
Si le cercle a été largement étudié pour ses implications symboliques et les valeurs que diverses cultures ou époques ont pu lui prêter (voir les travaux d’Alain Delaunay, Gilbert Durand ou Gaston Bachelard par exemple), son rôle fécond dans les dynamiques scripturales et la réception des textes peut donner lieu à de nouvelles approches critiques. Perfection, idéal, enfermement, rôles dans des parcours initiatiques : autant d’approches que certains écrivains se sont appropriées pour penser une circularité de l’œuvre littéraire. Qu’il s’agisse de narratologie ou d’herméneutique, le cercle interroge donc les définitions usuelles de la littérature, des structures ou des temps narratifs.
Cet appel vise à rassembler des contributions qui interrogent le cercle dans une perspective comparatiste, à la fois comme motif, forme, procédé rhétorique et structure narrative dans les œuvres littéraires.
Au sein des conceptions de la littérature et de la narrativité, la forme circulaire ne va pas toujours de soi. Le plus souvent, les narrations sont envisagées comme des dynamiques majoritairement linéaires – on pense ici à Paul Ricoeur ou Raphaël Baroni. Et pourtant, si Platon fait du cercle la forme idéale dans le Timée, « ayant partout les extrémités également distantes du centre » (Timée 33b), c’est ce même idéal que Georges Poulet, au XXe siècle, applique au texte littéraire en présentant le cercle comme un concept structurant du réel et de l’écriture : « Pas de forme plus “achevée” que le cercle. Pas de forme plus durable non plus ». Il s’inscrit dans une théorisation du cercle qu’il applique à l’art et décrit sa forme comme « la plus constante de celles grâce auxquelles nous arrivons à nous figurer le lieu mental ou réel où nous sommes, et à y situer ce qui nous entoure ou ce dont nous nous entourons. Sa simplicité, sa perfection, son application continûment universelle en font de toutes une de ces formes privilégiées qui se retrouvent au fond de toutes les croyances et qui servent de principe, de structure, à tous les esprits. » (Poulet, Les Métamorphoses du cercle, Plon, 1961, p. I)
À cet égard, nous constatons que de nombreux textes épousent des formes circulaires : que dire, par exemple, d’un certain nombre de tragédies classiques ou du fragment romantique ? Les absolus littéraires se lisent en miroir dans les thématiques et les structures mêmes des textes. Les circularités peuvent ainsi s’offrir comme modèles macrostructurels ou microstructurels. Dans le premier cas, elles façonnent l’organisation des récits – dans le Décaméron de Boccace ou bien dans L’Heptaméron de Marguerite de Navarre par exemple, chaque histoire revient systématiquement au point d’origine, instaurant une structure circulaire qui suspend l’avancée linéaire du récit principal. Le cercle permet également d’interroger la structure d’un récit ou la constitution d’un recueil de poèmes – pensons par exemple au Kokin Waka Shû, l’une des plus anciennes anthologies de poésie japonaise, où les poèmes sont organisés d’après le cycle des saisons. Le cercle se perçoit également à un niveau microstructurel dans l’organisation interne d’un texte organisé autour de répétitions structurantes. Dans le roman Kim Ji-young, née en 1982 de Cho Namjoo, la récurrence générationnelle des inégalités de genre dans la société coréenne renforce le sentiment d’enfermement des personnages féminins dans un rôle oppressant. Une dynamique semblable est à l’œuvre dans le film Jeanne Dielman de Chantal Akerman (1975), où la répétition des gestes du quotidien traduit l’aliénation progressive du personnage principal.
La circularité peut aussi émerger dans un contexte particulier qui invite à des formes de retour. À titre d’exemple, à l’issue des conflits mondiaux au XXe siècle, de nombreux textes adoptent une structure circulaire ou bien s’appuient sur des motifs répétés : le cercle se fait image et structure d’une écriture traversée par des enjeux mémoriels. Le ressassement, en particulier, inscrit le retour sur un événement traumatique dans la forme circulaire de récits qui ne cessent de revenir sur eux-mêmes, sur le souvenir - ce que l’on retrouve par exemple chez Jorge Semprun. Le cercle constitue une forme marquante de l’écriture du trauma : dans L’Écriture du désastre, Maurice Blanchot écrivait que « le cercle, déroulé sur une droite rigoureusement prolongée, reforme un cercle éternellement privé de centre » (Gallimard, 1980, p. 8). Cette image d’un cercle « éternellement privé de centre » s’inscrit dans une réflexion qui porte sur le vide, la perte de repères, l’incertitude et la recherche du sens dans un monde qui empêche l’aboutissement. L’écriture, devenue processus inachevé, traduit par sa forme circulaire l’impossibilité de finir. En cela, Joanna Kotowska-Miziniak s’attache par exemple à démontrer que le cercle est une clé de lecture essentielle dans l’œuvre de Claude Simon, tandis que Dominique Viart le rattache à une esthétique du ressassement et de la mélancolie.
