Acta fabula
ISSN 2115-8037

2025
Février 2025 (volume 26, numéro 2)
titre article
Ornella Tajani

De L’Onta à La Vergogna : le parcours de La Honte d’Annie Ernaux en italien

From L’Onta to La Vergogna: Annie Ernaux’s La Honte in Italian
Annie Ernaux, La vergogna, traduit par Lorenzo Flabbi, Rome : L’Orma, 2018, 128 p., EAN 9788899793593.Annie Ernaux, L’onta, traduit par Orietta Orel, Milano : Rizzoli, 1999, 128 p., EAN 9788817680226.

1L’autobiographie linguistique n’est pas seulement l’affaire des écrivains et écrivaines translingues : dans ses récits, Annie Ernaux elle aussi réserve une attention toute particulière à la réflexion sur la langue, et ce dès son premier texte auto-socio-biographique, La Place (1983). Elle y explique qu’au sein de sa famille, tout ce qui touchait au langage était « motif de rancœur et de chicanes douloureuses, bien plus que l’argent1 ». En effet, dans l’ensemble de son œuvre, on peut identifier un apprentissage qui s’étend à travers plusieurs textes, dont La Honte (1997) qui relate l’agression du père contre la mère de la narratrice, tout en proposant ce qui ressemble à un petit traité de la vie de province.

2Dans La Honte, la question du retour à la langue du milieu d’origine ainsi que celle de l’écart sociolinguistique avec sa vie passée occupent une place centrale. Ernaux trace un parcours de la langue qu’elle parlait à l’époque avant de la rejeter, jusqu’à celle qu’elle a acquise grâce aux études. L’autrice sonde également d’autres variétés linguistiques : le patois, le normand, le lexique familial, en particulier la langue de sa mère, de son père, des gens qui habitent Y. (Yvetot), ce « lieu d’origine sans nom » qui lui donne toujours la sensation de se faire engloutir2.

3D’un point de vue littéraire, explorer ce « discours » (méta)-linguistique constitue un moyen original d’aborder l’œuvre auto-socio-biographique ernausienne3 — rappelons d’ailleurs que La Honte est l’un des textes représentatifs de cette pratique d’écriture, selon l’autrice elle-même4 —, mais la démarche présente également grand intérêt pour la réflexion traductologique.

4L’histoire éditoriale d’Ernaux en Italie est particulière : publiées jusqu’en 2014 par différents éditeurs, ses œuvres paraissent aujourd’hui sous les couleurs de la maison d’édition L’Orma, fondée par Marco Federici Solari et Lorenzo Flabbi, lequel en est également le traducteur5. Or, il existe deux versions de La Honte en italien : L’Onta, traduit par Orietta Orel chez Rizzoli en 1999 ; et La Vergogna, traduit par Flabbi en 2018. Je me propose d’analyser ces deux traductions en prenant en compte les remarques et notes linguistiques proposées par l’autrice tout au long de la narration, afin de comprendre quelles ont pu être les raisons d’une retraduction. En effet, les différentes instances à l’œuvre dans une traduction finissent toujours par porter leur attention sur certains aspects plutôt que sur d’autres, par choisir des points dominants, laissant ainsi leur empreinte sur le texte. Cette comparaison pourra donc aussi montrer la manière dont une nouvelle traduction transforme une œuvre de départ.

*

5Selon Antoine Berman, une première traduction est toujours cibliste ou inadéquate : cette conception, qui s’inscrit dans une réflexion sur la retraduction6, a été réfutée par la plupart de la communauté scientifique. Car comme Yves Gambier le souligne,

[C]ertains des concepts de Berman, par exemple « grande traduction », « pulsion de traduire », « kairos », restent trop vagues pour emporter une complète adhésion. En tout cas, l’obsolescence d’une traduction ne peut se réduire au seul « vieillissement » de sa langue. D’autres causes interviennent. Surtout, un des présupposés de l’hypothèse apparaît comme une de ses faiblesses majeures : elle présuppose en effet que l’histoire est une progression chronologique linéaire, synonyme de progrès. Les productions passées seraient tâtonnements, hésitations, parfois même aveuglements vers toujours une meilleure performance7.

