinvention du vocabulaire politique à des fins critiques, comme dans Les Furtifs (2019) d’Alain Damasio par exemple.
- Modalités de reprise stratégique du politique par le littéraire : circulation politico-littéraire d’un terme comme le mot « consentement » dans les textes littéraires de #MeToo chez Vanessa Springora (2020), Camille Kouchner (2021) et Neige Sinno (2023); détournement lexical et recours stratégique à l’étymologie : songeons au contre-lexique politique de Pascal Quignard dans Les Désarçonnés (2021) ; déplacement et circulation de référents politiques de la gauche vers la droite et inversement.
Axe 2 : Réécritures (du) politique(s)
Le deuxième axe se concentrera sur les stratégies de détournement de formes politico-juridiques par le biais de la réécriture. Il s’agira de réfléchir à la façon dont les écrivains s’emparent de modèles génériques préalablement établis, tels que le traité politique, le programme électoral, la constitution juridique, la plaidoirie, le manifeste ou encore le pamphlet. Dans quelle mesure ces réécritures, par le jeu sur les conventions génériques, subvertissent-elles l’autorité dont ces formes sont traditionnellement investies ? Par la parodie, le pastiche, la citation, la transposition, le plagiat, que font les écrivains au politique ? En infléchissent-ils l’imaginaire ? ou en déplacent-ils la charge idéologique ? Qu’il s’agisse de tourner en dérision le propos politique pour en miner l’assise véridictionnelle, ou de politiser autrement des formes textuelles instituées, la réécriture invite à penser le rapport entre langage et politique à nouveaux frais.
Les contributions de ce deuxième axe pourront porter, entre autres, sur les thématiques suivantes:
- Recompositions discursives et détournement de formes politico-juridiques existantes : réécritures politiques de fables ; parodie de programmes électoraux, à l’instar de Guillaume Dustan dans Génie divin (2021) ; geste ironique de détournement de rapport politique, à l’instar de Nathalie Quintane dans Que faire des classes moyennes ? (2016) ; élaboration d’une « Déclaration des poètes » sur le modèle d’une constitution juridique au nom du « Droit poétique » par Patrick Chamoiseau (2017) ; travestissement de slogan politique ou de chant révolutionnaire ; subversion et politisation de formes non traditionnellement politiques, tel que le renversement de l’intertexte biblique ; immixtion entre texte littéraire et plaidoyer ou réquisitoire, dans le cadre de la multiplication récente de récits de procès (Barraband et Demanze 2023).
- Réécriture et réappropriation de récits fondateurs du politique : déconstruction du mythe de la horde primitive par Pascal Quignard dans Rhétorique spéculative (1995) ; fictions alternatives du contrat social et récit utopique de fondation de la communauté ; dystopies ou pseudo-utopies à caractère féministe, à l’instar de Wendy Delorme dans Viendra le temps du feu (2021) ou de Phoebe Hadjimarkos Clarke dans Tabor (2021) ; révisions féministes de mythes (Berthier et al. 2023) ; réécriture de référents religieux (Bonord 2012).
Axe 3: De mauvais sujets politiques ?
Dans ce dernier axe, nous réfléchirons aux frictions entre identité politique et personnages littéraires ainsi qu’aux controverses qui en découlent. Si la construction d’une identité politique nécessite une forme d’essentialisation catégorielle, le personnage littéraire est souvent pensé, à l’inverse, comme singulier et mouvant – quoiqu’à portée universelle. Les personnages littéraires sapent-ils la représentation unifiée d’une identité politique ? A contrario, reproduisent-ils l’essentialisation catégorielle propre à la subjectivation politique ? Que se passe-t-il lorsqu’un personnage échappe au texte littéraire pour être instrumentalisé à des fins militantes ?