Le cercle enfin joue un rôle clé dans l’expérience de réception ou d’étude des œuvres. Pensons ici à la question de l’horizon d’attente chez Jauss ou bien à la circularité herméneutique développée par Schleiermacher – reprise notamment par Françoise Lavocat (2012) afin de penser la spécificité du geste comparatiste. Il s’agira ici de se demander comment ces différentes approches peuvent répondre à une idée de circularité du texte dans la dynamique même de lecture.
Pistes possibles et non exhaustives :
- le cercle en tant que symbole ou archétype dans la littérature (perfection, infini, idéal de retour aux origines, etc.)
- perspectives interdisciplinaires (littérature et religions ; musique ; philosophie ; mythologie)
- présences et motifs du cercle (ex : la roue de Fortune dans les littératures occidentales ou persanes)
- structures circulaires du récit
- littérature et temporalités circulaires
- cercle et intermédialité (ex : narrativité de la rosace ; Elden Ring)
- réception(-création) : cercles littéraires et cercles de lecture
- cycles littéraires et logiques de retour
- comparatisme et circularité
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Indications importantes aux auteurs.rices :
- TRANS- est une revue de littérature comparée : la perspective comparatiste est décisive dans le processus de sélection. Le Comité évalue les propositions selon leur pertinence par rapport à l’appel, l’originalité de leur corpus, leur approche comparatiste ou leur qualité de réflexion théorique sur le thème proposé.
- La revue TRANS- accepte les articles rédigés en français, anglais, espagnol et italien.
- Les articles ayant fait l’objet d’une publication antérieure (article, ouvrage, chapitre d’ouvrage), y compris dans une autre langue, ne seront pas retenus.
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Modalités :
Les propositions d’articles (3000 signes), accompagnées d’une brève bibliographie doivent être envoyées avant le 15 juin 2025 au plus tard, en fichier .DOC ou .RTF à l’adresse lgcrevue@gmail.com. En fichier séparé, l’auteur ou l’autrice enverra une courte bio-bibliographie. Les articles retenus devront être envoyés pour le 1er octobre 2025.
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Bibliographie indicative :
Bachelard, Gaston, « La phénoménologie du rond », La Poétique de l’espace, Paris, Presses universitaires de France, 1957.
Baroni, Raphaël, La Tension narrative, Paris, Seuil, 2007.
Belloi Livio, Delville Michel, Levaux Christophe et Pirenne Christophe (dir.), Boucle et répétition. Musique, littérature, arts visuels, Liège, Presses universitaires de Liège, coll. « Clinamen », 2015.
Benoit, éric, Braud, Michel, Moussaron, Jean-Pierre, Poulin Isabelle et Rabaté Dominique (dir.), Écritures du ressassement, Modernités 15, Pessac, Presses universitaires de Bordeaux, 2001.
Blanchot, Maurice, Le Livre à venir, Paris, Gallimard, 1959.
Blanchot, Maurice, L’Entretien infini, Paris, Gallimard, 1969.
Braud, Michel (dir.) Poétiques de la durée, Modernités 30, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010.
Deleuze, Gilles, Différence et répétition, Paris, Presses universitaires de France, coll. « Épiméthée », 1968.
Deleuze, Gilles et Guattari, Félix, « De la ritournelle », Capitalisme et schizophrénie, t. 2 : Mille plateaux, Paris, Minuit, coll. « Critique », 1980.
Genette, Gérard, « La Littérature et l’espace », Figures II, Paris, Seuil, 1969.
Hamel, Jean-François, Revenances de l’histoire : répétition, narrativité, modernité, Paris, Minuit, coll. « Paradoxe », 2006.
Kierkegaard, Søren, La Répétition [Gjentagelsen, 1843], trad. du danois Jacques Privat, Paris, Payot & Rivages, 2003.
Lavocat, Françoise, « Le Comparatisme comme herméneutique de la défamiliarisation », Vox Poetica, en ligne, 2012. URL : https://vox-poetica.com/t/articles/lavocat2012.html
Munsch, Suzanne, « Une poétique de la durée pour une poétique de l’espace à travers les romans de Céline », in Michel Braud (dir.) Poétiques de la durée, Modernités 30, Pessac, Presses Universitaires de Bordeaux, 2010.
Papadopoulos, Athanase, « Mathématiques, musique et cosmologie : à partir du Timée de Platon », in Pierre Michel, Moreno Andreatta, José Luis Besada, Les Jeux subtils de la poétique, des nombres et de la phsilosophie, Paris, Hermann, 2021, p. 169-200.
Popelard Marie-Dominique (dir.), La Reprise en actes, Rennes, Presses universitaires de Rennes, coll. « Æsthetica », 2017.
Poulet, Georges, Les Métamorphoses du cercle, Paris, Librairie Pion, 1961.
Poulet, Georges, « Le symbole du cercle infini dans la littérature et la philosophie », Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 64, n° 3, 1959, p. 257-275. Également en ligne : http://www.jstor.org/stable/40900467.
Ricœur, Paul, Temps et Récit, 3 vol. Paris, Seuil, 1983-1985.