6Cette vision d’une histoire progressiste est évidemment fallacieuse, car une ancienne traduction peut encore aujourd’hui être d’excellente qualité, alors qu’une retraduction peut s’avérer moins réussie. En revanche, le projet bermanien pour une critique « productive » des traductions littéraires demeure à mon sens l’une des approches les plus convaincantes de l’analyse traductive : c’est cette approche sur laquelle je m’appuierai, sans tant chercher à évaluer laquelle des deux traductions est la meilleure, mais en essayant plutôt de réfléchir aux stratégies linguistiques ernausiennes à travers ses versions italiennes. L’étude traductologique peut en effet éclairer certains aspects stylistiques du texte de départ. Je précise par ailleurs que, bien qu’en ayant pris en considération des « totalités entières, non des extraits isolés8 », comme Antoine Berman l’indique dans son dernier ouvrage, je ne proposerai que des fragments représentatifs du travail critique et traductologique effectué.

7Dans les toutes premières pages de La Honte, qui s’ouvrent sur la description de l’épisode de violence familiale, apparaît une phrase en normand qui semble « dicter » le reste de la narration. Choquée par la scène à laquelle elle vient d’assister, la protagoniste s’adresse au père en s’exclamant : « tu vas me faire gagner malheur ». Dans une note en bas de page, Ernaux explique qu’« en normand, gagner malheur signifie devenir fou et malheureux pour toujours à la suite d’un effroi »9. La variation diatopique est ainsi immédiatement introduite, la phrase en normand ayant pour but d’évoquer le contexte géographique et socio-culturel où l’agression se déroule.

8Traduire une variation diatopique est toujours un problème majeur, le souci de cohérence interdisant souvent l’emploi d’une variété régionale dans la langue d’arrivée : on pourra par exemple difficilement traduire un terme normand par un mot sicilien. Dans ce cas précis, les deux traducteur et traductrice traitent le problème de deux manières différentes : alors qu’Orel choisit une expression déjà existante, car « portare disgrazia10 » veut dire « être source de disgrâce » ou bien « porter malheur »11, Flabbi crée une tournure inédite en italien, « prendere sciagura » (p. 11). Cette solution lui permet de recréer un écart par rapport à la norme linguistique similaire à celui provoqué par la lecture du texte français. La recherche d’une solution acceptable est ici facilitée par la présence d’une note en bas de page voulue par l’autrice elle-même : cet élément paratextuel, séparé visuellement de la narration principale et similaire à un commentaire, permet aisément au public italien de comprendre qu’on est en train de lire la transcription d’une expression dialectale française. D’autres cas s’avèrent cependant plus complexes.

9Prenons un extrait du deuxième chapitre de La Honte, le plus riche en termes de réflexion métalinguistique12 :

Descendre du centre-ville au quartier du Clos-des-Parts, puis de la Corderie, c’est encore glisser d’un espace où l’on parle bien français à celui où l’on parle mal, c’est-à-dire dans un français mélangé à du patois dans des proportions variables selon l’âge, le métier, le désir de s’élever. Presque pur chez les vieilles personnes, comme ma grand-mère, le patois se limite à des expressions et à l’intonation de voix chez les filles employées de bureau. Tout le monde s’accorde à trouver laid et vieux le patois, même ceux qui l’emploient beaucoup, et qui se justifient ainsi, « on sait bien ce qu’il faut dire mais ça va plus vite comme ça ». Parler bien suppose un effort, chercher un autre mot à la place de celui qui vient spontanément, emprunter une voix plus légère, précautionneuse, comme si l’on manipulait des objets délicats. La plupart des adultes ne considèrent pas comme nécessaire de « parler français », seulement bon pour les jeunes. Mon père dit souvent « j’avions » ou « j’étions », lorsque je le reprends, il prononce « nous avions » avec affectation, en détachant les syllabes, ajoutant sur son ton habituel, « si tu veux », signifiant par cette concession le peu d’importance qu’a le beau parler pour lui.