Les contributions s’inscrivant dans ce troisième axe pourront porter, entre autres, sur les thématiques suivantes :
- Transformations du sujet politique en personnage ou en voix narrative: approches écopoétiques visant à donner voix à la nature et aux animaux à l’instar de Camille de Toledo dans Le Fleuve qui voulait écrire (2021), de Vinciane Desprets dans Autobiographie d’un poulpe [2021] ou encore de Wendy Delorme dans Le Chant de la rivière (2024) ; resignification de la figure poétique de l’enfant victime de trauma comme sujet politique comme chez Noémie Lefebvre dans L’Enfance politique (2015) ; mobilisation de la figure de la sorcière chez Chloé Delaume dans Le Cœur synthétique (2020) et Phallers (2024).
- Perspectives critiques sur les figures poétiques dérivées de sujets politiques: réification littéraire de la figure du « transfuge de classe » (Abiven et Véron 2024) qui entre dans le débat public par les récits de mobilités sociales ascendantes d’Annie Ernaux, Edouard Louis, ou encore Didier Eribon ; prolifération de textes queers contemporains, qui interrogent la façon dont la figuration littéraire permet la mise en échec (Halberstam 2011) de l’intégration homonormative des vies queers dans la lisibilité étatique à l’instar de la trilogie autofictionnelle de Constance Debré (2018, 2020, 2022) ou de Je vis dans une maison qui n’existe pas de Lauren Marx (2024).
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Modalités de soumission
Le colloque accueillera des communications concernant la littérature d’expression française du XXIe siècle sans restriction d’aire géographique ni de genre littéraire.
Les propositions (titre, 300 mots), assorties d’une brève biobibliographie, sont à envoyer avant le 30 juin 2025 à l’adresse mail suivante: prendrelepolitiqueaumot@gmail.com
Une sélection de communications pourra faire l’objet d’une publication ultérieure.
Les repas seront pris en charge pour tous les participant·e·s.
Comité d’organisation
Justine Brisson (Sciences Po, CERI)
Ombline Damy (Sciences Po, CHSP)
Gabrielle Jourde (Sciences Po, CEVIPOF)
Arnaud Miranda (Sciences Po, CEVIPOF)
Comité scientifique
Frédérique Leichter-Flack (Sciences Po, CHSP)
Astrid von Busekist (Sciences Po, CERI)
Tiphaine Samoyault (EHESS)
Marie-Jeanne Zenetti (Lyon 2)
Gisèle Sapiro (EHESS)
Frédérique Matonti (Paris 1 Panthéon-Sorbonne)
Emmanuel Bouju (Sorbonne Nouvelle)
Françoise Lavocat (Sorbonne Nouvelle)
Prix du meilleur poster scientifique – Appel à participation pour les jeunes chercheur·e·s (masterant·e·s et doctorant·e·s)
Dans le cadre du colloque Prendre le politique au mot, une compétition de posters est ouverte aux étudiant·e·s en master et aux doctorant·e·s dont les travaux de recherche en littérature font écho aux thématiques abordées. Nous invitons les jeunes chercheur·e·s à concevoir un poster scientifique créatif, présentant leur projet de recherche. Cette initiative vise à encourager des formes de médiation visuelle et pédagogique de la recherche, tout en offrant un espace de visibilité aux travaux des jeunes chercheur·euse·s.
Les posters devront constituer des documents autonomes, capables d’être compris sans explication supplémentaire, et présenter de manière claire les idées centrales du projet. Les participant·e·s peuvent concevoir leur poster à l’aide de logiciels tels que Microsoft Word ou PowerPoint. Nous recommandons vivement l’utilisation d’un logiciel de design en ligne gratuit comme Canva, qui propose des modèles de posters. Tous les posters doivent être soumis au format PDF et seront imprimés - s’ils sont sélectionnés - par les organisateur·rice·s du colloque au format A2. Les propositions doivent être envoyées avant le 30 septembre 2025 à l’adresse mail suivante: prendrelepolitiqueaumot@gmail.com.
Les posters sélectionnés seront imprimés, exposés durant toute la durée du colloque, et un prix sera décerné aux trois meilleures contributions par les membres du comité scientifique.
Références mentionnées
Abiven Karine et Véron Laélia, Trahir et venger. Paradoxes des récits de transfuges de classe, Paris, La Découverte, 2024.