En 52, j’écris en « bon français » mais je dis sans doute « d’où que tu reviens » et « je me débarbouille » pour « je me lave » comme mes parents, puisque nous vivons dans le même usage du monde. Celui que définissent les gestes pour s’asseoir, rire, se saisir des objets, les mots qui prescrivent ce qu’il faut faire de son corps et de ses choses.13

Scendere dal centro città fino al quartiere di Clos-des-Parts, e poi alla Corderie, significa ancora passare da una zona in cui si parla francese in modo corretto a un’altra in cui invece lo si parla male, cioè ci si esprime in una lingua mescolata al dialetto in proporzioni che variano a seconda dell’età, del mestiere, del desiderio di elevarsi. Quasi puro negli anziani, come mia nonna, l’uso del dialetto si limita ad alcune espressioni e all’intonazione della voce nelle ragazze che lavorano come impiegate negli uffici. Tutti concordano nel considerare il dialetto come qualcosa di antiquato e di brutto, persino coloro che lo adoperano molto, e che si giustificano dicendo « sappiamo bene come si dovrebbe parlare, ma si fa molto prima a dire così ». Parlare correttamente presuppone uno sforzo : dover cercare un’altra parola al posto di quella che viene spontaneamente, assumere un tono di voce più leggero, guardingo, come se si stessero maneggiando degli oggetti delicati. La maggior parte degli adulti non ritengono necessario « parlare in lingua » : è una cosa che va bene solo per i giovani. Mio padre dice spesso « me avevo » o « me ero » e, quando lo riprendo, pronuncia « io avevo » con tono affettato, spiccando bene le sillabe, aggiungendo con il suo tono abituale « se vuoi », intendendo con questa concessione la scarsa importanza che ha per lui il fatto di parlare bene.

Nel ’52 scrivo in « francese corretto », ma probabilmente, quando parlo, dico « da dove che vieni » e « mi pulisco » invece di « mi lavo » come i miei genitori, dal momento che viviamo nello stesso ambiente. Quello definito dai gesti fatti per sedersi, dal modo di ridere, di afferrare gli oggetti, di usare le parole che prescrivono ciò che bisogna fare del proprio corpo e delle cose.14

Scendere dal centro città fino al quartiere del Clos-des-Parts e poi alla Corderie significa anche passare da uno spazio dove si parla bene francese a un altro in cui lo si parla male, ossia mescolandolo al patois in una proporzione variabile a seconda dell’età, del mestiere, dell’ambizione. Puro nella parlata degli anziani, come mia nonna, presso le giovani impiegate d’ufficio il patois emerge soltanto nella cadenza e in certe espressioni particolari. Tutti concordano nel reputarlo volgare e antiquato, persino coloro che ne fanno largo uso, e che si giustificano dicendo « come si dice lo so ma così facciamo prima ». Parlar bene implica uno sforzo, cercare un’altra parola al posto di quella venuta subito in mente, non urlare, usare un tono più prudente, come se si stesse maneggiando un oggetto delicato. La maggior parte degli adulti non considera necessario “parlare francese”, semmai buono solo per i giovani. Mio padre dice spesso “ho stato” o “ho andato”, e quando lo riprendo scandisce il “sono” con ostentazione, marcando le sillabe, per poi aggiungere con il suo tono abituale “se preferisci”, a dimostrare con quella concessione la scarsa importanza che attribuisce al parlare “come si deve”.

Nel ’52 scrivo in “buon francese”, ma probabilmente dico “di dov’è che vieni”, “mi sciacquo” per “mi lavo”, come i miei genitori, perché abbiamo lo stesso mondo di riferimento. Un mondo definito dai gesti per sedersi, ridere, afferrare gli oggetti, dalle parole che prescrivono ciò che bisogna fare del proprio corpo e delle cose (p. 48-49).

10Dans son essai Ulysse Gramophone, Jacques Derrida expliquait que l’une des choses les plus difficiles à traduire est la « remarque [sur] la langue » :

L’acte qui, dans une langue, remarque la langue même, et qui ainsi l’affirme deux fois, une fois en la parlant, une fois en disant qu’elle est ainsi parlée, ouvre l’espace d’une remarque qui à la fois, du même coup double, défie et appelle la traduction.15

11Dans l’extrait figurant dans le tableau, il semble que les deux traducteur.ice.s se retrouvent face à un défi semblable à celui décrit par Derrida : l’autrice emploie plusieurs expressions normandes, tout en précisant que la plupart des adultes n’estiment pas nécessaire de « parler français ». Il se peut que la première traductrice ait perçu un certain gouffre déconstructionniste dans cette formule, car, au lieu de la traduire littéralement comme Flabbi le fait, elle choisit la tournure « parlare in lingua », employée en italien pour définir l’emploi de la langue standard en opposition avec le recours aux dialectes. Bien que l’expression adoptée renvoie généralement à la langue italienne, ce choix s’avère néanmoins intéressant dans ce contexte, et évoque la conclusion derridienne du paragraphe susmentionné, selon laquelle « ce qui reste intraduisible est au fond la seule chose à traduire, la seule chose traductible ».

12En ce qui concerne la traduction des tournures de phrase normandes citées par l’autrice, Orel et Flabbi travaillent tous deux au niveau de la déformation grammaticale (« me avevo/me ero » et « ho stato/ho andato » pour « j’avions/j’étions »), syntaxique (« da dove che vieni » et « di dov’è che vieni » pour « d’où que tu reviens ») ou bien sur l’étrangeté lexicale (« mi pulisco » et « mi sciacquo » pour « je me débarbouille »).

13Dans ce récit, l’abondance de phrases et tournures reportées en italique ou entre guillemets vise à recréer « l’usage du monde » où la narratrice a vécu avec ses parents ainsi qu’à reproduire le climat de l’époque16 :

Les conversations classaient les faits et gestes des gens, leur conduite, dans les catégories du bien et du mal, du permis, même conseillé, ou de l’inadmissible. Une réprobation absolue frappait les divorcés, les communistes, les concubins, les filles mères, les femmes qui boivent, qui avortent, qui ont été tondues à la Libération, qui ne tiennent pas leur maison, etc. Une plus modérée, les filles enceintes avant leur mariage et les hommes qui s’amusent au café (mais s’amuser restait le privilège des enfants et des jeunes gens), la conduite masculine en général. On louait le courage au travail, capable sinon de racheter une conduite du moins de la rendre tolérable, il boit mais il n’est pas feignant. La santé était une qualité, elle n’a pas de santé, une accusation autant qu’une marque de compassion. La maladie, de toute façon, confusément entachée de faute, comme un manque de vigilance de l’individu face au destin. D’une façon générale, on accordait difficilement aux autres le droit d’être pleinement et légitimement malades, toujours soupçonnés de s’écouter.

Dans les récits, l’atrocité surgissait de façon naturelle, voire nécessaire, comme pour mettre en garde contre un malheur dont il était pourtant douteux de pouvoir se prémunir, maladie ou accident. Fixant par un détail une image dont il serait impossible de se débarrasser. « Elle s’est assise sur deux vipères », « il a un os qui pourrit dans la tête ». Presque toujours insistant sur l’horreur survenant au lieu du plaisir escompté, des enfants jouaient tranquillement avec un objet brillant, c’était un obus, etc.

S’émouvoir facilement, être impressionnable, provoquait des réactions de surprise et de curiosité. Il valait mieux annoncer, ça ne m’a rien fait.17

Le conversazioni classificavano le azioni e i gesti delle persone, è il loro modo di comportarsi, nelle due categorie del bene e del male virgola di ciò che era lecito, o addirittura consigliato, e di quel che era invece inammissibile. Un atteggiamento di disapprovazione assoluta colpiva i divorziati, i comunisti, i concubini, le ragazze madri, le donne che bevevano, che abortivano virgola che erano state rasate al momento della Liberazione virgola che tenevano male la casa, ecc. Un rimprovero più moderato si rivolgeva alle ragazze che rimanevano incinte prima del matrimonio e agli uomini che andavano a divertirsi al bar (poiché divertirsi restava prerogativa dei bambini e dei giovani), e nei confronti della condotta maschile in generale. Si lodava il coraggio sul lavoro virgola che, pur non essendo sufficiente a riscattare una cattiva condotta, perlomeno la rendeva tollerabile : beve ma non è uno sfaticato. La salute era una qualità — lei non ha salute — accusa quanto segno di compassione. La malattia, a ogni modo, si macchiava confusamente di colpa, quasi fosse una mancanza di vigilanza dell’individuo di fronte al destino. In generale, difficilmente si accordava agli altri il diritto di essere pienamente e legittimamente ammalati, si veniva sempre sospettati di prestare troppa attenzione a se stessi.

Nei racconti, i particolari atroci comparivano in maniera naturale, persino necessaria, come per mettere in guardia contro una sventura da cui rimaneva tuttavia alquanto dubbio il fatto di riuscire a premunirsi, si trattasse di una malattia o di un incidente. Fissando definitivamente un’immagine con un dettaglio da cui sarebbe stato impossibile sbarazzarsi. « Si è seduta su due vipere », « ha un osso che gli marcisce in testa ». Quasi sempre insistendo sull’orrore che stava per sopraggiungere invece che sul piacere : se dei bambini giocavano come se niente fosse con un oggetto brillante, era una granata, ecc.