Alferi Pierre, Kaplan Leslie, Quintane Nathalie, Viel Tanguy, Volodine Antoine et Yousfi Louisa, Contre la littérature politique, Paris, La Fabrique, 2023.
Andras Joseph, Harchi Kaoutar, Littérature et Révolution, Paris, Divergences, 2024.
Berthier Manon, Dejoie Caroline, Hertiman Marys Renné, Leïchlé Mathilde, Levy Anna, Martigny, Cassandre, Meyer Suzel, Plantec Villeneuve Maud, Brouillon pour une encyclopédie féministe des mythes, Donnemarie-Dontilly, Éditions iXe, 2023.
Bonord Aude, Les « Hagiographes de la main gauche ». Variations de la vie des saints au XXe siècle, Paris, Classiques Garnier, 2011.
Bridet Guillaume, « Ce que les sciences humaines font aux études littéraires (et ce que la littérature fait aux sciences humaines) », dans Fabula-LhT, n° 8, « Le Partage des disciplines », dir. Nathalie Kremer, 2011. DOI : https://doi.org/10.58282/lht.228
Chamoiseau Patrick, Frères migrants, Paris, Seuil, 2017.
Coste Florent, L’ordinaire de la littérature. Que peut (encore) la théorie littéraire ?, Paris, La Fabrique, 2024
Damasio Alain, Les Furtifs, La Volte, 2019.
Debré Constance, Playboy, Paris, Flammarion, 2018.
Debré Constance, Love Me Tender, Paris, Flammarion, 2020.
Debré Constance, Nom, Paris, Flammarion, 2022.
Delaume Chloé, Le Cœur synthétique, Paris, Seuil, 2020.
Delaume Chloé, Phallers, Paris, Points, 2024.
Delorme Wendy, Viendra le temps du feu, Paris, Cambourakis, 2021.
Delorme Wendy, Le Chant de la rivière, Paris, Cambourakis, 2024.
Demanze Laurent, Un nouvel âge de l’enquête. Portraits de l’écrivain contemporain en enquêteur, Paris, Corti, 2019.
Desprets Vinciane, Autobiographie d’un poulpe, Paris, Actes Sud, 2021. Dustan Guillaume, Œuvres II, Paris, POL, 2021.
Gefen Alexandre (dir.), Territoires de la non-fiction. Cartographie d’un genre émergent, Rodopi/Brill, 2020.
Hadjimarkos Clarke Phoebe, Tabor, Paris, Le Sabot, 2021.
Halberstam Jack, The Queer Art of Failure, Durham, Duke University Press, 2011.
Huppe Justine, La Littérature embarquée, Paris, Éditions Amsterdam, 2023.
Kouchner Camille, La Familia grande, Paris, Seuil, 2021.
Lavocat Françoise, Fait et fiction. Pour une frontière, Paris, Seuil, 2016.
Lefebvre Noémie, L’Enfance politique, Paris, Verticales, 2015.
Lucbert Sandra, Défaire voir. Littérature et politique, Paris, Amsterdam, 2023.
Marx Laurène, Je vis dans une maison qui n’existe pas, Blast, 2024
Roussigné Mathilde, Terrain et littérature, nouvelles approches, Saint-Denis, Presses Universitaires de Vincennes, 2023.
Quignard Pascal, Rhétorique spéculative, Paris, Calmann-Lévy, 1995. Quignard Pascal, Les Désarçonnés, Paris, Grasset, 2012.
Quintane Nathalie, Que faire des classes moyennes ? Paris, POL, 2016. Sinno Neige, Triste tigre, Paris, POL, 2023.
Zenetti Marie-Jeanne, Factographies. L’enregistrement littéraire à l’époque contemporaine, Paris, Classiques Garnier, 2014.
Viart Dominique, « Littérature – Sciences sociales : nouveaux échanges » dans Fabula / Les colloques, « Ecritures ex-situ : le collectif, le dehors et l’ailleurs. Une décennie de littérature en France (2010-2021). Déplacements de la critique et de la narration », dir. Aurélie Adler, 2024. DOI: https://doi.org/10.58282/colloques.11931.