Commuoversi facilmente, essere impressionabile, provocava reazioni di sorpresa e di curiosità. Era meglio premettere : non mi ha fatto nessuna impressione.18

Le vicende e i gesti degli altri, la loro condotta, venivano classificati durante le conversazioni nelle categorie del bene e del male, di ciò che era consentito, persino raccomandato, oppure inammissibile. Una disapprovazione senza appello era riservata ai divorziati, ai comunisti, ai conviventi, alle ragazze madri, alle donne che bevevano, che abortivano, che erano state rasate a zero durante la Liberazione, che non sapevano badare alla casa eccetera. Un biasimo più moderato era destinato alle ragazze incinte prima del matrimonio e agli uomini che si divertivano al bar (ma divertirsi restava un privilegio dei bambini e dei giovani), alle abitudini maschili in generale. Si lodava l’impegno sul lavoro, sufficiente, se non a riscattare altre cattive abitudini, quanto meno a renderle tollerabili, beve ma non è un fannullone. La salute era considerata una virtù, è cagionevole era in egual misura un’accusa e una manifestazione di pietà. La malattia, ad ogni modo, veniva ricollegata a una qualche forma di colpa, come una mancanza di cautela dell’individuo di fronte al destino. Nel complesso, il diritto di essere davvero e legittimamente malati veniva concesso con difficoltà, gli altri erano sempre sospettati di fare tante storie per niente.

Nelle narrazioni, l’efferatezza compariva in maniera naturale, perfino necessaria, come per mettere in guardia contro una disgrazia dalla quale tuttavia era improbabile riuscire a premunirsi, malattia o incidente che fosse. Il dettaglio atroce serviva a fissare un’immagine di cui sarebbe stato impossibile liberarsi. “Si è seduta proprio sopra due vipere”, “ha un osso che gli marcisce dentro la testa”. Quasi sempre insistendo sull’orrore verificatosi al posto del piacere che ci si attendeva, dei bambini giocavano belli tranquilli con un oggetto brillante, era una granata eccetera. Commuoversi facilmente, essere impressionabili, suscitava sorpresa e curiosità. Meglio dichiarare, non mi ha fatto né caldo né freddo » (pp. 57-58).

14Dans cet extrait, l’autrice propose des fragments de phrases en italique qui devaient retentir dans le café-épicerie de ses parents et dans les lieux qu’elle avait l’habitude de fréquenter. J’ai souligné des exemples de choix qui semblent contradictoires chez les deux traducteur et traductrice : pour le mot feignant, forme populaire de fainéant d’après le TLFi, la solution d’Orietta Orel me paraît plus adéquate, le terme « sfaticato » appartenant à un lexique plus familier par rapport à « fannullone ». Il en va de même pour « lei non ha salute » (en français : « elle n’a pas de santé »), une tournure inusuelle qui garde néanmoins une touche de simplicité et de platitude ainsi qu’un caractère péremptoire, de sorte qu’on l’imaginerait bien dans la bouche de l’un des clients du café d’Yvetot ; au contraire, le terme « cagionevole » choisi par Flabbi semble un peu plus recherché. Ce dernier, cependant, choisit une meilleure solution pour la phrase finale « ça ne m’a rien fait » : l’expression « non mi ha fatto né caldo né freddo », bien qu’imagée, reproduit le même registre que dans le texte français.

15Ce travail linguistique chez l’autrice a pour but, d’une part, de l’aider à « atteindre le réel » à travers des données souvent fournies par le langage parlé, spontané19 ; d’autre part, une telle attention lui permet de représenter une sorte de « grammaire des comportements »20 qui se figent dans l’emploi que l’on fait des mots. À ce propos, lisons un dernier extrait :

Il n’y avait presque pas de mots pour exprimer les sentiments. Je me suis trouvé dupe pour la désillusion, j’étais mauvaise pour le mécontentement. Ça m’a fait deuil se disait du regret de laisser du gâteau dans l’assiette et de la tristesse de perdre un fiancé. Et gagner malheur.21

Quasi non esistevano parole per esprimere i sentimenti. Mi hanno fregato si diceva dopo una delusione, ero di cattivo umore dopo una contrarietà. Mi fa proprio male al cuore si dichiarava rammaricandosi di lasciare un po’ di dolce nel piatto o per la tristezza di perdere un fidanzato. E portare disgrazia.22

Non esistevano quasi parole per esprimere i sentimenti. Mi hanno preso per il naso per la delusione, essere giù per il malcontento, la frustrazione, la tristezza. Che stretta al cuore si diceva tanto per il rimpianto di non aver finito una torta quanto per il dolore di essere stata lasciata dal fidanzato. E prendere sciagura (p. 64).

16Il y a dans ces quelques lignes un constat sur le peu de place qu’avait l’expression émotionnelle dans le milieu où la protagoniste a grandi. Le nivellement de la souffrance amoureuse sur le plan alimentaire/économique parvient très bien à reproduire l’effet de réel souhaité par l’autrice : c’est un effet mieux évoqué par la solution adoptée par Flabbi, qui choisit une phrase nominale et garde la concision typique du style ernausien, que par celle proposée par Orel ; dans sa traduction, cette dernière travaille un peu moins au niveau de la condensation syntaxique, sans pour autant être globalement moins adhérente que Flabbi à la lettre du texte.

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17« Ce qui m’importe, c’est de retrouver les mots avec lesquels je me pensais et pensais le monde autour. Dire ce qu’étaient pour moi le normal et l’inadmissible, l’impensable même »23 : ce but d’Annie Ernaux, bien que central dans La Honte, concerne plusieurs de ses textes, la langue étant l’un des principaux vecteurs identitaires d’un être humain. Tout auteur ou autrice aux prises avec le récit d’une trajectoire sociale se retrouve donc face au parcours linguistique qu’il ou elle a accompli ; c’est également le cas de Didier Eribon, qui, dans son dernier ouvrage, a consacré un chapitre à son « autobiographie linguistique », où il explique par exemple que

l’habitus clivé signifie aussi que, une fois que l’on a changé de classe, on porte en soi deux registres linguistiques, deux ethos corporels, et que, jusqu’à un certain point, on peut passer de l’un à l’autre, sans être aussi à l’aise dans l’un que dans l’autre, puisque l’habitus acquis l’a depuis longtemps emporté sur l’habitus originel et que, plus le temps passe, plus ce dernier tend à s’estomper, à s’effacer24.

18Le retentissement récent qu’ont eu l’autosociobiographie et le récit de transfuge de classe suffisaient à justifier une retraduction de La Honte : en 2018, le deuxième traducteur a pu revenir vers ce texte avec une attention renouvelée à l’égard de l’aspect sociologique de l’œuvre ernausienne, dont l’analyse des données linguistiques est une composante essentielle selon l’autrice elle-même. En outre, la stratégie éditoriale de Flabbi, qui a le double rôle de traducteur et éditeur, l’a sans doute poussé à proposer toutes les œuvres d’Ernaux dans une nouvelle traduction signée par lui-même, tout en permettant de « donner une voix unique »25 à l’autrice, comme l’avance Martine Van Geertruijden.

19Les approches traductives des deux versions italiennes de La Honte, distinctes sans être radicalement différentes, sont finalement bien représentées à travers le titre choisi. L’Onta, dont le choix a peut-être été dicté par un souhait de plus forte adhérence à la lettre du texte, est souvent considéré comme un calque éclatant, car il s’agit d’un terme désuet en italien, l’équivalent contemporain de honte étant justement vergogna ; pourtant, cette patine ancienne reproduit à mon sens un effet plutôt emphatique et renvoie à l’idée d’une tache de déshonneur qui investit tout le milieu familial de la narratrice, ce qui ne me paraît pas inapproprié pour ce récit. Cependant, le terme vergogna se situe plus clairement dans le panorama littéraire, médiatique et conceptuel actuel, offrant un renvoi direct aux discours sur la honte sociale qui commencent lentement à se répandre en Italie aussi. Il s’agit donc sans doute du choix le plus adéquat à la retraduction de La Honte aujourd’hui.

20S’il est vrai que, selon Adorno, le titre est « le microcosme de l’œuvre »26, les deux solutions adoptées pour les traductions italiennes aident non seulement à éclairer deux parcours menant au cœur de l’univers ernausien, mais elles montrent aussi que les différentes traductions et retraductions ouvrent toujours de nouvelles perspectives d’approche, de compréhension et d’exploration d’un texte de départ.